Non, elles n’ont pas rencontré leurs agresseurs sexuels sur Internet

Le 29 mars 2010

Nouvelle passagère canadienne de la soucoupe, Emmanuelle Erny-Newton revient sur l'image erronée du web comme lieu de prédation sexuelle des pédophiles. Suite à un article allant dans ce sens, elle a mené son enquête.

En tant que pédagogue œuvrant pour l’éducation aux médias, je ne peux que me réjouir du fait que l’Ontario ait décidé d’inclure à son cursus scolaire des leçons sur la sécurité sur Internet.

Le court article du Globe and Mail rapportant ce changement m’a cependant laissée confuse ; en effet, l’article ajoutait « Ce changement est annoncé le jour même où la police de l’Ontario vient d’interpeller trente-cinq personnes pour possession de pornographie infantile » (c’est moi qui traduit).
Ah ? Le message subliminal de l’article est en substance : ceci (danger de pédopornographie) explique cela (leçons de sécurité sur Internet). Le coup de filet de l’Ontario aurait-il donc montré que les jeunes victimes ont rencontré leurs bourreaux en ligne ? me dis-je in petto…

Pour en avoir le cÅ“ur net, je remonte jusqu’au communiqué de presse diffusé par les services de police. Là, plutôt qu’une réponse directe à ma question, j’y trouve la citation suivante de l’inspecteur Scott Naylor, chef de la Section de l’exploitation sexuelle des enfants de la Police provinciale de l’Ontario : « Les parents et les tuteurs doivent s’informer eux-mêmes sur la technologie que leurs enfants utilisent afin de les protéger comme il convient. Malheureusement, la plupart des parents et des tuteurs sont loin de comprendre la technologie du Web aussi bien que leurs enfants. »
Si suite à l’arrestation de prédateurs sexuels, l’inspecteur Scott Naylor prend la peine d’exhorter les parents à « protéger les enfants en ligne », cela semble indiquer que les jeunes victimes ont bien été trouvées sur Internet.

Ce qui me gêne, cependant, c’est que ma conclusion n’est qu’une inférence. Afin d’aller au fond des choses, je décide d’appeler le sergent Pierre Chamberland, Coordonnateur des relations avec les médias, dont les coordonnées se trouvent sur le communiqué de presse.

Moi : « Pouvez-vous me dire si les victimes dont vous parlez avaient rencontré leurs agresseurs sur Internet ? »

Lui : « Non, elles n’ont pas rencontré leurs agresseurs sur Internet. »

Moi : « Mais alors, pourquoi la citation de l’inspecteur Scott met-elle l’emphase sur la sécurité des enfants en ligne ? »

Lui : « Parce que c’est souvent en ligne que les victimes d’abus sexuels rencontrent leurs prédateurs. »

Heu… non. Les recherches sur le sujet montrent de façon consistante que les prédateurs sexuels prennent généralement leurs victimes dans leur cercle familial ou relationnel. C’est à l’évidence bien plus simple pour eux.

Une grande partie du discours sécuritaire sur Internet est de la désinformation

Dans son rapport Techno-Panic & 21st Century Education: Make Sure Internet Safety Messaging Does Not Undermine Education for the Future, Nancy Willard, du Center for Safe and Responsible Internet Use, note qu’une grande partie du discours sécuritaire sur Internet est de la désinformation : on y présente le Web comme un lieu où les jeunes sont à haut risque de prédation sexuelle, alors que la recherche et les statistiques d’arrestations témoignent du contraire. Au Canada, les statistiques combinées de 2006 et 2007 révèlent que le nombre d’individus déclarés coupables de leurre d’enfants sur Internet s’est élevé à… 89, et ce sur tout le territoire canadien. Voilà qui met certainement en perspective la panique morale à propos du Web comme premier pourvoyeur de prédation sexuelle.

Mais alors pourquoi forces de l’ordre et les journalistes dans la foulée continuent-ils à entretenir l’idée qu’Internet est un haut lieu de prédation sexuelle ?

