La Garda meurt mais ne se rend pas

Le 9 mai 2011

Présidant l’Union Européenne depuis janvier, la Hongrie fait face à des milices d’extrême droite qui patrouillent pour protéger les «Hongrois» de la «criminalité tsigane». Reportage en cinq épisodes à Budapest et dans les campagnes magyares.

Who are they ? Nazis ?

C’est vrai qu’on pourrait s’y méprendre…

Budapest, 15 mars 2011, jour de la fête nationale hongroise. Un touriste anglais me demande qui sont ces centaines de crânes rasés qui s’installent tranquillement sur la place des Héros, à quelques mètres du musée des Beaux-Arts. Sous un soleil éclatant et dans une atmosphère bon enfant, la garde nationale hongroise, une milice liée au parti d’extrême droite Jobbik, prend possession des lieux pour commémorer la date anniversaire de la révolution de 1848. Venues des quatre coins de Hongrie, les garnisons de «gardistas», ainsi qu’on les appelle ici, débarquent progressivement et quadrillent l’endroit en longues rangées, sous l’œil bienveillant de quelques dizaines de sympathisants.

Tous arborent la même tenue : treillis, casquette de camouflage assortie, bottes de cuir et polo vert orné de l’écusson rouge et argenté d’Árpád, la première dynastie royale de Hongrie (896-1301). Un emblème de sinistre mémoire, associé au parti fasciste des Croix Fléchées qui a gouverné la Hongrie entre octobre 1944 et mars 1945.

Sous l’uniforme, des skinheads, mais pas seulement : des vieux moustachus, des hardos et quelques femmes viennent donner un peu de diversité à cette foule déguisée en armée. Rien de dangereux là-dedans, au contraire, m’explique avec un grand sourire et dans un anglais approximatif Eva, gardista d’une quarantaine d’années :

C’est une démonstration pacifique. Nous sommes une organisation civile, dont le but est de sauver la Hongrie.

Sauver la Hongrie ? « Oui, sauver la Hongrie normale. » La Hongrie normale ? Elle reste évasive…

Objectif ? “Préparer spirituellement et physiquement la jeunesse…”

Cette sympathique bande de défenseurs de la normalité magyare est l’une des milices issues de l’ancienne Magyar Gárda, la garde hongroise, interdite depuis une décision de la Cour d’appel de Budapest en juillet 2009. Créée en 2007 par l’actuel leader du mouvement d’extrême droite Jobbik, Gábor Vona, la Magyar Gárda comptait plus d’un millier de membres avant sa dissolution. Officiellement, elle se présentait comme une association culturelle dont l’objectif était de « préparer spirituellement et physiquement la jeunesse pour des situations hors du commun où la mobilisation du peuple serait nécessaire ». En d’autres termes, l’armée de réserve du Jobbik.

Dans les faits, elle était utilisée par le parti pour réaliser des coups médiatiques : la Gárda débarquait dans des villages (Tatárszentgyörgy, Tiszalök, Kiskunlacháza…), si possible aux lendemains de faits divers sordides, et paradait aux abords des quartiers roms, pour protester contre «la criminalité tsigane». C’est pour cette raison qu’elle a été prohibée, le tribunal ayant considéré son existence comme une menace pour la communauté rom.

Aujourd’hui, toute personne portant l’uniforme de la Magyar Gárda est ainsi passible d’une amende de 50 000 Forint (Ft, 188 euros). Mais loin de mettre à terme à l’existence de cette milice, ce bannissement n’a eu pour effet que de l’éclater en une multitude d’associations ou fondations, poursuivant peu ou prou les mêmes activités sous d’autres noms : la Magyar Nemzeti Gárda (garde nationale hongroise), ici présente, la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, l’association des patrouilles civiles pour un plus bel avenir, ou encore le Betyarsereg, l’armée des brigands.

