l’Ipad, ce pharmakon

Le 2 septembre 2010

Selon l'auteur de ce long texte, l'iPad répond au besoin d’interfaces nouvelles qui n'ont pas encore été satisfaits. Si les limites liées à l'utilisation d'une plateforme fermée existent, l'analyse des usages permet de mesurer l'intérêt de l'objet.

Cet été, j’ai acheté un Ipad, si, si. Déjà, on ne manque pas de me demander pourquoi. Alors voici quelques points de vues, l’occasion de mettre mes idées au clair, de m’agacer de certains raccourcis et de prôner une approche complexe sans pour autant défendre Apple ! (sacré programme, article nécessairement long!)

J’ai souvent pris des positions dans ce blog contre les DRM, pour l’open source, l’open access, pour la défense des libertés numériques. Rassurez vous je n’ai pas changé d’avis. Le choix d’un Ipad peut donc sembler paradoxal, voire contradictoire puisqu’il s’accompagne de l’écosystème fermé et propriétaire que propose Apple. Mais les choses sont plus complexes, en réalité je n’ai pas acheté un Ipad, j’ai acheté une tablette tactile, des interfaces. J’ai acheté un appareil à partir duquel on peut accéder à des informations de manière ergonomique, j’ai acheté la possibilité de m’informer, d’échanger, d’apprendre sur un appareil personnalisé.

De la diversité des outils et des usages

Une des critiques portée vers cet appareil et l’écosystème qu’il propose est la suivante : l’Ipad est un “Minitel 2.0″ comme l’écrit Marin Dacos dans cet article de Libération.

“Pour entrer dans le système, dans l’iPhone en particulier, l’utilisateur est obligé de devenir un consommateur abonné. Ce système induit une verticalité, un contrôle, alors que le Web est très horizontal, sans centre. L’iPad est un peu le minitel 2.0… qui fait enfin miroiter un retour financier. Chaque organe de presse peut fabriquer ses propres applications, encore plus performantes, et entrer dans une logique de navigation qui permet de fermer sur le contenu qu’il veut vendre. Pour garder le lecteur chez soi.”

Olivier Ertzscheid aussi dans ce billet, à propos de l’écosystème Apple :

Le choix à faire est binaire. Ouvert contre fermé. Interopérable contre propriétaire. Le cœur stratégique du web est celui de l’interopérabilité. Le rêve fondateur du client-serveur contre le modèle économique d’Apple, celui du client-captif. Le rêve fondateur du web : permettre à chacun, indépendamment de son équipement logiciel ou matériel d’accéder à l’ensemble des ressources disponibles. A l’exact inverse, le paradigme de la boutique Apple : permettre à ses seuls clients (= acheteurs du hardware / matériel) d’accéder aux seules ressources disponibles chez les seuls fournisseurs de sa boutique, et seulement consommables sur son matériel. Idem, mais à une autre échelle pour le Kindle d’Amazon : le kindle c’est comme le caddy ; ça ne va qu’avec un seul magasin et on ne part pas avec.

Devenir un consommateur abonné? Faire un choix binaire? Et si on changeait de point de vue ? Et si pour une fois on partait du point de vue de l’expérience-utilisateur et non du point de vue de l’adhésion supposée d’un utilisateur (supposé sans libre-arbitre, j’y reviendrai) à un système (vertical, fermé, c’est absolument vrai) du simple fait qu’il utilise un appareil et y développe des usages ?

En premier lieu, ce qui me gêne (bien au delà de l’Ipad), c’est que cette critique suppose un lien logique très puissant (dans l’argumentation) entre utiliser une technologie et cautionner l’ensemble de la philosophie de l’entreprise qui la crée, sans prendre en compte que la réalité des usages est bien plus complexe. Il faut être Linux, ou Mac, ou Windows, sans même parler de Facebook. Moi je les utilise tous les trois, depuis des années, tous les jours, j’apprends à m’en servir j’expérimente, je teste des outils, je développe des usages qui me conviennent et si ce n’est pas le cas, j’en change (ou pas).