Pour les journalistes, tout du moins, il semble qu’il y ait souvent confusion entre le Net comme lieu de diffusion de pédo-pornographie et lieu de prédation sexuelle. Voyez par exemple l’article du Devoir Cyberpédophilie – Les plus jeunes sont les plus maltraités . L’article traite de la diffusion de pédo-pornographie sur la Toile, mais l’image et le sous-titre qui accompagnent l’article (« Le Canada reste un des refuges préférés des prédateurs de la Toile ») créent la confusion en illustrant le thème de la prédation sur Internet.

Quant à la vision erronée du web comme lieu de prédation, chez les forces de l’ordre, Nancy Willard l’explique ainsi : « D’une certaine façon, ceci est compréhensible. Chercher à appréhender ce problème complexe rappelle la parabole des sages aveugles essayant de décrire un éléphant. La police, malheureusement, a la responsabilité de se tenir au niveau de « l’arrière-train ». Il n’est donc pas surprenant que leur perception de l’éléphant ait été influencée par les excréments qu’ils voient régulièrement. Cependant, l’analyse même de leurs propres données montre qu’ils ne décrivent pas correctement l’excrément.»

Les prédateurs en ligne mentent rarement sur leur âge

Voyons donc ce que disent les données, afin de « décrire correctement l’excrément », pour reprendre Willard.
Dans les cas débouchant sur des poursuites, les individus accusés de leurre d’enfants sur Internet étaient le plus souvent des hommes de 18 à 34 ans. Les données montrent également que les prédateurs sexuels mentent rarement sur leur âge ou leurs motifs, lorsqu’ils prennent contact avec un jeune en ligne. Leur tactique n’est pas la tromperie mais la séduction : ils manifestent beaucoup d’attention, d’affection et de gentillesse envers les jeunes, les amenant à croire qu’ils sont réellement amoureux. La plupart des jeunes qui acceptent alors une rencontre en personne le font en sachant qu’ils vont s’engager dans une relation sexuelle – relation sexuelle qui sera d’ailleurs répétée dans 73% des cas. Très peu de cas (5%) sont de nature violente, selon le Crimes Against Children Research Center.

Or ce portrait est très éloigné du portrait typique du « cyber-prédateur », tel que les parents se le représentent au vu de ce que disséminent la police et les journalistes dans leur foulée ; lorsque, durant mes présentations, je pose la question « Quel est à votre avis le profil d’un prédateur sexuel sur Internet ? », je n’ai jamais encore obtenu d’autre réponse qu’une description en règle du « pervers pépère » tel que Gotlib le croquait dans les années 80. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les gouvernements mêmes propagent cette image erronée : voyez par exemple cette campagne (dite) d’intérêt public diffusée dans de nombreux pays (le « pervers pépère » apparaît à la toute fin).

La représentation inexacte des « cyber-prédateurs » n’est pas anodine : elle débouche hélas sur une réponse éducative inadaptée. Finkelhor insiste sur le fait que pour outiller les jeunes contre les prédateurs en ligne, il ne s’agit pas de les inciter à se méfier de tout le monde sur le Net, mais bien plutôt à débusquer ceux qui jouent sur la « naïveté émotionnelle » des adolescents pour les entraîner dans une relation prétendument « amoureuse ». De fait, la recherche montre que les jeunes les plus à risque sont ceux qui ont des problèmes émotionnels tels que de mauvaises relations avec leurs parents, ou des difficultés à trouver ou accepter leur identité sexuelle.

Dresser un portrait erroné des « prédateurs en ligne » n’est vraiment pas un cadeau que l’on fait à nos jeunes ; il leur fait courir un risque réel, celui de ne pas repérer le danger lorsque (et si) il se présente –et même de se méprendre sur le danger lui-même : mettre en garde nos enfants contre des quinquagénaires obsédés cachant leurs intentions et leur âge pour mieux violenter leurs victimes récalcitrantes, laissera la part belle aux prédateurs réels : ceux qui parlent ouvertement de sexualité à des adolescents en train de découvrir la leur ; des individus qui suscitent et cultivent les sentiments de leurs victimes ; des hommes jeunes qui n’auront en rien, de par les standards médiatiques, la gueule de l’emploi.

Pour de plus amples informations sur le sujet, je vous invite à consulter la section Risques et préjudices sexuels de notre site Web Averti.

Billet initialement publié sur le site  du Réseau Education-Médias sous le titre “La gueule de l’emploi : Internet, risques sexuels et représentation médiatique”

Photo CC Flickr sankax

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