Même certains députés Jobbik s’y perdent : « au moins 4 ou 5 groupes se sont formés après la dissolution. Moi, je les appelle tous Magyar Gárda ! », avoue Márton Gyöngyösi. Mais à la différence de leur ancêtre, ces organisations sont légales, tant qu’elles ne causent pas de violence et ne portent pas d’armes. La manifestation d’aujourd’hui est censée l’être elle aussi. Ce qui n’empêche pas la police de la disperser au bout d’une heure et d’embarquer au passage quelques polos verts un peu trop virulents…

La “criminalité tsigane”, un discours vendeur

C’est sur le thème de l’insécurité dans les campagnes que le Jobbik et la Gárda ont construit leur popularité. Pour eux, les coupables sont tout désignés : les Roms. Pour Gábor Miklosi, journaliste politique chez Index.hu, le principal site d’information hongrois, ce discours est purement tactique :

Quand le Jobbik s’est mis à parler de la criminalité tsigane, ça les a fait décoller…

Pour comprendre, il faut revenir sur l’histoire récente de l’extrême droite et de la communauté rom. Jusqu’en 2006, l’extrême droite occupait une place marginale en Hongrie. Deux partis se côtoyaient :

  • le MIEP, né au lendemain de la chute du communisme et d’un antisémitisme virulent
  • le Jobbik, mouvement de jeunes nationalistes initié par des étudiants de la faculté d’Elte en 1999 et constitué en parti en 2003

Ces deux générations d’extrémistes ont conclu une alliance pour les législatives de 2006, qui se sont soldées par une déroute retentissante : 2,2% des voix et aucun élu au Parlement.

C’est alors que le Jobbik s’est trouvé un nouveau leader – Gábor Vona, jeune professeur d’histoire, a remplacé l’ancien dirigeant Dávid Kovács – et une nouvelle stratégie : pour commencer, plus d’alliance avec le MIEP, définitivement ringard et impopulaire. Ensuite, le Jobbik a changé d’ennemi :

Gábor Vona a compris que l’antisémitisme n’était pas un thème assez rassembleur, au contraire du sentiment anti-rom. Le parti est resté antisémite, mais s’est mis à insister sur les Roms

analyse András Dezső, journaliste spécialiste de l’extrême droite pour l’hebdomadaire de référence HVG. Un discours qui s’est effectivement révélé beaucoup plus vendeur…

La minorité Rom, qui compterait plus de 800 000 membres en Hongrie, soit 8% de la population, s’est fortement paupérisée depuis la fin du communisme, en particulier dans les campagnes du Nord-Est. La petite délinquance dans ces zones a beaucoup augmenté, au point de pousser à bout les populations locales. Mais ce problème a été occulté par les principaux partis politiques.

En mettant le doigt sur ce tabou, le Jobbik comblait un vide : « c’était le premier parti qui parlait ouvertement du problème des Roms », confirme András Dezső. Mieux encore, sous l’œil des caméras, le Jobbik prenait la défense des « Hongrois » (comprendre non-roms) abandonnés par l’Etat en envoyant patrouiller sa Magyar Gárda dans les villages. Cette stratégie a vite porté ses fruits, d’autant que le Jobbik bénéficiait d’un contexte très favorable.

A gauche, le MSZP, parti socialiste au pouvoir de 2002 à 2010, a été complètement décrédibilisé par de multiples scandales de corruption. A droite, le Fidesz – qui a depuis pris le pouvoir lors des législatives d’avril 2010 – s’est bien gardé jusqu’à aujourd’hui de condamner les discours du Jobbik de peur de mécontenter de potentiels électeurs. Résultat : le Jobbik a effectué deux percées aux élections européennes de 2009 (14,77%), puis aux législatives l’année suivante (16,67%). Ces succès ont eu lieu dans un climat de tensions sans précédent avec les Roms, victimes d’une série crimes ethniques en 2008 et 2009, qui ont généré une véritable paranoïa dans la communauté. Aujourd’hui, l’atmosphère n’est guère plus légère.

Pour contenir “l’épidémie noire”, une gendarmerie de 3 000 hommes

Près d’un an après son entrée au Parlement, le Jobbik a perdu de sa popularité. Avec 47 députés au Parlement, la rhétorique anti-système passe moins bien, d’autant la politique nationaliste menée par le Fidesz chippe au Jobbik une partie de ses idées et de ses sympathisants. Pour rebondir, l’extrême droite a donc décidé de passer à l’offensive, en remettant au premier plan son thème fétiche : les Roms. « Avant les élections, le Fidesz avait promis que deux semaines leur suffiraient pour rétablir l’ordre dans le pays. Evidemment ça n’a pas eu lieu et le Jobbik a décidé d’exploiter cette promesse non tenue », analyse le politologue Krisztián Szabados, fondateur du Political Capital Institute.

