Internet, grand absent de la littérature contemporaine

Le 5 février 2011

Peu de romans contemporains évoquent Internet. Dans un récent article du Guardian, Laura Miller s'est demandée pourquoi et perçoit le début d'un changement.

La lecture de la semaine est un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 15 janvier dernier. On le doit à Laura Miller, il est intitulé “Comment le roman en est venu à parler de l’internet”.

Laura Miller commence par un constat : comme David Foster Wallace l’avait fait dans les années 90 à propos de la télévision, elle s’étonne que très peu d’écrivains américains ne relèvent le défi d’intégrer Internet dans leurs textes. Et Laura Miller d’observer qu’il y a plusieurs stratégies à l’œuvre.

Écrire un roman historique est la manière la plus simple d’éviter de se confronter à Internet, il suffit pour cela de faire remonter son histoire à une décennie ou deux.

Autre stratégie, les auteurs peuvent utiliser des populations qui sont à l’écart de la modernité pour des raisons culturelles, comme les immigrés récents et leurs familles – un choix très courant dans la fiction contemporaine, note Laura Miller. Il y a aussi le recours aux marginaux géographiques, les gens qui vivent dans des zones rurales reculées où l’accès au réseau est difficile. Il est notable que nombre de fictions américaines récentes se déroulent dans des ranchs. Elle cite quelques exemples. Et c’est particulièrement curieux, note-t-elle, quand vous considérez que la plus grande majorité des gens qui écrivent et lisent ces livres habitent dans des villes ou leurs proches environs. Peut-être est-ce parce que les personnages de ces romans qui se déroulent dans des ranchs passent la plupart de leur temps à conduire des camions sur des routes infinies, ou à grimper des sommets enneigés pour secourir des animaux, scénarios dans lesquels il n’y a aucun danger qu’une télé soit allumée ou un ordinateur ouvert.

Réel vs idéal

Le romancier américain, explique Laura Miller, est balloté entre deux impératifs de plus en plus contradictoires. Le premier est l’injonction à dépeindre la vie quotidienne. C’est sans doute un cliché, mais l’idée que les écrivains sont les mieux placés pour dire les dilemmes de la vie contemporaine est tenace. Après les attentats du 11 septembre, tout écrivain de fiction a reçu des dizaines d’appels de rédacteurs en chef cherchant des idées et réflexions qu’une usine de journalistes accomplis n’était manifestement pas en mesure de convoquer par eux-mêmes.

Ce qui nous amène à l’autre territoire désigné du romancier américain : la profondeur muséographique. Plus la littérature est conduite vers les faubourgs de la culture, plus elle est chérie comme un sanctuaire, loin de tout ce qu’il y a de vulgaire, de superficiel et factice dans cette culture. La littérature devient alors le lieu où l’on se retire quand on est fatigué des divorces de stars, des intrigues de bureau, des procès du siècle, des derniers produits Apple, des engueulades par mail, et du sexting – bref, quand on est lassé de ce qui occupe l’esprit et les conversations de tout autre que nous-mêmes.

Si ces deux missions semblent incompatibles, c’est parce qu’elles le sont vraiment. Pour les accomplir toutes les deux ensemble, il faut être capable de dériver de l’atemporel à une série de frivoles maintenant, et il faut persuader les lecteurs que vous leur avez donné ce qu’ils voulaient en leur présentant ce qu’ils essayaient de fuir en venant vous voir. Rien de surprenant à ce que les romanciers américains aient trouvé plus simple de se retirer de la course à la vie quotidienne, surtout quand la télévision était l’ennemi désigné. Bien sûr, les gens passent (ou passaient) six heures par jour à regarder la télévision, mais, dans les faits, ils ne font rien quand ils sont face à leur télé. Vous pouvez tout à fait traiter ce temps de la même manière que celui que vos personnages passent à dormir : en faisant comme s’il n’existait pas.

Nouveaux territoires de l’activité quotidienne

En revanche, et comme on nous le répète à longueur de journée, il en va tout autrement avec l’Internet. Seule une petite partie du temps passé sur Internet relève de la consommation passive, le reste a complètement supplanté les anciens territoires de l’activité quotidienne et de l’interaction humaine. Et Miller de citer les sites de téléchargements qui ont remplacé les disquaires, les sites de rencontre qui ont remplacé les bars et soirées, les smartphones qui nous empêchent de nous perdre, les réseaux sociaux qui font ressurgir les vieilles amours et amitiés, etc.

L’internet a changé notre vie d’une manière infiniment plus profonde que la télévision, mais la plupart des romanciers – et j’entends par là ceux qui font une littérature réaliste, avec des intrigues et des personnages – ont scrupuleusement évité d’en faire un sujet espérant peut-être que, comme la télévision, on pouvait faire comme si ça n’existait pas. Ils ont laissé le champ aux auteurs d’anticipation, comme William Gibson ou Cory Doctorow, ou aux auteurs de romans policiers. Certes, il y a toute une flopée de romans gadget – comme des romans à l’eau de rose écrits entièrement en mail ou en texto –, mais les descriptions un peu sérieuses de la manière dont la technologie s’inscrit dans la vie des gens sont très rares.

Vers un renouveau

La situation commence à changer. Et l’auteure de citer plusieurs romans américains parus ces dernières années qui se sont emparés de ces questions : David Foster Wallace dans The Pale King, son roman posthume, Jonathan Lethem et son Chronic City qui vient de paraître chez L’Olivier, The Financial Lives of the Poets de Jess Walter (La vie financière des poètes qui devrait paraître en avril chez Rivages), Glover’s Mistake de Nick Laird, Freedom, le dernier Jonathan Franzen, Super Sad True Love Story de Gary Shteyngart et A Visit from the Goon Squad de Jennifer Egan. Je ne vais pas reproduire ici les analyses que fait Miller de chacun de ces textes, vous les trouverez si ça vous intéresse dans l’article original du Guardian.

Je remercie Hubert Guillaud d’avoir signalé ce texte qui fait parfaitement écho à des conversations que nous avons eues plusieurs fois, et où l’on déplorait conjointement l’absence des problématiques numériques dans la littérature contemporaine française. Je suis presque satisfait de constater qu’il en a longtemps été de même dans la littérature contemporaine américaine. Il faudrait aussi signaler les exceptions. Houellebecq, je l’ai déjà fait ici, mais aussi Virginie Despentes, et son dernier roman Apocalypse Bébé, dont je parlerai prochainement.

>> Article initialement publié sur Internet Actu

>> Crédits Photo Flickr CC : brianjmatis, visual07, Vlastula

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