“Le problème du ministère de l’Intérieur, c’est le problème de la Tunisie”

Quelques jours après sa démission du gouvernement de transition tunisien, le blogueur Slim Amamou en explique les raisons. Dans un entretien accordé à OWNI, il pointe notamment du doigt l'appareil sécuritaire.

Slim Amamou, star de la révolution tunisienne, s’explique sur sa démission surprise, le 23 mai dernier, de son poste de Secrétaire d’État au sein du gouvernement de transition, lors d’un entretien exclusif avec OWNI (lundi 30 au soir, à Paris). Ce militant de 33 ans, héraut de la jeunesse tunisienne, dénonce un climat politique délétère, marqué par des dérives conspirationnistes. Lesquelles se multiplient d’autant plus facilement qu’une partie de l’appareil d’État demeure opaque, près de cinq mois après la révolution. Slim Amamou révèle en particulier que la police politique et les services de sécurité du ministère de l’Intérieur échappent encore aux efforts de classification et d’identification du gouvernement de transition.

Depuis la semaine dernière, vous ne vous êtes pas vraiment expliqué sur les motifs de votre démission. Sur la base de quels éléments avez-vous décidé de quitter le gouvernement ?

Il y a d’abord eu les déclarations conspirationnistes de Farhat Rajhi, l’ancien ministre de l’Intérieur, qui ont déclenché des émeutes dans la rue. Des manifestations ont été réprimées très violemment par la police à Tunis, des journalistes ont été tabassés. Après avoir mûrement réfléchi, j’ai présenté ma démission au président. Mon problème, c’est que la situation était très grave. Les gens dans la rue exigeaient la chute du gouvernement, ce qui impliquait que les élections soient retardées, ce que je ne voulais absolument pas. Le président a refusé ma démission en invoquant cette raison-là, en me disant que j’allais laisser le gouvernement dans une position difficile, et en me demandant de réfléchir encore.

J’ai tenu mes engagements immédiats, j’ai réfléchi encore, et j’ai rappelé le président pour lui confirmer ma décision. J’ai démissionné un vendredi, et j’avais une émission de radio prévue le lundi matin (sur Express FM, ndlr). Le président voulait que je lui laisse le temps de parler avec le Premier ministre, et que je ne m’exprime pas sur le sujet avant le lundi soir. Là-dessus, le présentateur radio m’apostrophe en me demandant si ma mission en Tunisie est terminée. Je lui réponds que oui, et je lui annonce que je vais démissionner. L’information est sortie, les gens ont commencé à la tweeter, et les 140 caractères aidants, “Slim va démissionner” est devenu “Slim a démissionné”. J’ai aussi commencé à lire que j’avais quitté mes fonctions pour les mêmes raisons que Rajhi, parce que je croyais à l’existence d’un gouvernement de l’ombre.

Et alors, il existe ce cabinet noir?

Absolument pas. Les gens pensent qu’il existe parce que le système de confiance ne marche pas en Tunisie. On a vécu dans une société complètement corrompue par le régime de Ben Ali, et pour rebâtir cette confiance, on ne peut pas aller trop vite. La manière rapide, c’est la délégation d’autorité, quand vous décidez de faire confiance à quelqu’un. Mais comme le terreau n’existe pas en Tunisie, il faut y aller par la seconde méthode, qui est “l’historique”. A force de côtoyer les gens, de les suivre, au bout de 6 mois ou un an, on commence à leur faire confiance.

Quels éléments tangibles permettent d’affirmer qu’il n’existe pas de cabinet noir?

Il y a quelqu’un qui a essayé de faire croire que quelqu’un manipulait le Premier ministre. J’ai travaillé avec ce mec, je sais que c’est faux. Bien sûr, il y a du lobbying, des intérêts, des groupes de pression.

Plusieurs avocats tunisiens estiment que les propos tenus sont exagérés dans la forme, mais qu’il existe un vrai problème, notamment parce que l’administration de la police politique n’a pas été démantelée. Qu’en pensez-vous?