L’informatique est un outil, ce qui est le moteur de mon action, c’est bien plus son efficacité que l’adhésion ou non à une démarche commerciale ou à une philosophie. Attention, cela n’empêche pas d’avoir des positions critiques. Par exemple, il est clairement insupportable de ne pas pouvoir exporter et manipuler mes propres données d’annotation des livres numériques de l’ibookstore (imposé par Apple) ni de pouvoir partager un livre acheté à cause des DRM (imposées par les éditeurs) !

Ce que je veux souligner ici, c’est que l’ipad est un objet technique. Dans le vocabulaire d’Ars indutrialis (inspiré d’Heidegger) il est un pharmakon :

En Grèce ancienne, ce mot désigne à la fois un remède, un poison, et un bouc-émissaire. Tout objet technique est pharmacologique, à la fois poison et remède. C’est une autre manière de dire avec Hölderlin que là où croit le danger, croit aussi ce qui sauve. Toute technique, originairement, est ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Raisonner pharmacologiquement c’est, autre exemple, comprendre que pour lutter contre les effets néfaste du web, il convient non pas de ne plus se servir du web (ce qui n’aurait pas de sens) mais de s’en servir autrement. Si le web peut être dit pharmacologique c’est qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participationi et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement ciblé (user profiling)

A la fois poison et remède, j’aime cette complexité là. Ce qui frappe quand même depuis deux années que l’Iphone est arrivé c’est la manière dont les utilisateurs n’ont de cesse de détourner les usages officiels autorisés de l’Ipad ou de l’Iphone pour les adapter à leurs propres pratiques en faire ce qu’ils veulent! A voir les chiffres du téléchargement, j’ai la faiblesse de penser que les films visionnés sur l’Ipad ne sont pas tous achetés sur itunes avec DRM, tout comme les livres sur l’ibookstore…

Songez aussi à l’impressionnant jeu du chat et de la souris entre Apple et les hackers créateurs du jailbreak, cela suffit à démontrer que la fermeture d’un système entraîne AUSSI toute une série d’innovations à la fois interne (la créativité des créateurs d’application) et externe, pour le contourner (je pense à cydia). C’est bien ça qui est fascinant, c’est ce que système produit d’innovations en terme d’interfaces et d’outils de manipulation des informations.

Et puis, aujourd’hui, est-ce encore juste de dire qu’Apple propose un système de lecture verrouillé quand vous pouvez acheter et lire sur ces appareils des contenus aux formats pas forcément libres, mais devenus standards, (mp3, pdf, doc, divx, etc.), à l’exception (temporaire) du flash en les y transférant sans passer par itunes sans même jailbreaker votre appareil ? Contrairement à ce que déclare Olivier Ertzscheid ci-dessus, L’Ipad est bel et bien un outil qui permet de lire et de manipuler une multitude de formats et de contenus protégés ET non protégés, bien au delà de ceux fournis par Apple.

Il s’agit d’un outil éminemment personnalisable, adaptable, transformable et c’est ça, bien au delà du hardware, qui est le cœur de l’écosystème. Et puis, cette vision du Minitel 2.0 oublie aussi une chose : il s’inscrit dans un ensemble d’appareils numériques connectés, il n’est pas conçu pour un usage exclusif, mais il s’inscrit dans un environnement où ses acheteurs sont déjà connectés avec d’autres appareils. Dès lors, on assène que parce que l’outil n’est pas un outil de “production d’information” que ses utilisateurs sont des “consommateurs” ?

C’est oublier que, si le clavier tactile ne permet pas d’écrire de longs textes, encore faut-il croire qu’écrire est la seule manière de produire une information. Le nombre d’applications dédiées à la retouche d’images, à la construction de film ou de Bd, suffit à le démontrer. C’est oublier aussi que sur internet, alors que les gens sont massivement usagers d’outils qui permettent cette production d’information (le fameux crowdsourcing) 90% des gens ne sont pas producteurs d’informations. Ceux qui souhaitent l’être le seront, Ipad ou pas.

Diversité des usages, des stratégies d’appropriation. L’ipad peut tout à fait être un excellent outil de lecture, ou pas. Encore faut-il savoir de quelle lecture on parle, pour qui et pour quoi. Mais que sait-on au juste des pratiques ? A lire l’excellent article d’Hubert, on se rend vite compte que le sujet est émergent, le recul manque, les usages sont très différents d’un groupe à l’autre, sans même parler du fait que les études portent bien trop souvent sur des usages universitaires liés à la recherche. En fait, tout le monde a un avis sur la lecture numérique, mais rares sont ceux qui ont observé la réelle diversité des usages (et ceux-là même sont perplexes!).