Effectivement, lorsque je me rends à Deák Ter, vaste place au cœur de Budapest où sont rassemblés quelques 3000 militants Jobbik pour commémorer la fête nationale, je comprends que le round d’observation est achevé… « Jobbik pense qu’il est temps de faire revenir la Magyar Gárda sur scène », m’avait confié Krisztián Szabados. C’est littéralement ce qui se passe sous mes yeux. Je suis à une cinquantaine de mètres de l’estrade, dans une foule enthousiaste au-dessus de laquelle flottent des dizaines de drapeaux Jobbik et Árpád. Au premier rang, des gardistes en uniforme s’apprêtent à acclamer le premier orateur prévu au programme : leur chef, Juhász Tamás, capitaine de la Magyar Gárda Mozgalom (« mouvement de la garde nationale », la Gárda canal historique en quelque sorte).

Il n’est pas très grand, porte un bombers, une casquette noire et une écharpe aux couleurs d’Árpád. Son visage est projeté sur les deux écrans géants qui bordent la scène et j’écoute ses analyses subtiles au style fleuri jaillir des hauts parleurs :

Nous faisons face à une épidémie noire qui s’attaque aux personnes âgées dans les villages. C’est une épidémie qui ne se soigne pas avec du jus d’orange (la couleur du Fidesz; Ndlr) !

Quelques minutes plus tard, le député européen Szegedi Csanád prend le relais, dans un genre plus explicite : « les tsiganes font régner une terreur meurtrière quotidienne et au lieu de poursuivre les criminels tsiganes, le gouvernement poursuit la Magyar Gárda ! »

Trois interventions s’enchaînent avant le bouquet final, le discours du leader, Gábor Vona. Il entre en scène sous les acclamations et, comme chacun de ceux qui l’ont précédé au pupitre, lance à la foule le salut nationaliste : « Adjon az Isten ! », que Dieu donne ! A quoi 3 000 personnes répondent de toutes leurs forces, dans un seul et même cri surpuissant : « Szebb jövőt! », un avenir meilleur ! Assez impressionnant…

Il a tout juste 32 ans, un look de cadre dynamique et dégage un charisme évident. Devant un auditoire acquis à sa cause, il s’emporte contre le Fidesz, les socialistes, l’Union européenne, le FMI et bien sûr les Roms, révélant au passage l’un des grandes angoisses du peuple hongrois : sa disparition.

Cela fait 30 ans que notre population diminue, et pendant ce temps la minorité tsigane s’agrandit de façon explosive !

Dans son projet de nouvelle constitution, le Fidesz envisage de donner plus de droits de vote aux familles nombreuses, pour encourager la natalité : « Ca déboucherait sur une prise de pouvoir tsigane ! Déjà que les femmes tsiganes font des enfants pour obtenir des allocations, en plus elles en feraient pour avoir des droits de vote ! Quelle folie ! » Il détaille enfin les propositions du Jobbik pour relever la Hongrie et lutter contre l’insécurité : création d’internats pour les enfants désocialisés, d’une «gendarmerie» de 3000 personnes supplémentaire pour aider la police et « d’une prison autosuffisante pour ceux à qui la gendarmerie ne plairait pas » ! La foule rigole. Le discours se conclue sur un dernier « Szebb jövőt ! » de rigueur, puis l’assemblée se disperse sur fond de rock nationaliste…

Sur le chemin du retour, Anna, mon amie interprète, pointe un détail qui m’avait échappé : l’un des intervenants a salué les gardistes de Gyöngyöspata. J’apprends que dans ce village de l’Est, depuis quelques jours, des centaines de miliciens d’une organisation appelée Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület patrouillent aux abords du quartier rom, organisent des barrages, restent postés à l’entrée du supermarché et suivent les Roms qui viendraient s’y aventurer… La Gárda a repris du service. Il faut que j’y aille, d’urgence.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI
Retrouvez la suite de la série du reportage en Hongrie : [2] Au cœur du quartier rom à Gyöngyöspata [3]Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza et [4] Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

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