L’iPad sauvera-t-il les éditeurs du péril web ?

Le 12 juin 2010

L'iPad, planche de salut pour les secteurs de la presse et de l'édition? La tablette et ses multiples boutiques peuvent en effet engendrer un flux de revenus supplémentaire. Mais le temps d'un modèle économique stable, rassurant et fermé semble révolu.

Quelques mois après les Etats-Unis, la France a vu arriver il y a quelques jours en même temps que d’autres pays d’Europe et d’Asie la dernière invention d’Apple : l’iPad. De quoi s’agit-il ? [1] D’une tablette multi-usages grand format qui ressemble beaucoup à l’iPhone par bien des aspects, la taille en plus et les fonctions de téléphonie en moins. Comme l’iPhone donc, ce nouveau support bénéficie d’un écran tactile rétro-éclairé et en couleur. Contrairement aux « liseuses » ou tablettes de lecture classiques, l’iPad ne fonctionne donc pas sur la base de papier électronique. Il est équipé d’une connexion wifi dans sa version de base, et wifi et 3G pour un prix plus élevé. Du côté fonctionnalités, il permet de surfer sur le web grâce à son navigateur Safari, de relever son courrier électronique et de regarder des vidéos.

Ce ne sont pourtant pas ces fonctionnalités qui sont à la source de la plupart des commentaires, discussions, et finalement émotions autour du nouvel objet. C’est plutôt sa capacité à être étroitement relié à des boutiques de vente en ligne d’application (AppStore), de livres (iBookstore) et de contenus multimédias (iTunes). Les secteurs de la presse et de l’édition de livres en particulier ont rapidement identifié l’outil comme une véritable planche de salut [2], comme le moyen par lequel ils allaient pouvoir sortir de la morosité économique qui les caractérise de plus en plus.

Plus profondément, c’est la possibilité pour ces acteurs de perpétuer un modèle économique traditionnel dans le nouvel environnement numérique qui est le catalyseur de toutes les attentions que suscite l’iPad. La presse s’est jeté sur ce nouveau support avec la conviction du désespoir [3]. Car jeté plus que tout autre dans le tourbillon de la révolution du web grand public depuis plus de quinze ans, ce secteur a dû expérimenter à peu près tous les modèles économiques possibles : du payant au gratuit, puis du gratuit au payant, avec des barrières mobiles classiques ou inversées, expérimentant le « freemium », la diversification des revenus et surtout le laminoir des revenus publicitaires à rendements décroissants, la presse en arrive aujourd’hui à la conclusion un peu désespérante qu’elle n’arrive pas au bout du compte à tirer des profits suffisants du nouveau monde numérique. De ce point de vue, l’accueil fait par la presse française à ce qui n’est finalement qu’un objet électronique est tout à fait étonnant : on ne compte plus les articles dithyrambiques, les dossiers spéciaux, les éditoriaux exaltés.

Les éditeurs de livres restent manifestement plus méfiants : seuls Hachette, Albin Michel et Eyrolles ont pour l’instant franchi le pas et accepté de mettre à disposition une partie de leur catalogue sur l’iBookstore [4]. Les autres devraient suivre à plus ou moins longue échéance, mais des manifestations d’opposition ont déjà été exprimées. Le plus remarquable, celle d’Antoine Gallimard, conduit sa maison a proposer plutôt une application branchée sur sa plateforme de distribution numérique, Eden livres, par l’intermédiaire de laquelle, les ouvrages seront vendus.

Trois éléments expliquent une telle prise de position :

- il s’agit d’abord de la maîtrise du prix de vente du livre. Apple ne laisse pas les éditeurs fixer librement les prix dans son Bookstore mais exerce des contraintes qui ne sont pas difficiles à admettre pour un secteur qui a toujours eu l’habitude contraire, surtout grâce à la loi sur le prix unique du livre.
- le deuxième élément est le stockage du fichier numérique sur les serveurs d’Apple qui en assure du coup toute la gestion. Cette option a toujours été refusée jusqu’à présent par les éditeurs français aux plateformes de distribution numériques qu’ils ne maîtrisent pas [5].
- Enfin, Antoine Gallimard évoque explicitement le risque de « monopole » d’Apple sur le secteur du livre [6]. Monopole : le terme est un peu fort car il existe en réalité des alternatives. Il faut plutôt voir dans cet argument le risque que représente une concentration verticale entre la plateforme de distribution et le fabricant de la machine elle-même susceptible de créer un effet de verrouillage inquiétant pour les éditeurs.

