Huiles de schiste: voyage au pays de l’or noir, à 60kms de Paris

A moins de 60 kms de Paris, les sociétés Toréador et Vermilion ont débuté en toute discrétion une campagne d'exploration pour des huiles de schiste, forant dans la source d'eau potable de centaine de milliers de Franciliens.

A Paris, on n’a pas de pétrole. En tout cas pas à moins de 60 kilomètres de Notre-Dame. Il faut partir à l’Est, dépasser Meaux et La-Ferté-sous-Jouarre, ignorer les hameaux emmitouflés de forêt le long de la D204, continuer après le chapelet de vieilles fermes de La Butheil en direction de Rebai et ralentir pour regarder attentivement à droite quatre talus entourés de piquets de bois.

C’est là que Toréador, société pétrolière propriété du fonds d’investissement du frère de Patrick Balkany, espère faire fortune en tirant du pétrole des couches de schiste sous le plateau de la Brie. Et, jusqu’ici, le ministère n’a rien fait pour freiner ses ambitions. Surtout pas prévenir les habitants du coin !

Pour qu’ils l’apprennent il aura fallu beaucoup de chance et un débat national lancé par la révélation de l’exploration massive dans le Sud de la France en vue de l’extraction de gaz de schiste. Depuis quelques jours cependant, les mouvements de camions se sont calmés en Seine-et-Marne : histoire de désamorcer une polémique explosive en période de campagne pour les élections cantonales, Nathalie Kosciusko-Morizet a demandé l’arrêt des opérations dans toute la France jusqu’au 15 avril. Une simple pause. A la mairie de Doue, sur le territoire de laquelle Toréador a installé une de ses trois plates-formes du département (pour celles qui sont connues), une lettre de la préfecture est parvenue à la mi-février annonçant l’arrivée de véhicules et la reprise des travaux pour le lendemain de la fin du « moratoire » décrété par la ministre. Rien d’inhabituel dans ce petit coin de Seine-et-Marne où toutes les étapes de la procédure ont été soigneusement dissimulées aux habitants et aux élus.

Les ordres « venus d’en haut »

En septembre, alors que des représentants de l’Association de défense de l’environnement et du patrimoine à Doue participaient aux débats sur le Grenelle II, Jean-Louis Borloo signait l’arrêté ministériel autorisant Toréador à prospecter : en vertu du « permis de Château Thierry », la société se voit attribuer une zone de 779 km à cheval entre Aisne, Seine-et-Marne et Marne sur avis du ministère et des préfectures. Au niveau local, ce n’est que par un courrier envoyé à la mairie de Doue début août 2010 qu’on est informé de l’arrivée des bulldozers à l’automne.

Face aux demandes d’information du maire, la préfecture fait la sourde oreille et se réclame des « ordres d’en haut ». Début septembre, un dossier parvient à la mairie : le détail des opérations qui vont débuter dans les mois à venir, signé Toréador. Seul oubli : l’annexe 3, qui décrit la technique de fracturation hydraulique, jugée non pertinente dans un dossier décrivant l’exploration. Pas si inapproprié que ça en fait puisque le code minier définit les permis exclusifs de recherche (PER-H pour « hydrocarbures ») comme autorisant l’extraction et même la commercialisation des produits extraits.

C'est en allant déjeuner dans un restaurant de Doue que deux militants apprennent l'existence d'une deuxième plate-forme de recherche pétrolière.

Réunis dans un restaurant de Doue pour préparer une réunion sur la question, Caroline Pinet et Pierre Doerler, militants associatifs proches d’Europe écologie, sont interrompus dans leur discussion par le patron : « il avait eu à déjeuner des employés de Toréador qu’il avait remarqué car ils parlaient presque tous anglais, se souvient Pierre Doerler. Celui qui parlait français lui a expliqué qu’une plate-forme était en train de se monter sur le territoire de la commune de Jouarre. Nous avons pris notre voiture pour vérifier et trouvé les engins de chantier entrain de préparer la plate-forme. »

Quand l’équipe d’OWNI s’est rendue sur la plate-forme de Jouarre jeudi 16 février, les bulldozers avaient déserté, laissant en plan un champ boueux d’un hectare entouré de talus sur trois côtés au milieu duquel trônait un piquet de bois et une tige métallique bleue. Garé le long de la route, un employé de la Direction départementale de l’équipement et un groupe de salariés de Toréador nous ont aimablement salué avant de s’en aller. « Le maire de Jouarre était venu sur le chantier demander l’arrêt des opérations, » nous explique-t-on à la mairie. Mais la vraie décision est venue « d’en haut ». « Conformément à la demande de la ministre, les travaux ont été suspendus, nous répond-on en préfecture. Nous ne nous prononçons pas sur le sujet : nous ne faisons que relayer les communiqués du ministère sur la question. »

Tout ce qu'il restait des travaux sur le site de Jouarre au moment de notre visite sur le terrain.

