Egypte: le mode dégradé de la révolution

Le 30 janvier 2011

Internet coupé, c'est Al-Jazeera qui a permis de suivre au plus près le soulèvement égyptien. Au-delà de la couverture, c'est le produit de la somme des sociétés de l'information. Et le web revient par la petite porte...

Depuis que l’Etat égyptien a intimé à ses fournisseurs d’accès à Internet l’ordre d’éteindre momentanément Internet le 28 janvier, le monde est resté cramponné à la télévision. Et tandis que la chaîne saoudienne Al-Arabiya était dans la tourmente (MàJ du 30/01 à 16h40: depuis que le roi Abdallah d’Arabie Saoudite a affiché son soutien à Moubarak, la couverture a sensiblement changé), des millions de paires d’yeux se sont braquées des heures durant sur le stream d’Al-Jazeera English. En boucle, des images hallucinantes se sont succédées: on a vu des manifestants stopper leur marche en avant pour effectuer leur prière du vendredi à quelques mètres seulement des forces de police; on a vu les chars entrer dans Le Caire; on a entendu les forces de sécurité frapper à la porte du studio cairote pour couper la retransmission.

La génération des baby-boomers en témoignera, la télévision donne bien souvent l’impression de vivre l’histoire en direct, comme à l’époque du premier pas de Neil Armstrong sur la Lune, en 1969. La couverture effectuée par la chaîne qatarie réveille ce sentiment, qu’on croyait réservé aux pages sépia des anthologies illustrées du petit écran. Dans un écosystème où l’exclusivité se dispute d’ordinaire à la propriété, elle a décidé de fournir une partie de ses images en Creative Commons. Et pour parachever le tout, son site a enregistré une hausse de fréquentation de 2.500%. Gênées aux entournures, les autorités égyptiennes ont tenté d’éteindre le signal en ordonnant la confiscation des accréditations de la chaîne. Qui fera appliquer cette décision? Selon certains témoignages directs, les équipes de la chaîne auraient été menacées.

Vendredi, les forces de police encore inféodées à Moubarak avaient tenté de sécuriser l’accès au siège de la télévision d’Etat, celui-là même où le président chahuté à annoncé la démission du gouvernement. Aujourd’hui, il semble que ce canal soit aussi épais que le lien qui relie encore l’octogénaire à son siège de président: une peau de chagrin. Dans un climat de blackout généralisé, Al-Jazeera a fait le travail de C-SPAN, la chaîne parlementaire américaine, publique et sans publicité, qui retransmet en continu les débats du Sénat et de la Chambre des représentants. On n’en parle pas souvent, mais C-SPAN (l’abréviation de Cable-Satellite Public Affairs) est un formidable acquis social.

Dupliquée, répliquée, distribuée

Depuis les événements iraniens de juin 2009, l’idée d’une révolution assistée par les réseaux a fait du chemin. Elle a fait son chemin de Damas aussi, c’est à dire qu’elle est revenue en pleine face de ceux qui s’en sont fait les prophètes. Après le soulèvement tunisien, nombreux sont ceux qui ont voulu voir la marque de Facebook ou de Twitter dans le renversement de Ben Ali. Et même si le disjoncteur a sauté du côté égyptien, faut-il se fier à la locution post hoc ergo propter hoc, “ceci, donc à cause de ceci”? Entre les agnostiques (qui croient à l’idée d’une révolution pilotée par Internet sans vouloir lui donner de nom) et les apostats (qui ont renoncé à cette croyance), on se chamaille à grand renfort d’appréciations. Sur Rue89, Pierre Haski cherche l’analogie entre la contagion arabe et les “manifestations du lundi” qui ont précédé la chute du Mur de Berlin:

Le résultat est que la fuite de Ben Ali a eu l’effet du mur de Berlin sur les peuples du monde arabe. Psychologiquement en tout cas, puisque dans de nombreux pays (Algérie, Jordanie, Egypte, Yémen…), on a enregistré des immolations désespérées comme à Sidi Bouzid, des manifestations contre le pouvoir en place, la censure d’Internet pour empêcher les réseaux sociaux d’y jouer le rôle de vecteur du ferment révolutionnaire qu’on a vu en Tunisie.

Avec la tournure de la révolte égyptienne, la tentation est grande de renvoyer Gil-Scott Heron et sa saillie de 1970 contre les médias de masse (“The Revolution Will Not Be Televised”) sur les rayonnages des aficionados du spoken word. Mais attention à l’emballement: la révolution n’est pas plus télévisée aujourd’hui au Caire qu’elle n’était tweetée hier à Tunis, Téhéran ou Chisinau. Al-Jazeera n’est “que” le véhicule d’une révolution dupliquée, répliquée, distribuée, disséminée, faxée.

Mode dégradé

A y regarder de plus près, l’Egypte est le négatif presque intact de la Tunisie. Après l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, les réseaux servaient à donner de la profondeur à une télévision réduite aux clapotis en surface. Après les premières manifestations à Suez, Alexandrie ou Le Caire, cette même télévision permet de contourner le cheval de frise d’un Internet coupé.

Le plus remarquable dans l’exemple égyptien, c’est l’adaptation des usages. Sur les canaux IRC ou les Etherpad mis à disposition un peu partout sur le web, les Anonymous ont mis en place deux stratégies aussi antinomiques qu’elles sont complémentaires. D’un côté, ils privilégient la distribution de flyers, l’envoi de signaux en morse, le recours aux radios amateur (HAM radios) et même l’envoi par fax des mémos de WikiLeaks concernant l’Egypte. C’est la partie convexe, la plus saillante, qui ne cherche pas à se cacher mais tire la langue à la censure, parce qu’elle est lui offre précisément très peu de préhension. Aux premières heures de la contestation, certains allaient même jusqu’à invoquer un argument presque néo-luddite: “Ne vous appuyez pas sur les communications en ligne”.

De l’autre côté, loin d’appeler au bris des machines, les mêmes Anonymous fournissent aux Egyptiens le vade-mecum d’un Internet court-circuité: Tor, proxies, VPN, IP nues, ils fournissent toutes les indications pour échapper à la surveillance du web. A cela s’ajoutent plusieurs initiatives, comme celle de We Rebuild, un wiki qui agrège également les moyens de contournement, ou du FAI français FDN (French Data Network), qui a ouvert un compte d’accès RTC aux Egyptiens pour se connecter à partir de leur ligne fixe. En d’autres termes, les soutiens aux manifestants tentent d’organiser la résistance et la guérilla à l’aide de modems 56K. C’est la partie concave, tournée vers l’intérieur, presque vers l’arrière. C’est la réappropriation des principes du do-it-yourself: Internet, comme la révolution, “fais-le, fais-là toi même”.

L’apparition et le développement de ce mode dégradé de l’Internet (à cette échelle, c’est le premier exemple) laisse-t-elle présager de l’apparition d’un web “steampunk”, capable de régresser pour mieux combattre? Comme une blatte dans l’hiver nucléaire, le réseau se comporte comme un roseau. Ce qui se passe en Egypte n’est pas un mot-valise destiné à garnir des quatrièmes de couverture ou à faire école. Ce qui se passe en Egypte n’est ni une révolution Twitter, ni une révolution télévisée. C’est une révolution informée. Et à ce jour, c’en est la forme la plus aboutie.

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Crédits photo: Flickr CC modenadude, capture d’écran du stream d’Al-Jazeera.

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