Droit d’auteur, vie privée et filtrage du Net: l’agenda de l’UE sur dix ans

Le 25 juin 2010

Pour rattraper le retard de l'Union européenne par rapport au États-Unis, la Commission européenne a défini sept domaines d’action. Analyse de trois mesures ayant trait à des thématiques récurrentes d'OWNI.

À paraître sur dans la rubrique “Des brèves sur l’actualité” sur le site de l’ADBS

Que l’on veuille tirer parti des technologies du numérique pour accompagner le vieillissement de la population et les défis climatiques, on ne peut que souscrire à un tel projet ! Mais puisque de l’inévitable comparaison avec les standards nord-américains[1], il ressort que la productivité européenne n’est pas à la hauteur des investissements consacrés à la R&D, que, par ailleurs, 30% de la population européenne n’utilise pas encore l’Internet et que 80% des lignes sont trop lentes pour certaines applications, la Commission européenne, a défini sept domaines d’action [2] qui doivent lui permettre de rejoindre les chiffres des États-Unis.

Il aurait été léger, de notre part, de ne pas examiner les objectifs visés par la Commission européenne en matière d’Internet et de technologies du numérique à l’horizon 2020 [5] [6], dévoilés le 19 mai 2010, ne serait-ce que parce qu’ils touchent étroitement diverses questions liées au droit d’auteur et au filtrage du Net [2] [4], deux aspects au centre de nos préoccupations.

Négligeant de ce fait d’aborder aujourd’hui les mesures qui visent à stimuler les investissements dans le haut débit et les réseaux, la recherche de pointe et l’innovation, à améliorer la compétence des citoyens dans le domaine numérique (ce qui attirera inévitablement l’attention des « travailleurs du savoir » que nous sommes[3]) et à créer des outils dans le domaine de l’énergie, au service des personnes âgées ou handicapées et des patients…, nous n’examinerons que la mesure 1.1, qui vise à ouvrir l’accès aux contenus numériques, la mesure 3 qui vise à améliorer la confiance et la sécurité, et la mesure 4.3 relative à la neutralité de l’Internet.

Soutenir le droit d’auteur

  • Favoriser l’émergence d’une offre légale attractive

Proposer une directive sur les œuvres orphelines dès 2010, faire adopter des mesures destinées à régler la question des œuvres épuisées et accompagner ces dispositifs par des registres gérant ces œuvres, telles sont les premières dispositions (1.1) qui ont attiré notre attention. On les reliera aux mesures prises pour promouvoir la diversité culturelle et le contenu créatif (7.3),  qui se traduisent par des mécanismes adoptés pour stimuler notamment la numérisation du patrimoine culturel européen (récent a-t-on ajouté, ce qui est à la fois vague et réducteur) financés grâce à des partenariats entre secteur public et privé, pour lesquels un comité des sages[4] est chargé de proposer un modèle économique durable.

Toujours pour favoriser « l’émergence d’un marché numérique dynamique », premier des objectifs définis, la Commission européenne entend aussi faciliter la gestion des droits en rendant les sociétés de gestion collective plus transparentes et en donnant l’opportunité aux titulaires des droits sur les œuvres de proposer des licences transnationales et paneuropéennes. La Commission européenne envisage d’étendre ces mesures, jusqu’à présent cantonnées au secteur de la musique, une velléité ancienne[5], au secteur de l’audiovisuel.

Autant de mesures devant faire émerger une offre légale attractive, ce qui devrait à la fois répondre aux attentes des ayants droits, qui seraient rémunérés, et du public, qui aurait ainsi accès à l’information dans des condition satisfaisantes, et donner ainsi une « réponse efficace au piratage »[6]. Mais on soulignera, comme la Quadrature du Net [4], qu’il s’agit d’une vision bien traditionnelle qui, se bornant à transposer le monde analogique au monde numérique, n’est pas vraiment innovante et risque de ne pas rencontrer le consensus attendu.