Quant au web, les sociologues qui se sont penchés sur les pratiques d’usagers face à l’information démontrent que l’audience est fragmentée. Par exemple, l’étude sur « les usages sociaux de l’actualité » (lien payant), de Fabien Granjon et Aurélien Le Foulgoc, (cité par Narvic ici) montre que :

« L’écosystème médiatique et informationnel se complexifie ainsi notoirement, tant en amont (production diffusion), qu’en aval (réception) et se trouve structurellement fragmenté. A la profusion des programmes et des contenus mis à disposition, viennent se greffer de nouveaux usages (multi-écrans, délinéarisation, agrégation de contenus, etc.) qui tendent à déplacer les routines et les expériences informationnelles et à faire bifurquer les trajectoires d’usage des individus. »

C’est bien ce qui permet de dire que la condamnation d’UN outil (l’Ipad) au nom d’UN usage (celui de la consommation d’information supposée passive) manque singulièrement de complexité.

L’ipad = interfaces

Qu’est-ce qui change vraiment alors avec l’Ipad ? Josselin Raguenet de Saint Albin dans l’article pré-cité :

Actuellement, les versions web des journaux par exemple n’apportent que peu en terme d’ergonomie du contenu, certes on y a gagné en transversalité de l’information, mais les moyens d’interagir restent basiques. Les pages d’accueil sont d’immenses fourre-tout où chaque section bataille pour des pouces carré de pixels à l’écran, il semble qu’il soit impossible de voir tous les contenus produits, sans parler des bannières Flash qui viennent littéralement polluer la lecture… comptez avec ça qu’il faut naviguer à la souris, passer son temps sur les boutons “précédent”/”suivant” du navigateur, ajuster la taille des polices (par défaut basée sur une résolution de fenêtre de 800×600 ce qui correspond aux écrans du millénaire précédent !), jouer de l’ascenseur constamment… (…)

Si l’engouement Internet a fait exploser les embauches d’informaticiens — à tort et à travers, chaque journal, entreprise, association, personnalité… avait son site web et ses défauts — demain ce sont surtout les interface designers qui seront prisés pour leur expertise dans la conception d’univers manipulables cohérents où l’agencement de l’information et des données devra plus que jamais faire sens

Pour moi le vrai point important est celui-ci, c’est ce déplacement, ce besoin d’interfaces, d’ergonomies, de graphismes. On commence à peine à imaginer ce qu’on peut faire avec une tablette tactile capable de reconnaître de la matière et du papier en particulier.

Dans une économie de l’attention ce qui compte c’est la liberté d’interagir des données dans l’ensemble des écosystèmes et d’y organiser des contre-pouvoirs. Ce qui importe c’est la liberté de construire la qualité de ma relation aux informations. C’est de liberté d’expression et d’utilisabilité dont on parle. Je crois que le “journalisme de données” a un avenir très prometteur, qui ne se limitera pas aux journalistes…(heureusement).

Outils libres ou idées libres ?

De ce point de vue la critique d’un Cory Doctorow devient risible :

Je suis intimement convaincu de la pertinence du Manifeste du constructeur (NdT : Maker Manifesto) : « Si vous ne pouvez pas l’ouvrir, alors ce n’est pas à vous ». Il faut préférer les vis à la colle. Le Apple ][+ d’origine était fourni avec le plan schématique des circuits imprimés, et a donné naissance à une génération de hackers qui bidouillaient leur matériel informatique ou leurs logiciels et ont bousculé le monde dans le bon sens. Mais, avec l’iPad, il semblerait que pour Apple le client type soit la maman technophobe et simplette, celle-là même dont on parle si souvent dans l’expression « c’est trop compliqué pour ma mère ».

Je ne relève pas la "maman technophobe", mais voilà typiquement le genre d'argument agaçant d'un prosélyte du logiciel libre qui veut transformer la terre entière en développeurs informatiques. Je déteste cette vision parce qu'elle présuppose que l'épanouissement de tous les utilisateurs d'un appareil passe d'abord par la maitrise des méandres du code ou des circuits imprimés et non pas ce que l'outil permet en terme de rapidité d'accès, d'appropriation, de découvertes et de partage de l'information.

