Réseaux Sociaux: des intellectuels français inaudibles

Le 1 septembre 2010

Alors que les réseaux sociaux modifient chaque jour un peu plus notre perception du monde et nos rapports aux autres, les penseurs anglo-saxons s'emparent du sujet. Du côté des intellectuels français, on fait face à un silence éloquent.

Je me posais cette question en lisant le remarquable Here Comes Everybody de Clay Shirky : où en sont nos intellectuels sur le sujet des réseaux sociaux ?

Quelle réflexions, recherches et pensées sont produites par nos sociologues, économistes, philosophes, politologues, éditorialistes pour donner du sens aux remarquables mutations de la société que l’avènement du web collaboratif et des réseaux sociaux provoquent ? Et, au delà, quelle est la portée de cette réflexion dans le monde connecté ?

Talk about the revolution

Parce qu’elles transforment radicalement ce qui touche à notre travail, à la culture, aux médias, à la connaissance, aux métiers créatifs, ces technologies sont jugées révolutionnaires par des auteurs passionnants aux quatre coins du monde : où sont les nôtres ?

Où sont nos Clay Shirky, Jamie Surowiecki, Chris AndersonDavid Weineberger, Christopher Locke, Alexander Bard, Andrew McAfee, danah boyd ? Pour ces essayistes mondialement reconnus, le caractère révolutionnaire d’outils permettant pour la première fois de la diffusion de masse Many to Many ne fait aucun doute : il est comparé à ceux de l’imprimerie, du téléphone ou des outils de diffusion de masse (radio, télévision) …

Si les intellectuels français ont tenu le haut du pavé de la pensée de la seconde moitié du 20ème siècle et des révolutions sociales qui l’ont traversé, pourquoi sont-il inaudibles au sujet d’internet, “symbole le plus puissant du changement social de ces dix dernières années” selon Gérard Grunberg (Sortir du pessimisme social) ?

Pour un Grunberg, un Michel Serres (qui s’enthousiasme pour l’innovation ou Wikipedia) ou un Lipovetsky (L’invention de la pilule ou d’internet a plus bouleversé nos modes de vie et fait plus changer le monde que les antiennes trostkystes) qui reconnaissent l’apport d’internet, combien de Dominique Wolton, Paul Virilio ou de Alain Gérard Slama ?

Il ne s’agit pas d’idéaliser la technologie et de l’exempter de tout défaut mais de comprendre l’absence de pensée rationnelle sur le sujet en France.

Petit état des lieux. Sans même avoir à solliciter Finkielkraut, on obtient un triste bilan.

Catastrophisme

Un des intellectuels français les plus influents sur le sujet d’internet et des technologies est Paul Virilio. Il a baptisé son ouvrage sur le sujet Cybermonde, la politique du pire et parle en toute simplicité de la “propagande faite autour d’internet” comparant les média à “l’occupation” et son activité à celle d’un “résistant“.

Le rapport de Virilio à la technologie et au progrès est principalement basé sur  la notion d’accident : Ce qui est venu avec l’engin rapide ce ne sont même plus les hasards du voyage, c’est la surprise de l’accident (Esthétique de la disparition). Notion que l’on retrouve dans son analyse très subtile d’internet dans Cybermonde :

Les nouvelles technologies véhiculent un certain type d’accident et un accident qui n’est plus local et précisément situé comme le naufrage du Titanic ou le déraillement d’un train, mais un accident général, un accident qui intéresse immédiatement la totalité du monde. Quand on nous dit que le réseau internet à une vocation mondialiste, c’est bien évident. Mais l’accident d’internet ou l’accident d’autres technologies de même nature est aussi l’émergence d’un accident total pour ne pas dire intégral.

Cet extrait figure dans l’Anti-manuel de philosophie de Michel Onfray (excellent guide au demeurant si vous souhaitez préparer le bac de philo : pédagogue et pratique) : il ne s’agit pas d’une voix isolée dans le paysage philosophique français.

Nous ne sommes pas ici dans de la pensée mais dans de la croyance, de l’idéologie. À l’absurde et dangereux fétichisme technologique du techno-utopianism d’un Georges Gilder, Virilio répond par une diabolisation. Il va falloir être pédagogue pour expliquer en quoi cette position n’est pas symétriquement absurde et dangereuse.

En se présentant en résistant, Virilio évoque plus la résistance au changement et déni du réel que de valeureux défenseurs de la patrie.

Spéculation intellectuelle

Ce qui gêne beaucoup à l’extérieur de nos frontières c’est ce ton péremptoire, cette certitude d’une annexion de la toile par “le grand méchant marché”. On retrouve cette pensée chez Wolton en 1999 :

Soit l’on a affaire à un immense réseau commercial – à l’échelle du commerce électronique mondial -, soit à l’un des éléments d’un système de communication politique et d’expression individuelle pour la communauté internationale. Les deux perspectives sont contradictoires, et c’est mentir que de faire croire qu’Internet peut les servir simultanément et sans conflits…

Un peu comme l’Équipe qui condamnait Jacquet avant la coupe du monde 98, pariant sur une défaite qui, statistiquement, avait plus de chance d’advenir que la victoire, les intellectuels ont misé dans le pari Carr-Benkler sur la victoire du web marchant pour pouvoir se placer ensuite en grand visionnaire. Encore une fois, un positionnement moral très discutable.