Et les réponses de la ministre sont parfois pleines de surprise.

Fracturation dans un château d’eau de l’ÃŽle-de-France

C’est justement en lisant une annexe au courrier de la ministre demandant l’arrêt des explorations que les militants locaux découvrent mention d’un arrêté préfectoral du 12 février 2009. L’arrêté autorise la société Vermillion, propriétaire de l’ancien puits de pétrole d’ESSO de Champotran (à une quinzaine de kilomètres au Sud de Doue), à injecter dans le sol 220 000 mètres cubes d’eau par an jusqu’en 2010 puis 145 000 mètres cubes ensuite. « Les quantités d’eau ne laissaient pas de doute possible : ils comptaient procéder à des fracturations hydrauliques dans d’anciens puits de pétrole », en a vite conclu Caroline Pinet. Les puits « classiques » n’allant pas au delà de 800 mètres de profondeur, il suffit en effet pour atteindre la couche de schiste de continuer le forage et de le couder jusqu’à la roche mère avant de la fracturer pour récupérer les hydrocarbures.

Or, la source citée n’est pas n’importe quelle nappe phréatique : courant sous le tiers de la Seine-et-Marne, la « nappe de Champigny » pourvoit, selon la régie publique Eau de Paris, aux besoins en eau potable de 10% des Parisiens et de nombreuses communes de la Petite et de la Grande couronne, soit au bas mots quelques centaines de milliers de personnes. Une lourde tâche pour une source qui, depuis plusieurs années, est perpétuellement en « seuil de crise renforcé », le plus haut niveau d’alerte sécheresse qui oblige les habitants à des limitations de pompages industriels et agricoles, des restrictions de consommation, etc. En ponctionnant dans ce réservoir, les projets de forage puisent dans une oasis au bord de la désertification, l’exposant par ailleurs du fait de la méthode de fracturation hydraulique à des fuites de polluants (antibactériens, anticorrosif, etc.) mélangés aux liquides injectés dans le sol.

Un « triangle des Bermudes » politique

Au fin fond du Languedoc ou dans les gorges de l’Ardèche, l’absence de personnalité politique d’envergure nationale en dehors de José Bové a longtemps expliqué le silence entourant le dossier. Mais dans ce bout de Seine-et-Marne, les cadres de l’UMP sont en surnombre : le patron de l’UMP, Jean-François Copé, est député-maire de Meaux (6è circonscription), tandis que son successeur à la présidence du groupe parlementaire, Christian Jacob, est représentant de la quatrième circonscription de Seine-et-Marne à l’Assemblée. Un duo complété par la présence dans la 5è circonscription de Seine-et-Marne de Franck Riester, responsable notamment de la campagne européenne du parti présidentiel. « C’est le triangle des Bermudes de la politique cet endroit », résume Marie-François Lepetit, candidate pour le Front de gauche dans le canton de Rebai où se trouve la ville de Doue.

Face à elle, Anne Chain-Larché (fille de l’ancien président du Conseil général de Seine-et-Marne, Jacques Larché) représente la majorité, avec pour principal soutien Christian Jacob. Interrogée lors du lancement de sa campagne sur l’exploration pétrolière dans le canton, la candidate a déclaré avoir appris l’affaire « dans les journaux », suivi par son collègue député. En tant que rapporteur du Grenelle de l’environnement, Christian Jacob aurait-il été tenu à l’écart des discussions du ministère avec des compagnies pétrolières ? La réponse sera probablement donnée au lendemain des élections cantonales.

En attendant, les associations guettent : surgit dans la brume, la tour de forage de la plate-forme de Doue a disparu du jour au lendemain. N’en reste qu’un tronçon de tube et un préfabriqué pour lui tenir compagnie et abriter un agent de sécurité à plein temps qui reçoit « de temps en temps » la visite des salariés de Toréador. Écartés du processus de décision, les mairies tentent d’agir, bien que privée, comme tous les élus régionaux ou généraux, du moindre pouvoir de décision sur l’avancée des prospections. « Des salariés de la préfecture se sont déjà plaints de ne pas avoir été mis dans la boucle », confie-t-on au conseil général. C’est à peine si les territoires vont en profiter, « moins de 10 centimes par baril », estime-t-on à Doue : le sol appartient à l’État et seuls les agriculteurs ayant signés des concessions toucheront des bénéfices directs de ces projets.

Pendant ce temps là, Julien Balkany étale dans la presse ses ambitions : auparavant dispersé, Toréador a recentré toutes les activités en France et se vante de « relocaliser ». Ses objectifs pour le bassin parisien ont de quoi faire rêver les pompes à essence : 4,5 millions de tonne de brut par an.

L’Arabie Saoudite, on vous dit.

Photo : Sylvain Lapoix. Iconographie : Marion Boucharlat

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