Oui le logiciel libre porte une philosophie très intéressante et utile, mais faut-il affirmer que c'est l'efficacité qui prime lorsqu'il s'agit d'outils ? Oui on peut avoir des chocs esthétiques, déplacer ses horizons d'attentes, accéder au "dévoilement de l'être" (Heidegger), rencontrer des gens importants, échanger et s'épanouir, s'engager politiquement dans des activités déconnectées au moyen de dispositifs techniques, que ce soient Ipad, Ubuntu, Mac, Windows !

Hypothèse : dans le web des nuages, la bataille pour des logiciels libres s'atténue et se confond avec celle pour la liberté d'expression et l'accès libre au savoir. Je sais que cela peut sembler paradoxal, mais il faut se rappeler que dans la définition d'un logiciel libre donnée par le Free software fondation, lorsqu'on parle de la liberté de l'utilisateur, c'est celle qui fait référence à sa liberté d'utiliser un programme.

La nuance est essentielle par rapport à la liberté d'expression qui a pour objet non pas l'outil mais l'information, les données, les pensées, les œuvres. Attention, je sais bien que la libération du code est une libération de données, fruit d'un travail intellectuel de codage, mais l'essentiel pour moi ce sont bien les informations créent à partir des logiciels. Une partie du mouvement du logiciel libre a tendance à oublier que c'est de biens informationnels dont on parle, pas seulement d'outils. Je m'inquiète plus, au final, des brevets sur le vivant ou sur les œuvres que ceux sur le code des logiciels. Je suis contre les restrictions techniques et juridiques à la circulation des œuvres, contre les DRM et contre les logiques propriétaires d'accès aux données. Ce qui m'importe, c'est que les œuvres circulent et qu'elles puissent être lues, disséminées, recommandées.

Les bibliothécaires sont très bien placés pour connaître le danger des monopoles des fournisseurs de contenus. Ce combat là (open access notamment) prend une importance toute particulière quand tout passe par le navigateur, quand on passe des logiciels aux services comme c'est le cas dans le web d'aujourd'hui. Au fond, est-ce important qu'une œuvre ou une idée soit crée ou reçue à partir d'un outil comme l'Ipad à partir du moment où elle existe et qu'elle peut circuler ? C'est peut-être ça finalement le changement, dans le web dans les nuages, à l'exception cruciale du navigateur, nous avons besoin de données libres, ET de logiciels ou d'outils libres.

Si l'on essaie d'avoir une vision globale, très loin de la défense d'un appareil d'une marque, ou de la généralisation de mes pratiques à l'ensemble du monde, la question est : que cherche donc à faire Apple ? Dans un article intitulé Digital Media : La Guerre des Trois a déjà Lieu…, Josselin Raguenet de Saint Albin propose cette réponse. Apple tout comme Amazon et Google cherchent à résoudre rien de moins que :

"La quadrature du cercle qui veut rendre la consultation des contenus agréable, charnelle et mobile comme peut l’être le papier, offrir un mode de partage, d’interactivité, de transversalité propre au monde de l’information du XXIème siècle, tout en restant viable financièrement"

Quelle ambition et quel magnifique projet pharmacologique ! Dès lors, jouer, comme souvent, le libre contre le propriétaire, le méchant Apple fermé contre les gentils développeurs Linux n'est pas sérieux. Rappelons que les engagements pro-libres d'un Google avec son Android market n'ont rien de philanthropique. Comme le rappelle le même dans ce commentaire du billet d'Olivier :

Google comme Apple soutiennent plus qu’activement le développement des nouveaux standards et investissent dans l’open-source (HTML 5, OpenCL... et consort). Pourquoi ? parce que les “bonnes pratiques” du développement communautaire (décrites dans l’analyse de Linux par E.S. Raymond) sont la souche de leur viabilité et vitalité technologiques, les grandes sociétés privées doivent beaucoup au monde du libre et ne cherchent pas à s’en “affranchir”, elles continueront à en tirer le suc parce que c’est un régime d’excellence, et elles continueront à y injecter des millions.

