Et si on fichait l’ADN de tous les policiers ?

Le 16 février 2011

Le ministère de l'Intérieur propose de ficher l'ADN de l'ensemble des gendarmes et des policiers. Objectif: éviter qu'ils ne soient confondus avec les criminels et délinquants qu'ils croisent sur leur route...

La semaine passée, L’Express révélait que “le ministère de l’Intérieur, en coordination avec les syndicats de police, a lancé une réflexion sur la création d’un fichier génétique spécifique dans lequel seraient intégrés les profils ADN de tous les enquêteurs” :

Cette base de données, appelée “base d’exclusion”, serait distincte de l’actuel Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg), qui recense, lui, les personnes mises en cause et les condamnés.

L’objectif est d’éviter les erreurs sur les scènes de crimes, où les enquêteurs laissent parfois leurs propres traces biologiques. Le seuil de détection étant aujourd’hui très bas, plusieurs cas de “pollution” ont ainsi été observés ces dernières années, y compris dans des affaires sensibles.

Le risque de “pollution” est bien réel, comme le montre l’enquête que j’avais consacrée aux erreurs imputables aux “experts” de la preuve par l’ADN, ou encore, et de façon plus prosaïque, ce commentaire posté en réponse à l’article de l’Express :

Ca me parait évident que c’est nécessaire, d’abord les rares cas de pollution, c’est assez faux; Quand j’ai bossé dans les banques très rapidement j’ai dû bloquer tous les policiers qui venaient lors de braquage qui commencaient a mettre les mains sur les portes des sas, ne prenaient pas de gants a l’intérieur etc etc.. certes ce ne sont pas des meurtres mais quand on voit cette négligence affichée, on tombe des nues.

Quand l’ADN rend parano

On peut raisonnablement penser que les policiers sont aujourd’hui, de plus en plus formés, pour éviter de polluer ainsi une scène de crime ou de délit. Mais la réflexion initiée par le ministère de l’Intérieur démontre que le risque est loin d’être nul.

Un autre internaute, plus suspicieux, craint de son côté que “les policiers dont l’ADN sera retrouvé sur le lieu d’un crime seront automatiquement considérés comme innocents, l’ADN relevé étant consécutif à une “erreur”. Très pratique. Dans un état policier, evidemment…


Le problème est ailleurs : en 2001, près de la moitié des policiers britanniques à qui leurs supérieurs avaient de même réclamé leur ADN avaient tout simplement refusé d’être ainsi fichés, pour les même motifs. Leurs craintes étaient doubles:

. que des malfrats mal intentionnés ne prélèvent intentionnellement des mégots de clope, mouchoirs ou verres de policiers pour les laisser sciemment sur une scène de crime afin de les incriminer, et au motif que rien n’empêchera la police d’utiliser la “base d’exclusion” afin d’y rechercher des suspects (on a en effet déjà vu des malfrats laisser ainsi sciemment des traces ADN de leurs meilleurs ennemis sur les lieux de leurs propres délits);

. que la base de données génétiques ne soit, à terme, utilisée par des assureurs et autres mutuelles, ou encore pour effectuer des tests de paternité. Une crainte a priori injustifiée si l’on s’en tient aux objectifs affichés du fichier. Une crainte pas si irrationnelle que cela lorsque l’on se penche sur l’évolution des fichiers génétiques.

On a ainsi longtemps pensé que les segments qualifiés de “non-codants” enregistrés dans le FNAEG interdisaient tout tri sélectif en fonction de caractéristiques génétiques (couleur de peau, maladie, etc.). Or, il semblerait qu’”il n’y a pas d’ADN “neutre, et qu’à terme on puisse discriminer des empreintes génétiques en fonction de telles ou telles caractéristiques…

Plus important : depuis ses débuts, le fichier ADN n’a cessé de grandir, grossir, s’élargir et de dériver de ses finalités premières. Petit retour en arrière.

Les paranos ne sont pas ceux qu’on croit

Dans l’émission que TF1 lui a gracieusement offert, Nicolas Sarkozy a quelque peu travesti la réalité en déclarant qu’il était celui qui avait créé le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) :

Lorsque j’ai créé le fichier d’empreintes génétiques pour les délinquants sexuels, souvenez-vous en 2003 le scandale que cela a fait. Aujourd’hui, on retrouve un coupable de viols sur deux !

