Hacker la pédagogie

Le 18 juin 2010

Les médias sociaux font l'objet de fréquents blocages dans les établissements scolaires. Pourtant, en eux-mêmes, ils ne sont ni bons ni mauvais, juste des outils "bidouillables" pour transmettre et former au mieux.

Dans de nombreux établissements, des sites Internet sont bloqués. Quand il s’agit de YouPorn, on peut comprendre. En revanche, quand il s’agit de sites qui peuvent être utilisés dans un but pédagogique, on comprend moins.

Depuis 2004, l’Éducation nationale enjoint aux établissement de “protéger les élèves mineurs des dangers de l’internet”. La circulaire de février 2004 donne un cadre général : “Les déploiements d’accès généralisés à l’internet dans les établissements et écoles ne peuvent s’effectuer qu’en prenant en compte les besoins des enseignants et des équipes éducatives de disposer d’outils leur permettant de sélectionner ou de contrôler l’information mise à disposition des élèves.” La liste noire de l’Académie de Toulouse sert de référence, en attendant une liste noire nationale de référence, sensée être disponible à l’adresse http://www.educnet.education.fr/aiedu/listenoire.htm. (le lien renvoie sur la liste des textes et préconisations en matière de prévention).

Les académies et les établissement jouissant d’une grande autonomie sur ce sujet, chacune arrange ces bases à sa convenance. “On voit de tout, résume un membre de l’Éducation nationale : des académies qui appliquent une politique autoritaire, au gré des remontées et des demandes du terrain, à tous les établissements ; des académies qui délèguent l’administration du filtrage aux chefs d’établissement sur des machines dédiées ; il est en général très difficile de changer les réglages par défaut ; des établissements qui laissent les pédagogues s’occuper de ça et, là, ça dépend de la bonne volonté et de la paranoïa du prof en question. Il n’est pas possible de tirer une règle générale, cependant

Facebook est filtré très majoritairement (ça plait aux jeunes qui « jouent » et ne travaillent pas – sic), Twitter aussi le plus souvent car il est tombé dans un groupe de sites indésirables ; Youtube, Dailymotion, WatTV et la plupart des plateformes vidéos sont filtrées. Pour ce qui concerne les plateformes de blogs, c’est très variable mais Skyrock (Skyblog) est massivement bloqué.

Récemment, c’est dans un établissement de l’Yonne qu’il y a eu un nouveau cas. Cette fois-ci, c’est Facebook qui en a fait les frais, temporairement. Pierre Travers, enseignant là-bas, revient sur l’épisode :

“Une collègue a été insultée par un élève sur un compte FB, une décision a rapidement été prise d’en bloquer l’accès depuis le collège. Cette demande a été faite par le référent Technologie de l’Information et de la Communication pour l’Éducation (TICE) à la demande d’autres professeurs et acceptée par la direction. Suite à ce blocage, j’ai soulevé le problème devant ma direction qui a volontiers accepté mes arguments en comprenant bien qu’une politique de l’autruche n’est pas souhaitable. Nous formons des citoyens (et pas seulement de futurs employés d’une entreprise comme j’ai parfois pu le lire ou l’entendre) et nous devons aller au devant de ces problèmes, y apporter des solutions éducatives.”

Les obstacles éventuels sont autant techniques que culturels, comme le détaille le professeur :

“La très grande majorité des profs voit dans les TICE une plus-value pédagogique. Néanmoins cette plus-value a un prix :

-financier : l’équipement et son entretien coûtent très cher en temps et en argent.

-préparer une séance utilisant les TICE, c’est parfois se mettre en difficulté à cause de machines défectueuses, de plugins non installés sur un navigateur alors amputé de certaines fonctionnalités.

-c’est aussi un temps de préparation plus long et une autre manière d’enseigner, en laissant plus de temps aux élèves, en leur donnant plus d’autonomie, un droit à l’erreur plus large.

L’enseignement traditionnel est celui que nous avons connu étant enfants : il a un côté rassurant pour les adultes : c’est du “VRAI” travail. Il y a une vision à changer, chez les parents d’abord mais même chez certains profs.”

La méconnaissance de ces nouveaux (au passage, l’excuse de la nouveauté commence sérieusement à s’essouffler, les années passant…) outils explique aussi les réticences. Le rôle de certains médias dans cette défiance n’est pas négligeable. Le vrai danger, ce ne sont pas les apéros Facebook mais les reportages (?) à la Jean-Pierre Pernaut qui stigmatisent ces sites. Si en plus vous glissez là dedans un enseignant, vous obtenez là une recette diabolique.

Pourtant, les chiffres sont là : les jeunes aiment Internet, plus que la télévision maintenant, et plus particulièrement les médias sociaux. Une étude récente menée dans le cadre de Fréquence Ecoles, montre que près de 90% vont sur Internet au moins une fois par semaine, et la moitié environ se connecte tous les jours ou presque. Parmi leurs trois sites préférés, on trouve trois réseaux sociaux : Facebook, Youtube et MSN. Jouer, écouter de musique, regarder des vidéos, faire des recherches personnelles mais aussi pour l’école, “Internet ne révolutionne pas les activités privilégiées des jeunes” soulignait l’étude. Notons que le jeune – comme l’adulte dans son openspace…- aime à se détendre, et mieux qu’il y a droit, après quatre heures de cours, par exemple. Visionner des bêtises lolantes sur YouTube ne vont pas l’empêcher de réussir ses études, et ce n’est pas l’équipe d’OWNI qui dira le contraire, tout est une question de mesure.