Le problème du ministère de l’Intérieur est le problème de la Tunisie. C’est le ministère de la force publique, et ils ont le pouvoir réel: même en nommant un ministre bien intentionné, il n’a pas les armes. Rajhi s’est fait attaquer dans son propre ministère par les agents, il s’est fait sortir par l’armée.

Alors qui dirige vraiment le ministère de l’Intérieur ?

Le nouveau ministre (Habib Essid, ndlr) a prouvé son efficacité. Après les exactions de la police consécutives aux propos de Rajhi, il s’est excusé, pour la première fois dans l’histoire du ministère de l’Intérieur, et le lendemain matin, il n’y a eu aucun débordement. Il a prouvé qu’il pouvait reprendre la main, notamment par le biais des hauts gradés. Aujourd’hui, je pense que la situation est sous contrôle. On ne peut pas virer tous les pourris d’un seul coup, et il va falloir composer avec la situation.

Qui dirige ces individus ?

On ne sait pas. On n’arrive déjà pas à faire la différence entre la vraie police et la fausse. Des manifestants se sont fait tabasser par de faux policiers sous les yeux de vrais agents qui ne sont pas intervenus.

Aujourd’hui, a-t-on une idée précise du nombre de services de sécurité et de renseignement qui dépendent du ministère de l’Intérieur?

Le ministre dit qu’il y a exactement 54 000 agents. On ne connaît pas le nombre de services, mais ce qui est frappant, c’est qu’ils sont hermétiques. Ils se sont réorganisés d’une manière très étrange, comme une cellule terroriste de type Al-Qaida. Apparemment, le seul lien qui les unit, c’est le téléphone portable, avec lequel ils entretiennent un rapport très particulier. Pendant l’interrogatoire lors de mon arrestation, ils allumaient leur téléphone au moment de s’en servir, et l’éteignaient quand ils avaient fini. Quand ils en avaient besoin, ils recevaient le nom et le numéro de l’agent qu’ils cherchaient à joindre. Vous imaginez à quel point ce système est décentralisé et archaïque? Pendant mon interrogatoire, les fonctionnaires avaient un pseudonyme, et moi aussi. A partir de là, même en parcourant les archives, on ne peut rien recouper.

Que savaient-ils de votre vie, de votre trajectoire ?

Ils ne savaient presque rien, ce qui prouve que leur système ne marche pas. Ils sont très forts quand il s’agit de torture psychologique, mais très inefficaces dans le renseignement, notamment sur Internet. Je m’en étais rendu compte après ma première arrestation, en mai 2010. Lors des interrogatoires, ils voulaient savoir comment je connaissais telle ou telle personne. Et quand je leur disais que j’étais en relation avec des gens sans jamais les avoir rencontrés, ils étaient surpris. Leur système est basé presque exclusivement sur le renseignement humain.

Pourtant, il y avait une unité chargée de surveiller le web…

Mais leurs méthodes sont les mêmes. Le 6 janvier, quand j’ai été arrêté pour la seconde fois, ils m’ont demandé le mot de passe de mon adresse mail. Il a fallu qu’ils me tabassent pour l’obtenir, mais c’est comme ça que ça fonctionne. Ce n’est absolument pas sophistiqué. Ils font de l’open source intelligence, ils surveillent les salafistes, mais la base de leur travail se résume à l’identification de la personne qu’ils veulent interroger.

Qu’allez-vous faire dans un futur proche ?

Je vais essayer de travailler avec des partis politiques pour pousser mes idées dans l’optique de la constituante: que tout le monde vote, que les élections soient complètement transparentes, qu’on nous fournisse toutes les données relatives aux élections pour qu’elles puissent être exploitées, et qu’on connaisse le code source du logiciel qui sera utilisé pendant le scrutin.


Crédits photo: CC Ophélia Noor & Pierre Alonso pour OWNI

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