Bien sûr, cela ne règle en rien la question suivante : "Pourquoi alors Apple souhaite-t-elle faire des profits dans une logique “propriétaire” et contrôler drastiquement les applications ? Le même Josselin Raguenet de Saint Albin propose une réponse que je ne trouve pas convaincante, mais qui a le mérite de souligner le projet d'Apple.

Aussi incongrue que ça puisse sembler Apple le fait pour ses consommateurs. Le développement des nouveaux terminaux nécessitait cet “enfermement”, ce contrôle, parce que ces nouvelles machines ont besoin d’être appréhendées de façon optimale par le développeur qui souhaitera proposer son contenu : adieu les dispersions de mémoire, bannis les process énergivores, haro sur les interfaces inadaptées. La documentation fournie avec le SDK iPhone OS (téléchargement gratuit, certes nécessite Mac OS X) insiste constamment sur ce point, et de façon litanique ! Les “Big Brothers” de l’App Store qui valident les applications ont pour objectif premier de renvoyer aux développeurs les appli plantogènes, buggées, inutilement lourdes, à la sécurité de passoire... bien avant de traquer du mamelon. Le souci est avant tout de ne délivrer que du contenu “qualifié”, sur des critères techniques et non pas moraux. Toute entreprise responsable rompt ses contrats avec un fournisseur peu fiable, il n’y a pas de raisons que ça change sous prétexte qu’on est connecté au nuage. Les nouvelles “gated communities” du web ne sont qu’une version “safe” d’accès à un contenu (ouvert ou fermé) motivée par un souci d’adéquation optimale entre les applications pour l’afficher et les spécificités du terminal sur lequel tournent ces applications. C’est la philosophie d’Apple depuis le début, lier le hardware et le software pour une meilleure expérience utilisateur (/consommateur).

On pourrait lui opposer que l'app store n'a pas besoin d'être fermé pour être efficace, le modèle ouvert de Google et l'Android Market suffit à le démontrer. C'est d'ailleurs souvent l'ouverture du code source qui favorise l'efficacité des applications, sans que ce soit pour autant automatique. Non, la stratégie commerciale d'Apple est incontestablement celle de l'articulation de la vente d'appareils et de softwares proposant des interfaces ergonomiques, il ne fait aucun doute que la valeur de l'innovation produite dans cet écosystème revient à Apple. Soit.

Mais pourquoi la stratégie d'Apple est-elle efficace, en particulier auprès des étudiants ? Du point de vue de l'utilisateur, le web dans les nuages abaisse considérablement le degré d'exigence sur les performances hardware des ordinateurs. Pour une majorité de gens, ce qui est essentiel, c'est que l'ordinateur me permette de développer des usages sur le web à travers un navigateur et/ou depuis des bases de données de contenus stockées dans les nuages.

Ce qui compte ce n'est plus la taille du disque dur ou la richesse des logiciels, mais l'efficacité de mes interactions avec le meilleur des interfaces à partir de contenus web (l'utilisabilité en fait). Bon nombre des applications de l'App store n'ont AUCUNE utilité sans les contenus ou services issus du web qu'il soit ouvert ou pas (que l'on songe à des Drop box, des googles docs, des IMDB, Wikipédia, etc.). Rappelons que la licence d'utilisation d'un des symboles du web ouvert, Wikipédia, permet les usages commerciaux, donc la réalisation d'interfaces d'accès innovantes à son contenu, donc son intégration dans ce genre d'écosystème au bénéfice de l'utilisateur, faut-il s'en plaindre ?

En fait un Ipad déconnecté, c'est un ipad presque inutile, sauf à en faire une console de jeux ! L'écosystème vertical d'Apple est en réalité consubstantiel aux contenus et services du web dans les nuages. Dès lors, l'opposer au "web ouvert" au nom de sa défense ne me semble pas pertinent sauf à penser que le potentiel d'innovation des sociétés occidentales existe en quantité limitée, ce qui ne me semble pas crédible un instant.

Vigilance, contres-pouvoir et viralité

Pour autant, tout cela pose AUSSI la question de censures de nature clairement politiques comme celle qui a récemment touché le Prix Pulitzer dans cet article du Monde :

Mark Fiore, caricaturiste américain, a beau avoir remporté le prix Pulitzer du dessin de presse, Apple lui interdit de mettre ses animations sur l'Apple Store. Certaines de ses réalisations multimédias entreraient en violation avec les conditions d'utilisation de la plate-forme.

