Presse: un syndicalisme nouvelle génération s’invente en Californie

Le 24 juin 2010

La California Media Workers (CMW) Union vient de publier un document qui analyse les causes de la crise de la presse, dessine des pistes pour en sortir et décrit le syndicalisme de demain, qui se veut radicalement différent.

Le syndicalisme a toujours joué un rôle important dans la presse. En France, l’histoire du journalisme et celle du SNJ se superposent largement, tout comme l’influence du syndicat du Livre est essentielle pour comprendre l’organisation des journaux, leur mode de fabrication et de distribution. Mais demain sera-ce encore le cas ? Le jeu est ouvert. Un syndicat californien livre —avec l’aide d’universitaires— une analyse originale de la crise que traverse la presse, propose des solutions et réfléchit à son devenir.

Au soleil de la Californie, la région de Los Angeles constitue un laboratoire où s’élaborent les médias de demain, puisque c’est là que l’on trouve pèle-mêle les sièges d’Apple, Google et autres Facebook. Deux des plus importants groupes de presse américains, MediaNews Group et McClatchy [qui a acheté le groupe Knight Ridder] y sont fortement présents et contrôlent les principaux journaux de la région, et nombre de salariés de ces groupes sont syndiqués à la California Media Workers (CMW) Union.

Les médias américains connaissent de graves difficultés, qui se traduisent notamment par de nombreux licenciements [pour plus de détails, se référer au blog Recovering Journalist, tenu par Mark Pott, particulièrement à la rubrique Falling Dominos]. Cette situation a conduit la CMW à se lancer dans une réflexion approfondie sur le devenir de la presse et sur le rôle et la forme que pourrait adopter le syndicalisme dans l’environnement à venir. Elle s’est matérialisée sous la forme d’un document au titre éloquent, Next Generation Unionism and the Future of Newspapers [téléchargeable en .pdf, ici], élaboré en commun  avec les universitaires du Center for Regional Change de l’Université de Californie, Davis.

Le document est bâti en trois points : un constat ; un futur possible pour la presse, à condition de respecter un certain nombre de facteurs ; le rôle futur de la CMW.

1. Le constat

Pour les auteurs du rapport, les difficultés de la presse papier tiennent pour l’essentiel à trois raisons :
- Une culture de la hiérarchie et de la production à la chaîne qui a étouffé l’innovation et l’expérimentation. Grosso modo, l’organisation des journaux est calée sur un modèle taylorien d’extrême division du travail. Il empêche les salariés d’échanger, par exemple, sur les changements substantiels à opérer dans le contenu. Quant aux lecteurs, ils se voient tous proposer le même produit, sans possibilité de le personnaliser, tous comme les acheteurs de l’antique Ford T pouvait choisir la couleur de leur voiture pourvue qu’elle soit noire !
- Un isolement vis-à-vis du lectorat et de la communauté. Les auteurs analysent l’étrange relation asymétrique qui s’est instaurée entre les journalistes et les employés des régies publicitaires des journaux d’un côté, les lecteurs et les clients de l’autre: les premiers sont en contact constant avec le public pour obtenir des informations ou de la publicité, tandis que les seconds ont peu de moyens d’interactions avec le journal et ses responsables. Avec de tels rapports, la presse ne saurait être   »l’industrie de services » qu’elle prétend être.
- Des sources de revenus indépendantes de la qualité du journal. En effet, la majeure partie des revenus provient de la publicité et non des ventes. Conséquences, pour les publicitaires, la qualité du contenu est un aspect secondaire, car pour eux les journaux ne sont qu’une plateforme de communication qui leur permet de toucher les consommateurs.
Cela explique que les journaux se soient concentrés sur l’innovation technologique « en tant que telle », et qu’il ne l’ait pas utilisée pour faire évoluer les modes d’organisation, développer des business models plus innovants, etc.

2- Le futur de la presse

La presse a un avenir possible à condition d’inclure certains des éléments suivants:

- Un modèle d’entreprise en réseau, avec des sources de revenus diversifiées [par exemple, les projets d'information hyperlocale soutenus par l'université de Berkeley et la fondation Ford], intégrer dans les différents sociaux, Facebook, Twitter, mais aussi Amazon, eBay, etc. qui offrent de réels services comme une « aide à la décision » pour les lecteurs notamment en matière de consommation [voir le site de services HudsonValley.com, développé par The Times Herald-Record dans l'État de New York]. Les journaux doivent aussi aussi développer des sites qui permettent localement aux habitants d’échanger et de se connecter entre eux, comme le font à une autre échelle les sites de réseaux sociaux.

- Développer une forme de  journalisme d’entreprise, qui conduise les journaux à créer et développer de nouvelles entreprises. Les opportunités ne doivent pas être recherchée par le seul management du journal, mais bien par l’ensemble des journalistes  et des publicitaires. Les auteurs donnent deux exemples de ce genre de création : 209Vibe.com, développé en association avec le Stockton Record, mais qui qui a été développé par un journaliste spécialisé de ce journal, Ian Hill;  BandsOfTheBay, développé par des membres des rédactions des journaux du Bay Aera News Group-East Bay (BANG-EB).

- Un système de propriété hybride, qui serait le reflet de la double nature des journaux lesquels jouent un rôle de service public, mais sont aussi en entreprise commerciale.

3- Quel syndicalisme demain ?

Le modèle de syndicalisme proposé se veut radicalement nouveau. En effet, constatent les auteurs du rapport : « Des syndicats peuvent continuer à jouer un rôle important à essayer de protéger les conditions de travail et les salaires des employés, mais ce concentrer sur cette seule stratégie ne ferait que produire des bénéfices limités à un nombre sans cesse réduit de salariés. » Cela signifie que le syndicat « doit trouver les moyens d’aller au-delà du statu quo actuel et de la simple réaction à la crise, pour répondre directement aux changements que connait l’industrie de la presse et à leur impact sur ses membres. »

La California Media Worker Union propose donc le schéma d’organisation suivant :

Le plus déroutant —pour un Français— dans ce schéma tient au fait que le syndicat « veut jouer un rôle plus important comme business partner », en particulier en facilitant les membres de la communauté qui souhaiteraient participer à l’entreprise de presse. Plus classiquement avec l’accent mis la formation, pour laquelle le syndicat veut être une ressource, on retrouve une forme de syndicalisme proche de celle en vigueur dans les pays nordiques.

En tout cas ne peut qu’être frappé par l’extrême écart entre cette mutation radicale —et pragmatique— envisagée par la CMW construite sur le changement de paradigme que connaît actuellement la presse et ce qu’écrivait le vendredi 8 juin 2010, dans Libération, le secrétaire général de la  Filpac CGT, Marc Peyrade :

« L’univers du Web, où tout organe d’information est présent (presse, radio, télé), reproduit les problèmes des médias précédents : nature de l’information, indépendance de l’information, qualité d’une offre pluraliste, conditions sociales de production, fabrication et distribution de l’information. »

En Californie, visiblement pour la California Media Workers Union, l’univers du web n’est pas celui de la « reproduction », mais celui de l’invention.

Article initialement publié sur Media Trend ; image CC Flickr daliborlev [away]

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