La même étude révélait que les trois quarts des jeunes n’utilisent pas Internet pour élargir leur cercle de connaissances. Interdire Facebook reviendrait donc en quelque sorte à supprimer la cour de récréation au prétexte que l’on peut s’y faire insulter, tabasser… Il serait plus judicieux d’expliquer que les règles de bonne conduite de la cour de récré s’y appliquent aussi, et là c’est également aux parents de jouer leur rôle. De même, un élève qui ne peut pas insulter son petit camarade d’un poste du collège, le fera de chez soi et puis c’est tout.

Surtout, bloquer les sites revient à confondre, comme c’est souvent le cas, à confondre tuyaux et contenus. Du temps du règne de la télévision, il se trouvait d’aucuns parents/enseignants pour fustiger les âneries du Club Dorothée qu’envoyait l’écran de TV à leurs chères têtes blondes. C’est sur ce même écran que, bouleversés, ils ont découvert Shoah de Claude Lanzmann en cours d’histoire. Qu’ils ont appris à mieux comprendre les us et coutumes de leurs voisins d’outre-Rhin en regardant Karambolage pendant les heures d’allemand.

“La plupart des acteurs se sentent rassurés par cette censure. Elle constitue néanmoins une erreur”,

souligne Pierre Travers. L’important, c’est l’usage qui est fait des outils : “à notre charge de les employer de façon intelligente, de les détourner si besoin”. Et tant pis si l’on se trompe : “L’exploration, le bidouillage, les erreurs ont fait partie de ma formation d’adulte responsable”, poursuit-il. Hacker, avec ce que cela suppose d’incertitude.

Les exemples d’usages pédagogiques des médias sociaux sont légions. Gigantesque vidéothèque, YouTube et Dailymotion sont par exemples des réservoirs documentaires gratuits.

Le blog, trop souvent caricaturé à travers le Skyblog comme symbole de vacuité adolescente -“wesh wesh lâche ton comm”-, présente une large palette d’utilisation : on peut tenir un journal de classe, voire d‘un établissement, suivre un voyage à l’étranger, animer un atelier d’écriture, etc. Le blog est une manière décomplexante d’appréhender l’écriture. La blogueuse Michelle Blanc racontait récemment cette anecdote : “l’un de mes petits neveux, réputé haïr la lecture (selon ses parents), lorsque je le mis devant un blogue de hockey, il passa trois heures devant l’écran et vint me chercher pour apprendre à faire un commentaire qu’il fit dans un français impeccable. Il était très conscient que l’écriture «  c koi tu fé a soir » n’était pas celle qu’il devait utiliser pour laisser sa trace numérique sur un site sérieux (même si c’était un blogue sur le hockey).”

Dans les mains de Laurence Juin, professeur de français et d’histoire-géographie en lycée professionnel, Twitter – le colporteur de rumeurs, vous savez-, devient un outil pédagogique, via un compte commun à la classe, @laderniereannee. Elle explique avoir choisi Twitter parce qu’il présente les avantages de FB sans les inconvénients : “J’ai commencé à échanger via Facebook avec mes élèves en fin d’année scolaire 2009/2010. Nous menions des projets de classe qui nous demandaient de communiquer et échanger bien au delà du temps de classe. J’ai rapidement perçu les limites de Facebook : le mélange vie privée/vie scolaire ne me satisfaisait pas. Pourtant, les échanges par ce type de média m’avaient apporté une certaine satisfaction.” Concrètement, voici un exemple d’utilisation de Twitter (vous en trouverez bien d’autres détaillés sur son blog relatant cette expérience, Ma dixième année) :

“-rédiger le plan de synthèse d’une question de géographie en classe : l’élève travaille à son rythme, tweete son plan, je le lis, je fais des remarques = nous communiquons, j’individualise le travail élève et tout ça se déroule dans le silence : les autres élèves continuent à pouvoir se concentrer.”

Un moyen d’éduquer aux médias en général

De façon plus générale, elle estime que c’est aussi un moyen d’éduquer aux médias en général, rôle dans lequel l’Éducation nationale devrait s’impliquer un peu plus (c’est nous qui le disons), en montrant aux élèves les “qualités, défauts, avantages et dangers du web, des médias et d’un web-média”. Cette expérience a ainsi contribué à la construction de leur identité numérique.

Si elle a reçu son paquet de critiques, Laurence a été soutenue par son proviseur et son inspecteur pédagogique régional. Médiatisée, cette expérience positive a suscité des velléités chez certains collègues à s’y mettre. Et au passage, on tire notre chapeau à Laurence, qui a réussi à faire utiliser un média dont on sait les exigences, qui en ont rebuté plus d’un.