  • Les mesures répressives

La Commission européenne qui entend « ouvrir les contenus », entend aussi lutter contre la contrefaçon. Si ce dernier point est largement développé dans l’article de La Quadrature du Net [4] qui avait accès à l’une des versions de travail de la Commission et qui suit de près cette question, cet aspect est à peine esquissé dans la version finale du texte de la Commission européenne. Elle se borne, en effet, à annoncer un réexamen de la directive européenne sur le respect des droits de la propriété intellectuelle et des mesures supplémentaires, dès 2012, après avoir consulté les divers acteurs concernés. La Commission affirme que si de nouvelles dispositions devaient être prises, elles tiendront compte des garanties fournies par cadre légal des télécommunications et des droits fondamentaux sur la protection des données et de la vie privée.

Mais l’on sait déjà que plusieurs mesures pourraient être prochainement envisagées qui faisant « écho » au rapport Gallo [7] et à Acta [8], généraliseraient le filtrage des réseaux et la riposte graduée, mesures qu’il conviendrait aussi d’encadrer pour éviter des dérives. En ce qui concerne la directive européenne qui vient d’être mentionnée, la Quadradure du Net et les associations représentant les bibliothèques, comme Eblida[9], avaient déjà souligné les dangers de la mention d’ « échelle commerciale » appliquée aux sanctions, qui risque « d’inclure des activités à but non lucratif entre individus telles que le partage de fichiers », incitant ces associations à « militer pour que les sanctions ne concernent que des infractions délibérées et à but lucratif » et à attirer l’attention sur le fait que non seulement les mesures envisagées seraient disproportionnées mais également inefficaces. La même préconisation a été faite par le Parlement européen [9].

Policer la « cyberjungle » [4]

Faire face aux virus et aux spams, lutter contre pédopornographie par des actions de sensibilisation et de formation, organiser des systèmes d’alerte au niveau européen et mondial, on y souscrit totalement ; adopter des mesures techniques sur la gestion des données personnelles dès la conception des produits, obliger les opérateurs à notifier les intrusions dont ils auraient été victimes, tout autant.

Mais on ne peut manquer de constater que la Commission européenne évoque aussi des mesures destinées à bloquer les contenus préjudiciables et à en empêcher la visualisation. Or, en présentant la Loppsi, un projet de loi français sur la sécurité intérieure, on avait déjà souligné que les filtres étaient souvent inefficaces[10] et qu’ils posaient des problèmes pour la liberté d’expression. Les systèmes d’alerte, sur lesquels d’ailleurs la Commission a largement mis l’accent dans son programme, seraient suffisants et bien plus satisfaisants.

En ce qui concerne la neutralité du Net, concept auquel le Parlement européen est très attaché, la Commission européenne annonce vouloir préserver le caractère ouvert et neutre, mais entend néanmoins organiser rapidement une consultation pour évaluer l’encadrement nécessaire. Pour mettre en œuvre des mesures qui pourraient s’imposer, elle affirme, fort heureusement aussi, vouloir tenir compte « d’autres impératifs comme la liberté d’expression, la transparence, investir dans des réseaux ouverts et efficaces, loyauté de la concurrence et ouverture à des modèles d’activité innovants ».

« Deux programmes, une Union européenne »

C’est ce qu’avait souligné malicieusement, ou avec inquiétude, l’auteur du billet d’Edri-gram [2]. Dans le jeu européen, les trois institutions – Commission européenne, Parlement européen, Conseil de l’Union européenne – ont le même poids. Or, si la Commission européenne « quitte ses positions conservatrices », ce n’est que « timidement » [4]. On n’y trouve pas encore, par exemple, cette référence à la « cinquième liberté », qui figure dans le texte du Parlement européen [6], liberté qui assure la libre circulation des contenus et de la connaissance et qui a poussé cette institution à demander à ce que soient de prime abord sanctionnés les usages commerciaux des œuvres contrefaisantes. N’a-t-on pas souligné aussi [4] [11]que la Commission européenne n’a finalement pas repris dans la version définitive du texte les dispositions relatives aux standards ouverts qui figuraient dans les versions précédentes, ce qui bloque le développement des logiciel libres [4], une lacune qui pourrait être lourde de conséquences ?

D’ici quelques mois nous saurons comment les arbitrages seront faits pour entrer dans ce ce fameux cercle vertueux de l’économie numérique, seul graphique du document dont je ne manquerai pas souligner, qu’en dehors de la cybercriminalité, les termes sont quasiment identiques à ceux que j’avais découverts en 1994 dans le rapport Bangeman destiné lui aussi à renforcer la compétitivité européenne de l’industrie de l’information.