Malgré les résistances et les inquiétudes, l’arrivée de l’iPad semble pourtant être un élément déclencheur pour un secteur qui semble désormais bien engagé dans de grandes manoeuvres. Récemment, les trois grandes plateformes françaises de distribution de livres numériques ont conclu un accord d’interopérabilité permettant aux libraires d’accéder selon les même méthodes et simultanément à leurs catalogues [7]. Comme souvent, c’est bien l’apparition d’une menace extérieure qui fait avancer les acteurs.

Les espoirs que l’iPad suscitent, que ce soit pour la presse, l’édition de livre ou du côté des consommateurs ne sont pas partagés par tous. Certains en appellent à un retour à un minimum de lucidité, notamment quant aux perspectives économiques que ce nouveau support est susceptible d’ouvrir. Hubert Guillaud dans La Feuille, fait un rapide calcul portant sur les liseuses (tous types confondus) en général :

Estimons que demain, en France, il y ait 600 000 liseuses en circulation. Aujourd’hui, le papier touche potentiellement 60 000 000 de Français. Combien pourraient faire un succès commercial qui se vend à 100 000 exemplaires (c’est devenu un beau chiffre) sur un public potentiel de 60 millions quand le public potentiel n’est plus que de 600 000 lecteurs équipés ? Un livre numérique se vendant à 1 000 exemplaires (rapport au parc de machine) serait donc l’équivalent d’un best-seller dans le monde physique ! Voilà qui permet de remettre les pendules à l’heure [8]

Certains chiffres annoncent la vente de plus d’un million d’iPad aux Etats-Unis, ce qui est un beau succès, mais reste marginal rapporté à une population globale de 300 millions d’habitants. Le talent marketing d’Apple et de son dirigeant Steve Jobs sont certains, mais le prix de vente de la tablette restera sans doute trop élevé pour lui permettre de jamais devenir un objet de consommation universel.

Par ailleurs, les premières études d’usages sur l’iPad risque de faire l’effet d’une douche froide sur les éditeurs qui en attendent beaucoup pour leur trésorerie. Une étude publiée récemment montre en effet que pour l’instant, la plupart des acquéreurs d’iPad utilisent davantage leur tablette pour consulter leur courrier électronique ou surfer sur le web [9].

Ce point précis des usages de la tablette est fondamental et demande à être observé avec précision. Car l’iPad est identifié par les éditeurs de contenus comme une machine de guerre contre le web, ce web qui en a ruiné certains ou que d’autres ont toujours voulu éviter en raison des incertitudes économiques qu’il représente. La tribune publiée par Cory Doctorow contre l’iPad [10] et finalement tout le système Apple est caractéristique de cette opposition. Ayant pour sa part su tirer tout le parti de la logique ouverte et créatrice du web, cet auteur et éditeur de contenus dénonce très naturellement la logique verrouillée et privative que met progressivement en place la firme de Cupertino.

Le succès annoncé de l’iPad ne doit enfin pas faire oublier l’existence d’une concurrence nombreuse et diversifiée [11]. Outre les habituelles « liseuses » à base de papier électronique – Sony Reader, Cybook, Kindle, on recense de nombreuses tablettes Internet à écran LCD tactiles comme l’iPad. La firme française Archos vient par exemple de mettre sur le marché une machine fonctionnant sous Linux Android, nettement moins coûteuse, dotée d’un écran un peu plus petit, mais beaucoup plus performante, tandis que d’autres constructeurs fourbissent leurs armes.

Pour les éditeurs de contenus, l’iPad est attendu comme le messie parce qu’il est identifié comme le moyen leur permettant de perpétuer un modèle économique qu’ils maîtrisent [12]. L’espoir de retrouver un marché unifié constitué par un public rassemblé autour d’un seul canal de commercialisation éprouvé semble illusoire. Une vision un peu plus large de la situation fait plutôt état d’une diversification des supports, d’une multiplication des modes de commercialisation et d’une fragmentation des publics.

L’avenir des producteurs de contenus résidera donc plutôt dans leur capacité à être présents dans tous les lieux de circulation d’information, sur tous les supports, iPad compris ; mais pas seulement.

> Article initialement publié sur Homo Numéricus

> Les notes renvoient à l’article original

> Illustrations CC FlickR par thms.nl,

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