Ce n’est pas grâce à leur ADN que l’on retrouve un violeur sur deux, et l’efficacité du fichier est loin d’être aussi probante. Fin 2009, le ministère de l’intérieur avait ainsi répertorié 17 740 rapprochements d’affaires entre des traces et des personnes précédemment “mises en cause“, et 5 840 avec des personnes condamnées, soit un total de 23 580 affaires (plus 4 231 rapprochements “traces/traces mais qui, faute d’avoir identifié le propriétaire de ces traces, ne peuvent à ce jour aboutir).

Le FNAEG répertoriant l’ADN de 1 214 511 personnes (à raison de 280 399 condamnés, et 934 112 “mis en cause“), ce sont donc 1.94% des personnes fichées (2,08% des condamnés, et 1,89% des “mis en cause“) qui se sont retrouvés suspectées d’un crime ou d’un délit du fait d’avoir été génétiquement fichées.

ANNÉE ACTIVITÉ ET ENREGISTREMENTS CUMULÉS DEPUIS LA CRÉATION DU FNAEG
Profil génétique
des personnes
condamnées
Traces
non
identifiées
Profil génétique
des personnes
mises en cause
Rapprochement d’affaires
Traces/
traces
Traces/
mises
en cause
Traces/
condamnés
31 décembre 2009 280 399 62 258 934 112 4 231 17 740 5 840

Dans son rapport annuel intitulé Criminalité et délinquance enregistrées en 2010, l’Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ), l’usine à statistiques du ministère de l’intérieur, dénombre 10 108 viols (dont 5 388 sur mineurs) pour la seule année 2010. On est donc bien loin de l’identification d’un violeur sur deux grâce à l’ADN… Mais on aimerait bien, effectivement, en savoir plus sur la teneur de ces “rapprochements“, le type d’affaires que cela concerne, les conséquences judiciaires que cela a pu avoir, l’évolution du nombre et de la qualité de ces “rapprochements“…

Les paranos ne sont pas ceux qu’on croient

Plus gênant encore : ce n’est pas Nicolas Sarkozy qui a créé le FNAEG, quoi qu’il en dise. Comme le rappelle Wikipedia, le fichier a été créé, par le gouvernement socialiste, au travers de la loi Guigou du 18 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles, afin de ficher les personnes impliquées dans les infractions à caractères sexuelles.

En novembre 2001, ce même gouvernement socialiste élargissait son champ d’application dans sa loi pour la sécurité quotidienne (LSQ) aux crimes d’atteintes volontaires à la vie de la personne, de torture et actes de barbarie et de violences volontaires, aux crimes de vols, d’extorsions et de destructions, dégradations et détériorations dangereuses pour les personnes, et aux crimes constituant des actes de terrorisme.

Nicolas Sarkozy, lui, s’est contenté -si l’on peut dire- de l’élargir, non seulement aux personnes reconnues coupables de la quasi-totalité des simples délits, mais également aux personnes “mises en cause” dans ces types de délits.

Ce qui est reproché à Nicolas Sarkozy, ce n’est pas d’avoir créé le fichier génétique des délinquants sexuels, mais d’avoir élargi ce dernier aux simples suspects de la quasi-totalité des crimes et (surtout) des délits. D’où l’explosion du nombre de personnes fichées : 2100 en 2001, 1,2 million de personnes fin 2009, soit 1,86% de la population française. D’où le fait que près de 75% des personnes qui y sont fichées sont donc toujours “présumées innocentes“. D’où, enfin, les nombreux problèmes rencontrés depuis avec ces faucheurs d’OGM, manifestants et enfants que des gendarmes et policiers voulaient ficher.

Rajoutez-y le fait que la consultation du FNAEG a été rendue possible aux policiers d’un certain nombre de pays étrangers, alors même qu’aucun accord n’a été trouvé pour ce qui est de la protection des données personnelles ainsi échangées, et l’on comprend déjà un peu mieux ceux qui critiquent le FNAEG, à l’instar d’Olivier Joulin, du Syndicat de la magistrature, que j’avais interviewé en 2007 :

Selon une méthode éprouvée, dans un premier temps on justifie une atteinte générale aux libertés publiques en insistant sur le caractère exceptionnel [infractions sexuelles graves] et sur l’importance des modes de contrôles, en particulier concernant l’habilitation des personnels et les protocoles à mettre en œuvre.

Ils nous avaient été vantés pour rassurer les personnes qui criaient aux risques d’atteintes aux libertés. Puis on élargit le champ d’application du Fnaeg, qui concerne aujourd’hui presque toutes les infractions, et on réduit les possibilités de contrôle. L’exception devient la norme.