Notes

[1] Ce qui ne lasse pas de m’étonner. Et si l’on prenait le temps de  définir des critères européens, le modèle américain n’étant pas forcément la panacée ?

[2] Sept objectifs: 1) créer un marché unique numérique,  2) accroître l’interopérabilité, 3) renforcer la sécurité de l’internet et la confiance des utilisateurs, 4) permettre un accès plus rapide à l’internet, 5) augmenter les investissements dans la recherche et le développement, 6) améliorer les compétences numériques et l’intégration, 7) utiliser les technologies de l’information et des communications pour relever les défis auxquels la société doit faire face, tels que le changement climatique et le vieillissement de la population.

[3] Mesure 6. Favoriser la culture, les compétences et l’intégration économique. Un aspect que l’IABD avait mis en exergue lors de son atelier organisé dans le cadre des Assises du numérique le 20 juin 2008 et qui avait été repris dans le rapport des Assises. Consulter «  Les services de bibliothèque et de documentation, acteurs de la chaîne numérique ». Sur le site de l’IABD

[4] Une législation européenne pour les œuvres orphelines. Beaucoup de bruit pour rien ? , ADI, 26 avril 2010

[5] Droits musicaux. Remise en cause des monopoles nationaux. ADI,  23 juillet 2008

[6] Ce qui  est l’objectif  d’Hadopi 3 en France,   projet de loi dont le texte semble n’avoir pas encore circulé. Voir : Hadopi 3 pour la question des dommages et intérêts, ADI, 23 octobre 2009 ou le dossier intitulé  Un modèle économique pour l’offre légale culturelle en ligne », M.B., ADI, 18 janvier 2010

[7] Le rapport de l’eurodéputée Marielle Gallo a été adopté par la commission des affaires juridiques du Parlement européen. Il devrait faire l’objet d’un vote en séance plénière au début du mois de juillet. Parmi les nombreux articles publiés sur cette question : L‘UE tranche sur la propriété intellectuelle sur Internet, Boris Manenti, Nouvelobs.com, 1er juin 2010

[8] Ne pas oublier Acta ! ADI,  21 janvier 2010

[9] Voir notamment : Amended proposal for a Directive of the European Parliament and of the Council on criminal measures aimed at ensuring the enforcement of intellectual property rights – 2005/0127(COD). FFII/EFF/EBLIDA/BEUC coalition report on the proposal as amended in Strasbourg by the European Parliament at its first reading on Wednesday, 25 April, 2007. Sur le site de la Foundation for a Free information

[10] Loppsi : la question des techniques de filtrage, ADI, 15 février 2010

[11] A plusieurs reprises elle évoque effectivement le souci d’assurer l’équilibre entre les intérêts des titulaires de droits et du public

Références

  1. La stratégie numérique vue par la Commission européenne, Mylène Kamdom, Jurilexblog, 21 juin 2010
  2. Two Digital Agendas, But One European Union, Edri-gram, 19 May, 2010
  3. Stratégie numérique: un plan d’action de la Commission destiné à accroître la prospérité et la qualité de vie en Europe. Communiqué de presse IP/10/581, Commission européenne, 19 mai 2010
  4. UE : L’Agenda numérique de Neelie Kroes va-t-il compromettre les libertés? La Quadrature du Net, 17 mai 2010

Textes

5. Europe 2020. Une stratégie pour une croissance intelligente durable et inclusive. Commission européenne, mai 201

6. Une stratégie numérique pour l’Europe. Communication de la Commision au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au comité des régions. COM(2010)245

7. Stratégie numérique pour L’Europe. La version de travail (en anglais) utilisée par La Quadrature du Net pour son analyse. Sur le site Pc-Inpact

8. Proposition de résolution du Parlement européen sur un nouvel agenda numérique pour l’Europe: 2015.eu. Sur le site du Parlement européen

9. A new Digital Agenda for Europe : 2015.eu. 5 May 2010. Sur le site du Parlement européen

10. EU Parliament calls for data rights charter, Out-Law.com, 7 May 2010

11. Lack of Open Standards “gaping hole” in EC’s Digital Agenda,Free Software Foundation, 19 May 2005

Billet initialement publié sur Paralipomènes ; images CC Flickr ksfoto et verbeeldingskr8

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