On fera une incursion dans les jeux vidéos, autre objet de diabolisation à grand coup de Meuporg. “Nos élèves sont capables de dire des choses très pertinentes sur des choses banales quand on les guide, analyse Pierre Travers. Je prends ainsi souvent en exemple les jeux vidéos qu’ils connaissent bien, notamment pour leur expliquer la notion de point de vue narratif. Je pars d’un principe simple : toute production peut faire l’objet d’une analyse intelligente pourvu qu’on ait la curiosité et l’ouverture d’esprit nécessaire pour s’y intéresser.” Et puis, honnêtement, “Zelda  ou Okami sont d’une grande beauté et remplis de qualités. Si je le pense pour moi, je le pense aussi pour les enfants dont j’ai la charge cinq heures par semaine.”

Facebook,  s’il a ses limites et suscite plus d’interrogations sur son utilisation pédagogique, présente aussi des atouts. Il a d’abord l’avantage d’être connu de tous. Au Québec, un professeur d’arts plastiques de Joliette s’en est servi à l’occasion d’un projet sur la profession muséale, en partenariat avec le musée d’art local. Le tout bien bordé. Yves Thibault explique l’avoir utilisé “pour communiquer avec les autres participants, commenter leurs travaux et poser des questions. La commission scolaire des Samares nous a permis de débloquer le site Facebook sur les ordinateurs de l’école pour les dix participants du projet, à la seule condition de rassurer les parents sur les paramètres de confidentialité.” Au passage, les élèves ont réfléchi sur la notion de vie privée.

Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en Sciences de l’information et de la communication à Nantes, avait présenté les raisons pour lesquelles il était “amis” avec ses étudiants. “Je leur signale en “live” les émissions télé ou radio intéressantes, je leur signale également des ressources ayant trait à leur formation ou plus générales sur l’insertion professionnelle, je réponds aussi (très souvent) à leurs questions, y compris longtemps après qu’ils aient quitté ladite formation … bref,

J’utilise Facebook comme ce qu’il était à l’origine, un coin machine à café sur un campus virtuel étendu, permanent si on le souhaite, rémanent quoi qu’il en soit.

Au-delà des questions de “mode” ou de tempérament, -il y a des profs qui aiment prendre le café avec leurs élèves, d’autres non, ça ne préempte en rien de leurs qualités pédagogiques-, il soulignait un autre enjeu, bien plus fondamental :

Il faut y être. Y être pour remonter sur l’estrade virtuelle, celle du “mur Facebook”, celle du “statut Twitter”, de la “vidéo YouTube”, etc. Y être pour y réinstaller un peu de verticalité, pour y garantir, aussi, la présence d’une parole, d’une autorité quoi qu’on en dise.

Y être pour éviter que ces nouveaux lieux ne soient pas que vecteurs de pulsionnel et d’échos médiatiques mais qu’ils permettent également l’établissement de nouvelles universités. Et de tous les savoirs.

Lorsqu’on demande à un jeune comment il voit Internet, il vous répondra “ouverture sur le monde”. À l’école de les aider à conforter, concrètement, cette vision. Cela ne se fait pas d’un clic de souris, malgré la bonne volonté : “L’éducation nationale n’est pas le mammouth que certains se plaisent à décrire, les choses bougent, tous se sentent concernés par les changements en cours et sont demandeurs d’idées, de formation continue. Il faut aussi leur donner du temps : apprendre, assimiler puis retransmettre. Je sais bien comme mes collègues qu’il s’agit d’un long apprentissage. À l’école, il n’y a pas que les élèves qui apprennent, et c’est aussi ça qu’on aime dans le métier.”

À méditer, en ces temps de compression budgétaire.

À lire/consulter :

Ma dixième année, le blog de Laurence Juin sur l’utilisation de Twitter en classe

Lettre-Tice, blog de l’académie de Dijon où blogue Pierre Travers.

Éduquer aux médias et à l’Internet, un dossier de l’Éducation nationale

Le blog de Bruno Devauchelle, formateur-chercheur CEPEC

Quelques comptes du monde de l’éducation nationale actifs : @pierretravers ; @crism ; @frompennylane @michelguillou ; @nbenyounes ; @marsattac …

Images CC Flickr Department for Children, Schools and Families et Wesley Fryer

MAJ : le 23 juin après entretien téléphonique avec Fabrice Prigent, responsable du pôle Système à l’université Toulouse 1 Capitole, qui gère la liste noire qui sert actuellement de référence.

Pour compléter, sur les bons conseils d’Hubert Guillaud (cf. commentaires) , voici une conférence TED de 2006 où Sir Ken Robinson soutient que l’école devrait faire sa révolution en encourageant la créativité plutôt que de la tuer. Dans ce but, il prône le droit à l’erreur et, plus généralement, invite à repenser notre conception de la richesse de la capacité humaine. Aujourd’hui indexée sur le point de vue universitaire, l’éducation doit remettre les arts au centre. C’est ainsi que les enfants seront mieux préparés au futur.

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