Comment une poignée de geeks a défié l’URSS

Le 2 février 2011

Il y a vingt ans, quand Gorbatchev a du affronter un putsch, un seul canal soviétique a survécu à la censure des médias: et Usenet inventa l'activisme en ligne

URSS, 19 août 1991: huit apparatchiks exerçant de hautes fonctions au sein de l’Union soviétique profitent des vacances de Mikhaïl Gorbatchev dans sa datcha de Crimée pour tenter de prendre le pouvoir par la force. Hostile aux réformes, ce “Gang of Eight” de communistes orthodoxes (qui se fait appeler comité d’Etat pour l’état d’urgence) veut enrayer la perestroïka et la perte de contrôle des pays satellites. Alors qu’il visait à sauver les apparences d’une Union nécrosée, ce putsch raté précipita sa chute.

Mais il existe un aspect méconnu de cet épisode historique déjà largement documenté. Pendant les deux jours du coup d’Etat, tandis que Boris Elstine haranguait la foule juché sur un tank, pendant que la communauté internationale s’offusquait, tous les médias russes étaient mis en coupe réglée, soumis au blackout. Tous les canaux étaient fermés, sauf un: Usenet, cet aïeul des chatrooms capable de survivre sans l’assistance d’Internet. Pendant 48 heures, quelques dizaines d’individus ont alimenté ce petit tuyau, dernier moyen de communication vers l’extérieur.

Échange d’informations avec Helsinki

Comment réussir un tel tour de force? A cette époque, Relcom (pour Reliable Communications, “communications fiables”, NDLR) est un petit réseau indépendant fonctionnant sans les subsides de l’Etat. Ses clients fournissent leur propre modem et payent une cotisation de 20.000 roubles (sur un principe qui n’est pas sans rappeler le projet d’OpenLeaks). En tout, il connecte près de 400 organisations dans plus de 70 villes soviétiques, et utilisent UNIX et Usenet pour échanger des informations.

Les flux de Usenet en 1991

Depuis août 1990, Relcom a noué un partenariat avec EUnet, ancêtre des fournisseurs d’accès à Internet modernes. Ainsi, le petit projet soviétique, rendu viable par la Glasnost, est ouvert sur le monde, dialoguant avec un bureau d’Helsinki une fois par heure, par le truchement d’un bon vieux modem (sur un principe qui n’est pas sans rappeler l’initiative de FDN en Egypte, cette fois-ci). Ironie du sort, c’est grâce au prestigieux Institut de Kurchatov d’énergie atomique, fleuron de la recherche russe, que ce programme a pu voir le jour.

En s’appuyant sur l’architecture déjà très au point – et décentralisée – de Usenet (développé dès 1982 en URSS), ces proto-cyberactivistes s’emparent alors de l’outil à leur disposition pour contourner la censure traditionnelle, encore très ignorante des possibilités d’Internet. En résultent ce genre d’échanges, qui ne dépareilleraient pas sur Twitter en 2011:

Pour ceux qui sont intéressés, les déclarations de Eltsine sur la tentative de renversement de Gorbatchev peuvent être lus sur le newsgroup Usenet talk.politics.soviet

<USENET> 11h45 – 3 divisions de l’Armée Rouge ont rejoint le camp de Eltsine
<Scofield> Information confirmée. Source: Radio City News, 15h GMT +3, Helskinki, Finlande
<USENET> Posté depuis news-server@kremvax.hq.demos.su
<USENET> Un homme aurait été tué par des militaires à Riga, la nuit où Gorbatchev aurait été exfiltré de Crimée.
<USENET> Un mandat d’arrêt a été émis contre Boris Eltsine. C’est la première fois. La source est NBC.
<Scofield> Service d’information finlandais – télex de 16h: l’Union européenne tiendra une réunion d’urgence vendredi. Mitterrand a essayé d’appeler Gorbatchev plusieurs fois.
<muts> 200.000 manifestants à Leningrad. 400.000 à Chisinau (capitale de la Moldavie, ndlr)

“Ils l’ont seulement oublié”

Près de vingt ans avant l’avènement de l’expression consacrée “révolution Twitter”, quand le web n’existait pas encore et que l’Internet domestique était encore à l’état embryonnaire, voilà comment Usenet a préfiguré les usages que l’on semble découvrir aujourd’hui. Les similitudes sont nombreuses: comme en Egypte ces jours-ci, certains mettaient les utilisateurs en garde contre le risque de congestion, les appelant de leurs voeux à ne recourir au service que pour poster des informations relatives à la situation politique en cours. Polina Antonova, qui travaillait chez Relcom à l’époque, écrit ceci au moment de l’initiative:

Ne vous inquiétez pas, nous allons bien, même si nous avons peur et que nous sommes en colère. Les rues de Moscou sont remplies de chars, je les déteste. Ils essaient de fermer tous les médias, ils ont coupé le signal de CNN il y a une heure, et la télévision soviétique ne diffuse plus que des opéras et de vieux films. Mais, Dieu merci, ils ne considèrent pas Relcom comme un média de masse, ou ils l’ont seulement oublié. Désormais, nous transmettons suffisamment d’informations pour être emprisonnés jusqu’à la fin de nos jours :-)

A l’heure du dégroupage total et du très haut débit, ce témoignage ne signifie pas que le web politique est un combat d’arrière-garde: il ne fait que l’ancrer dans une réalité historique.

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Crédits photo: archives Relcom, Flickr CC iamtheo

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