Sur Rue89 on apprend que :

Aux Etats-Unis (pas en France), cette nouvelle a déclenché une fronde contre Apple. L'entreprise s'est donc sentie obligée de proposer à Mark Fiore de soumettre à nouveau son application [Steve Jobs lui a même, fait rare, présenté des excuses,ndlr].

A la censure doit répondre la mobilisation, d’autant plus facilitée par la nature virale de la circulation des informations dans l’immense communauté des utilisateurs des produits Apple. Oui mais en dehors de cette communauté ? Concrètement ? Récemment, est apparue une extension firefox (prochainement disponible sur d’autre navigateurs) CensorCheap.

L’idée est de détecter (automatiquement) de répertorier et de dénoncer les sites bloqués par les fournisseurs d’accès : La sagesse des foules au service de la lutte contre la censure. C’est un paradoxe contemporain : l’atteinte à l’image d’une entreprise a une efficacité proportionnelle à sa taille et c’est un levier de changement bien plus efficace que la mobilisation pour une régulation de nature politique surtout lorsqu’elle se situe à l’échelle mondiale… Belle illustration : “Là où croit le danger, croit aussi ce qui sauve.” (Hölderlin)

De la nécessaire dissémination des contenus

Parlons des contenus et de la presse en particulier : la vision Minitel 2.0 présuppose que les usagers de l’Ipad utiliseront massivement les applications presse dédiées payées à prix d’or. Les producteurs de contenus ont identifié l’Ipad comme une machine de guerre contre la diffusion gratuite de leurs contenus sur le web. Je pense au contraire comme Narvic que l’intérêt de beaucoup d’utilisateurs va se tourner vers des agrégateurs :

Ce que n’ont pas compris non plus les éditeurs de presse, c’est que si leurs applications iPhone (puis iPad) ne donnaient accès qu’à leur seul site, labellisé sous leur propre marque (reconstituant la formule du « paquet » qui avait fait leur succès dans l’univers du papier), d’autres applications ne manqueraient pas, également, de permettre la consultation de leurs sites de manière transversale et fragmentée, comme le permettent les agrégateurs de toutes sortes sur le web. Je citais déjà, en février, l’application LeNewz, « un GoogleNews pour mobiles », en imaginant que d’autres, plus ergonomiques, plus sociales, plus personnalisables, etc., ne manqueraient pas d’arriver avec l’iPad. Et bien ça y est, elles arrivent ! Pulse News etFlipboard, pour commencer. On attend déjà la suite.

Narvic sera content d’apprendre que depuis la sortie de l’Ipad en avril, selon cette étude menée en aout en Australie, sur les 6 premières applications payantes pour la presse sur l’Ipad, 5 sont des agrégateurs ! L’Ipad est d’abord une révolution en terme d’interface homme-machine, c’est bien en cela que c’est un objet attractif, nouveau, fascinant. Ce que propose Apple ne sauvera pas les producteurs de contenus (y compris les éditeurs) qui n’accepteront pas d’y disséminer leur valeur ajoutée et qui continueront à jouer le contenu contre l’interface, le contenu contre l’expérience-utilisateur exactement comme l’exprime Narvic. C’est bien tout le problème des éditeurs et des patrons de presse qui n’ont pas compris qu’ils devaient libérer leurs contenus pour tirer plein avantage du potentiel d’innovation des interfaces. Il est certain qu’il ne pourront le faire qu’à condition d’expérimenter de nouveaux modes de financement de la création. C’est la quadrature du cercle du web d’aujourd’hui. Des pistes existent, comme le souligne Lionel Maurel qui en détaille quelques unes dans ce billet.

Le danger est bien entendu qu’Apple contrôle les contenus, exerce une censure de nature politique, et AUSSI que les contre-pouvoirs ne soient pas à la hauteur. Je ne nie pas une seconde que le contrôle de l’offre soit d’inquiétant, mais, au fond, dans un modèle qui est celui de la longue traîne, Apple n’a-t-il pas plutôt un intérêt commercial à ce qu’un maximum de contenus se disséminent pour voir éclore des interfaces d’accès rentables à ces contenus ?

