Sol, ou quand l’impossible ne peut qu’advenir

Le 31 mai 2011

Les campements des villes espagnoles tiennent bon. Retour sur une semaine au coeur de la plaza del Sol au lendemain des élections municipales et régionales. Un récit de Marta Malo de Molina.

23/05 19H05 : Peu importe l'heure et l'affluence, le campement continue de grandir à chaque minute.

Ce texte de Marta Malo de Molina a été publié le 24 mai sur le site d’information Madrilonia.org. Il revient sur les évènements de Sol à Madrid au lendemain des élections municipales et régionales, remportées par le PP et marquées par un taux d’abstention record.

Depuis sa publication, l’assemblée de Sol [acampadasol] a décidé dimanche 29 mai dans la nuit, de prolonger la durée du campement jusqu’à la fin de cette semaine. Le mouvement ¡Democracia Real Ya! a pour sa part donné une conférence de presse lundi 30 mai [es] annonçant notamment un grand rassemblement international pour le 15 octobre 2011.

Owni se déplace à Madrid dans les jours qui viennent et vous rendra compte des suites du mouvement en direct de Sol et des assemblées de quartier.

Ecrire pour s’orienter, à la vitesse qu’impose le moment. Entre la poétique et la théorie, écrire pour apporter sa pierre à l’écriture collective du monde, pour contribuer, de l’intérieur, à la création de la place, pour prolonger cet événement qu’est Sol. Car oui, Sol a été un événement, l’un de ces surgissements inattendus qui redessinent la carte et ouvrent à nouveau l’horizon des possibles.

Le 15 mai, débordante de joie par le nombre des manifestants et la fraîcheur de l’atmosphère, une équipe de radio mobile interviewait quelques personnes : « Comment voyez-vous l’avenir ? » Beaucoup de réponses, en dépit de l’énergie ambiante, sont pessimistes : « sombre ». Lundi dernier [23 mai], quand la nouvelle du campement de Sol s’est répandue comme une traînée de poudre dans les réseaux sociaux, un participant d’une liste d’échanges de biens et services a écrit : « A quoi ça sert d’occuper la place, tant qu’il y en a qui continuent de faire leurs courses au Cortes Ingles1 à côté ? » Ca sert, car il ne s’agit pas de n’importe quelle occupation : le geste hardi de certains est devenu un signal pour beaucoup ; c’était « maintenant ou jamais », et la faim d’action a explosé, la faim de paroles.

23/05 04H25: "Cultive toi, toi aussi" peut-on lire sur le potager planté par les manifestants autour de la fontaine.

Graffiti : “l’impossible ne peut qu’advenir”


C’est la meilleure description de l’événement Sol. Partout la générosité, les sourires, des groupes d’amis qui décident « d’aller sur la place ensemble ». D’autres, l’instant d’avant étrangers,  sont devenus des compagnons à l’intérieur d’un mouvement, la place comme un aimant irrésistible… Un après-midi, le fils d’amis âgé d’un an et demi, s’est mis à crier « Sol ! Sol ! » ; nous nous étions éloignés et il réclamait ce Sol qui comptait tellement pour nous. Il y a dix jours personne n’aurait pu imaginer que Sol puisse représenter autre chose que le centre commercial et touristique d’une capitale européenne.

Sol, non comme lieu géographique mais comme événement inattendu, est venu ébranler deux des piliers de l’ordre des choses : d’un côté, il a brisé le consensus établi après la Transition, selon lequel l’actuel système de partis est le meilleur des systèmes de gouvernement et le remettre en question c’est ouvrir les vannes du chaos et de la dictature. Quand la journaliste Àngels Barceló [es] dit « nous ne devons pas céder à la tentation de mettre en cause l’actuel système démocratique », le mouvement insiste : « ce qu’ils appellent démocratie n’en n’est pas une». De l’autre, il rejette l’idée que la crise ne serait qu’un accident météorologique, et que la seule solution face à elle, serait de nous serrer la ceinture. Contre la gestion politique de la crise économique, Sol hurle « C’est du chantage, pas du sauvetage! » et désigne les responsables, politiciens au pouvoir et banquiers.

22/05 17H15: "Il ne nous représentent pas."

Ahuris, incapables de réaliser que « quelque chose est en train de bouger », acharnés à discréditer pour empêcher la contagion, les politiciens n’ont d’autre réponse  que le chantage des « alternatives » : « vous dites non, mais vous n’avez rien à proposer ». Ce qu’ils ignorent, c’est que, pour les générations sans avenir, l’incertitude face au lendemain est un vécu quotidien, et Sol nous permet, à tout le moins, de vivre collectivement cette incertitude. Il semblait évident que l’événement-Sol, et plus généralement le mouvement du 15 mai, ne pouvait qu’accentuer les tendances électorales ; et de fait la débâcle du Parti socialiste a été retentissante, y compris dans des villes, comme Madrid, déjà dirigées par le PP. Et maintenant ?