Pas de bol : l’histoire les a complètement désavoués. En effet, le formidable succès de Wikipedia, l’avènement du logiciel libre et la régulation opérée par la communauté des hackers, développeurs et utilisateurs sur la gouvernance d’internet n’auraient pas été imaginé par les plus utopistes à l’époque où Wolton écrit ce texte. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces deux sujets (Wikipedia et le logiciel libre) sont soigneusement évités par ces penseurs.

Comme l’explique Clay Shirky, les prises de position pour savoir si internet et les réseaux sociaux sont en fin de compte bénéfiques sont a) inutiles car personne n’arrêtera l’inexorable pénétration de ces outils dans la société civile et b) donnent bien plus d’indication sur les interlocuteurs que sur le sujet.

Minimisation

Article écrit par Philippe Chantepie dans la Revue Esprit : Web 2.0 les économies de l’attention et l’insaisissable internaute-hypertexte.

Dans ce texte fort documenté, Chantepie propose un panorama des grands principes du Web 2.0. Rien ne manque tout est là : Long Tail, économie de l’attention, social bookmarking, hypertextualité etc… Il demeure cependant une impression d’inachevé : quel est donc le but de ce texte aride, vide de proposition nouvelle et de perspective. La conclusion est un excellent résumé : obscure, alambiquée, sans idée.

Dans son halo, le Web 2.0 redécouvrant quelques potentialités du Web 1.0 n’a pas encore réalisé le changement de perspective qu’il prétendait incarner, pas plus qu’il n’a véritablement tiré les conséquences critiques de l’hypertexte, pour les médias, pour les savoirs, pour les usages, pour les contenus et l’information, bien qu’inscrites depuis son origine. Rouvrant l’espace à l’économie des usages et la sociologie économique, la «révolution numérique» semble, encore un moment, devoir rester bien jeune.

Le sentiment qu’inspire ce texte : l’auteur en recopiant les concepts et idées tâche de se les approprier pour mieux en diluer la dimension novatrice.

Remise en cause

Après le catastrophisme, la minimisation, la spéculation intellectuelle nous avons aussi des exemples de remise en cause même de la valeur.

Ainsi cette émission de France Culture dont hypertextual a déja parlé. Dans cette émission le chroniqueur Alain Gérard Slama se confrontent à Patrick Bazin au sujet de la numérisation de la grande bibliothèque de Lyon :

Les propos d’AGS de ce matin, particulièrement virulent à l’égard de Wikipedia (des sources de données peu fiables) ou des nouveaux usages collaboratifs d’internet (en agrégeant des données sans pertinence on ne fait pas de l’analyse mais du n’importe quoi) prouvent qu’il est très mal documenté sur le sujet.

Lorsque l’on sait comment Slama prend habituellement mille précautions dans ses chroniques matinales pour exprimer sa perplexité sur un sujet donné, la virulence de ses propos auraient tendance à exprimer autre chose que de la pure argumentation rhétorique.

Préservation des institutions

On peut avancer deux raisons justifiant la défiance des intellectuels envers internet.

D’une part, en tant qu’individus adoubés par les institutions, ils disposent d’un statut coulé dans le marbre républicain. Les outils sociaux, avec la grande fluidité sociale qu’ils facilitent, incarnent une société en perpétuel mouvement : ils remettent en cause ces statuts et ces institutions.

Apparait alors une analogie entre l’objectif principal poursuivi par les cadres d’entreprises et celui des intellectuels français : la préservation de leurs institutions respectives. Ces deux pôles opposés de notre société (en gros : l’axe privé Vs Public) s’avèrent être des alliés objectifs contre les réseaux sociaux et la menace qu’ils représentent pour ces institutions en tant que vecteurs de transparence et de facilité de collaboration.

“Le premier objectif des institutions est l’auto-préservation. Elle feront tout pour conserver les problèmes qui justifient leur existences” – Clay Shirky

D’autre part, ces outils diffusent une culture internet et numérique à des échelles et vitesses prodigieuses. Cette culture est complètement étrangère pour la majorité de nos élites. Elle est perçue comme impure car leur bagage culturel classique y est de peu de recours pour y évoluer.

Il y a une vraie répugnance de nombreux étudiants en philosophie vis-à-vis de l’épistémologie contemporaine qui s’efforce de penser et problématiser les mutations provoquées par la société de l’information, les techno-sciences et la biologie génétique. Cette répugnance trouve son origine dans la résistance de professeurs à affronter de telles questions exigeant de se frotter au monde contemporain qui ne s’éclaire pas seulement à la bougie de Descartes…

(Benjamin Pelletier)

La deuxième partie de cet article décrit les piliers de cette culture et en quoi elle rebute nos universitaires.

Comment être audible ?

Il est important que nos intellectuels participent à cette réflexion sur la révolution des réseaux sociaux. Notre tradition intellectuelle est considérable et sa contribution pour contrebalancer une pensée majoritairement anglo-saxonne sur le sujet est nécessaire.

Reste que pour être audibles, cette réflexion doit se disséminer sur les réseaux sociaux et la blogosphère. Pour cela, nos intellectuels devront s’adapter à cette culture. Pour être entendue leur pensée doit-être rationnelle, argumentée, cohérente, pratique et venir de l’intérieur (i.e avec une connaissance intime du sujet, provenant de l’utilisation de ces outils).

Une critique péremptoire privilégiant la spéculation intellectuelle, une rhétorique douteuse ou qui n’est pas une perspective utilisateur ne suscitera qu’indifférence.

La marche en avant continuera, avec ou sans eux.

Lire la deuxième partie de cet article

Cecil Dijoux est blogger sur hypertextual où cet article est initialement publié.

Crédits photo cc FlickR Eleaf, tartanpodcast et Anne Helmond.

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