Dans ce modèle, les fournisseurs de contenus ont intérêt à proposer une masse de contenus la plus large possible. Les contenus académiques gratuits présents en masse sur Itunes U ne sont-ils pas aussi présents sur internet ? De plus, le danger de monopole repose sur le présupposé d’un guichet unique qui nie la diversité des offres et des pratiques considérant le fournisseur de contenus comme exclusif alors que dans les faits, à l’échelle micro-sociale, à l’échelle des croisements entre des pratiques connectées et déconnectées, c’est loin d’être aussi évident !

Force est de constater qu’aujourd’hui, sur le web comme sur l’appstore, ce ne sont pas les moyens de diffusion qui manquent à quiconque souhaite s’exprimer… Entendez-moi bien, je ne nie pas les dangers d’une transformation de l’idée d’une licence globale en licences privées, mais je ne peux me résoudre à y voir le même danger qu’avant le web social. Je n’arrive pas à me dire qu’avec de telles tailles de catalogues, un internet qui permet à bas coûts de produire et de diffuser de l’information l’utilisateur va être muselé, perdant, formaté par une offre contrôlée.

Alors on va me dire que l’enjeu ne semble plus tant être au niveau du contrôle de l’offre que de celle de l’influence des marchands à attirer notre attention sur tel ou tel contenu. Là aussi il y a des peurs excessives.

En finir avec la seringue hypodermique !

Jean-Marc Manach (qu’on ne peux décemment pas accuser d’optimiste ni de naïf) dans Place de la Toile affirme avec raison beaucoup plus s’inquiéter de l’explosion des fichiers nominatifs mis en oeuvre par le pouvoir politique et du développement de la vidéo-surveillance que du marketing d’un facebook, d’un google ou d’un Apple. Cela ne veut absolument pas dire qu’il ne faille pas s’en préoccuper. J’ai moi aussi tendance à vraiment m’inquiéter des (més)usages politiques des informations personnelles et définitivement du mal à croire aux effets surpuissants du marketing au sens où l’entend Olivier :

In fine, c’est le contrôle et l’instrumentation totale de la part de pulsionnel et d’impulsivité (au sens d’achat impulsif en sciences de gestion : voir cet article .pdf) de chaque comportement connecté qui sous-tend l’ensemble de l’offre aujourd’hui disponible dans les boutiques du web : nous dire quoi acheter, quoi aimer, contre quoi se révolter, nous dire ce qui est bien ou mal, ce qui est moral ou ne l’est pas.

La dénonciation de la captation marchande de la libido et de l’aliénation par la consommation s’inscrit dans la tradition critique issue de l’Ecole de Francfort. Pour les médias, elle s’incarne dans la théorie de « la seringue hypodermique », qui postule que le comportement des humains répond aux stimuli informationnels. Il suffirait donc d’injecter une bonne dose d’information, de communication, de propagande ou de séduction pour obtenir l’effet recherché par le locuteur.

En réalité, cette théorie a été remise en cause dès les années 50 par les travaux de Paul Lazarsfeld sur les leaders d’opinion et la two step flow theory, et bien d’autres ensuite. Les travaux de MacLuhan, en particulier l’adage “le médium c’est le message” ont parfois été compris comme un déterminisme de l’outil qui déplace l’influence du côté des appareils.

C’est bien là ce qui me gêne : les médias, comme le marketing, comme les outils N’ONT PAS une influence directe et massive sur les individus. Si j’admire beaucoup les brillantes analyses d’Olivier sur les rapports de forces globaux qui se dessinent aujourd’hui, il me semble qu’on ne peut se contenter de dénoncer l’aliénation produite par des systèmes techniques en dehors de leur contexte de réception.