Olivier Joulin dénonçait également la “perméabilité” des fichiers, et donc le fait que le risque ne relève plus tant des autorités publiques (“sauf dérapage de type écoutes de l’Elysée“) que de la possibilité de les voir détournés par des gens du secteur privé, ou des autorités d’autres pays hors du contrôle des juridictions françaises.

Interrogé par Le Monde sur cette montée en puissance du FNAEG, Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, se déclarait lui aussi, l’an passé, pour le moins circonspect :

Il faut reconnaître qu’il permet de résoudre des affaires, mais on est maintenant dans une logique d’alimentation du fichier. Personne ne prône le fichage généralisé, mais, de fait, on est en train de l’effectuer.

Alors, pourquoi ne pas ficher l’ADN de tous les policiers, et puis de tous les gendarmes aussi, et les pompiers, infirmiers, sans oublier les magistrats (qui ont accès aux scellés), les surveillants pénitentiaires (qui sont au contact de criminels), les personnels hospitaliers (qui s’occupent des victimes sur qui l’on prélève des traces génétiques)…

Aux USA, certains commencent à s’intéresser à l’ADN des familles des criminels et délinquants en fuite (ou qui n’ont pas encore été fichés), afin de voir si, d’aventure, on ne pourrait pas leur imputer certains crimes et délits impunis. En France, deux hommes politiques au moins, Christian Estrosi et Jean-Christophe Lagarde, se sont déjà prononcés pour un fichage génétique généralisé de l’ensemble de la population, “dès la naissance“, avait précisé Estrosi. Un objectif repris, en 2009, par les Emirats Arabes Unis :

La première étape est de mettre en place l’infrastructure, et d’engager les techniciens de laboratoire. Ce qui devait nous prendre environ un an.

Le but est de ficher, à terme, la totalité de la population.

Notre objectif est d’échantillonner un million de gens par an, ce qui devrait nous prendre 10 ans si l’on prend en compte l’évolution de la population.

Les Emirats Arabes Unis sont le premier pays à avoir décidé de ficher les empreintes génétiques de l’intégralité de sa population, expatriés, immigrés et “visiteurs” compris, indéfiniment -ou au moins jusqu’à leur mort.

Les tout premiers à être fichés seront les mineurs, au motif que “la majeure partie des criminels commencent lorsqu’ils sont jeunes. Si nous les identifions à cet âge, il sera plus simple de les réhabiliter avant qu’ils ne commettent de crimes encore plus graves“.

Plus c’est gros, moins ça passe

Élie Escondida et Dante Timélos, auteurs d’un “guide de self-défense juridique“, Face à la police / Face à la justice, rappellent que la preuve par l’ADN n’est jamais qu’une méthode statistique, et que les “experts” n’analysent jamais l’intégralité d’une “empreinte” ADN, mais qu’ils en dressent un “profil” :

Deux ADN différents peuvent donner deux profils ADN semblables justement parce que le profil n’utilise qu’une fraction de l’ADN et non l’ADN dans sa totalité.

Pour pallier ces difficultés, les experts vont se livrer à un calcul de probabilités. L’idée est simple. Même si on ne peut certifier que deux profils ADN identiques représentent bien un ADN unique, il est toujours possible d’essayer d’estimer la probabilité d’une coïncidence fortuite.

Autrement dit, le résultat d’une expertise ADN n’est pas, contrairement à ce qu’on croit, une affirmation du type « l’ADN retrouvé dans cette trace appartient à telle personne » mais bien une affirmation du type « il y a x probabilités pour que l’ADN retrouvé dans cette trace appartienne à telle personne ».

Si on peut réfuter, avec une certitude absolue, l’identité entre deux profils, on ne peut en revanche jamais confirmer celle-ci avec une certitude de 100 %.

Pour Raphaël Coquoz, chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de l’université de Lausanne et spécialiste de l’ADN, on “accorde trop de valeur” à l’ADN : “l’analyse ADN donne une probabilité que telle ou telle personne ait été présente à un endroit. Le concept de probabilité est parfois difficile à entendre quand on aimerait voir les choses en blanc ou en noir.

Or, comme l’expliquent Escondida et Timélos, “plus un fichier augmente en taille, plus il est censé être efficace, mais plus sa fiabilité théorique est en chute libre“… Dit autrement : plus on fichera de gens, plus la probabilité d’en faire quelque chose de probant diminuera.

L’enfer est pavé de bonnes intentions.

Illustration CC FlickR : micahb37 et extraite d’une brochure appelant au refus du fichage ADN.

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