J’aime beaucoup la métaphore de Kim Christian Schröder dans cet article de 1990 de la revue Réseaux : intitulé : Vers une convergence de traditions antagonistes ? Le cas de la recherche sur le public :

“Si le contenu des productions des médias commerciaux peut-être un “aliment pour l’esprit”, il nous faut alors penser l’étape de la réception comme une étape de digestion progressive plutôt que d’injection instantanée. Et, pour rester dans la métaphore, les prédispositions psychologiques de chaque spectateur individuel font qu’il est susceptible de métaboliser la nourriture, de même, d’ailleurs, et, différemment, les stimulants les plus équivoques. En allant toujours plus loin, le téléspectateur ne peut désormais plus être considéré comme une cible atomisée et sans défense devant l’arsenal des médias mais doit être appréhendé comme un être social pourvu d’une identité culturelle spécifique formée par les relations interpersonnelles de la communauté ou des communautés dont il relève.

Passionnant article qui retrace l’opposition, le rapprochement et l’imbrication des deux paradigmes opposés de la recherche sur les mass-médias (la télévision en particulier). D’un côté le paradigme sociologique empirique (effets mesurables des médias) et de l’autre le paradigme critique (inspiré de l’Ecole de Francfort). La recherche sociologique sur les médias et la publicité s’est orientée depuis 1980, dans une voie mixte qui s’efforce de limiter le réductionnisme de l’effet mesurable quantitativement par l’usage des appareils interprétatifs issus de la linguistique et de la sémiologie. L’ensemble permet de redonner du sens aux pratiques individuelles sans nier pour autant l’influence réelle globale des messages des médias. Un monde complexe nécessite une approche complexe, on parle de sociologie pragmatique.

Alors bien sûr on pourra m’objecter que la critique est plus subtile en convoquant Foucault et Deleuze : les dispositifs de contrôle sont insidieux.

Ce qui se joue aujourd’hui avec tout ce maillage systémique planétaire, ce déploiement du méga-réseau matriciel à vocation ubiquitaire, c’est un processus de globalisation des « sociétés de Contrôle » , fluides, ouvertes, modulaires, multipolaires et à géométrie variable comme installation d’un nouveau régime de domination qui remplacent peu à peu les « sociétés disciplinaires » (Foucault) avec la crise généralisée des milieux d’enfermement en système clos (familles, écoles, armée, usines, prisons, hôpitaux, etc.) ainsi que l’avait bien vu à la même époque Gilles Deleuze, et où, entre autres choses, les individus deviennent peu à peu des entités « dividuelles » encodées comme multiplicité de données dans un macro-système d’information. « Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. (..) On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ». (..) les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs (..). Ce n’est pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme. » plus loin :

“Le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres » affirmera ainsi sans détours Gilles Deleuze.”

Franchement, je reste perplexe devant ceux qui d’un côté déclarent l’éclatement du sujet et donc sa soumission pieds et points liés à des forces incontrôlables (on est pas si loin de la seringue non ?) et de l’autre glorifient le pouvoir des individus en réseaux, des hackers-bidouilleurs comme chevaliers de ces temps post-modernes. Et les auteurs de cet article paru sur Framablog de dénoncer le web 2.0 comme une ruse du capitalisme, au lieu d’y voir un facilitateur d’expression et d’exercice de la liberté de parole des individus…

La question est à la fois philosophique et politique, est-ce qu’on considère que le sujet atomisé se décompose en “dividuels” sous contrôles ou est-ce qu’on pense que le sujet a une autonomie (et laquelle?) par rapport aux influences culturelles économiques et sociales ? Grande question, qui est une question d’équilibre !

En somme, il me semble qu’il ne faut pas se tromper de combat. Dénoncer le “consumérisme” des acheteurs d’Ipad au nom de la défense d’un “web ouvert” est une manière pratique de nier la complexité des usages, une manière de trouver dans Apple un coupable idéal qui n’est, au fond qu’un producteur d’interfaces, un diffuseur de contenus et l’architecte d’un écosystème très rentable basé sur l’innovation à partir de contenus de ce même web !

L’Ipad, c’est un bout de tuyau ergonomique, le vrai enjeu, il me semble, c’est celui de la possibilité d’y mettre tous les contenus que l’on veut. Force est de constater qu’aujourd’hui c’est politiquement et concrètement possible. Demain ? Nous avons besoin d’une libre circulation de données, de contenus accessibles et d’un Internet neutre, conditions de possibilités de la libre expression de chacun et de la construction de la connaissance.

L’Ipad, ce pharmakon.

Cet article a été publié initialement sur Bibliobsession

Illustrations FlickR CC : Amadeusz Jasak, Richard Giles

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