Les campements, celui de Sol et ceux des autres villes, continuent. Un ami dit : « Il ne s’agit plus d’aller dans la rue, il faut créer les places ». Sur la base de cette intuition, j’hasarderai l’hypothèse que la place ne se crée que si l’on insiste, si l’on approfondit les éléments qui l’ont rendue possible : en dénominateurs communs minimaux la critique du pouvoir politique, « Une vraie démocratie maintenant ! », et de sa gestion du pouvoir économique, « La crise doit être payée par ceux qui en sont responsables ! » ; la coopération du plus grand nombre comme force pratique qui rend la place réelle et tangible, qui rend le dénominateur commun minimal non seulement habitable mais délicieux, quelque chose qui vaut qu’on en fasse le pari. Contre l’auto-représentation des milliers de collectifs et de luttes qui existaient déjà, avec le risque de balkaniser les lieux, l’événement-Sol nous invite à chercher le  point de connexion, le lieu d’où contribuer à ce commun, en partant, bien sûr, de ce que nous sommes mais aussi de ce qui nous rassemble.

23/05 02H30: Lors de toutes les assemblées des traducteurs sourds-muets sont présents pour que tous puissent comprendre et participer.

“¡Pásalo!”

Et ce n’est pas tout. Le 15 mai a confirmé la force de cet acteur imprévisible que nous pouvons appeler « Faites passer ! » [¡pásalo!] . Le mouvement s’est auto-organisé avec cette exclamation simple et proliférante, dont la généalogie remonte aux mobilisations contre la guerre en Irak (en 2003), aux concentrations silencieuses du 13 mars 2004, pour exhorter le Parti populaire2 à dire la vérité sur les attentats de l’avant-veille à Madrid, ou encore la formation de V de vivienda en 2006.

Tout cela sans autre organisation que celle des réseaux d’amis et de coopération sociale, sans sigles ni programmes, avec des slogans simples et efficaces, en réaction contre un événement extérieur qui a fonctionné comme un rassembleur, un repère temporel, imposant l’urgence de sortir dans la rue (la guerre, les attentats du 11 mars, les élections…). Dès sa première apparition, beaucoup ont essayé de s’en emparer, faisant circuler des dates sur internet ; mais « Faites passer ! » [¡pásalo!] est un acteur méfiant, tout particulièrement des groupes organisés. Né de décennies de démobilisation politique, il insiste sur le pouvoir des « gens » des « personnes », du « peuple » ; il ne s’intéresse, en quelque sorte, qu’aux mobilisations peer-to-peer.

23/05 15H05: Au stand bibliothèque on trouve livres et journaux de tous bords. S'y cotoient "El Pais" et le très à droite "La Razon".

On a demandé à un garçon, arrivé de Bilbao à Sol après avoir suivi avec fascination ce qui s’y passait : « Et maintenant ? » Il a répondu :

Il ne faut pas avoir peur d’un épuisement du campement. Parfois les activistes, quand ils s’excitent sur quelque chose, s’y dévouent et l’étouffent, comme une mère hyper protectrice avec son enfant. Je ne suis pas un activiste, je vais m’en aller et retourner à ma vie, et quand quelque chose d’autre se passera je réapparaîtrai.

« Faites passer ! » [¡pásalo!] apparaît et disparaît. Comment contribuer sans étouffer. Comment habiter la (prévisible) diastole du mouvement sans angoisse. Comment apprendre à se rassembler en tant que partie prenante, certes infime, de l’acteur imprévisible. Ce sont toutes ces questions que Sol pose sur la table.

22/05 01H45 : Pelleteuse géante dans la nuit

Des amis argentins nous disent : « Tout ça est très intéressant, mais ce n’est pas l’Argentine en 2001. En 2001 ce sont ceux qui avaient été dépossédés par la crise qui ont pris la ville. Ici ce n’est pas le cas, on ne voit pas les signes de la crise ». Penser un mouvement en terme de « ce qui manque » n’a pas d’intérêt, ce qui importe c’est de penser à ce qu’apporte Sol à ceux qui ont été le plus touchés par la crise économique : ceux qui ont perdu leur maison, les chômeurs de longue durée, ceux qui sont en marge et ne peuvent plus participer à la consommation de biens de tous les jours, ceux qui, sans papiers, n’ont aucun espoir de régulariser leur situation parce qu’ils n’ont pas de contrat de travail, ou ceux qui ont des papiers mais qui les ont perdus parce qu’ils ne pouvaient pas cotiser suffisamment…

C’est ainsi que les zones sociales les plus concernées par « l’intervention sociale » sont les plus marquées par la désaffection politique… Ce sont les grandes inconnues de cette nouvelle ère inaugurée par les évènements de Sol. Comment tous ceux-là vont-ils s’(auto)-investir ? Le chemin sera long, mais le temps de la paralysie est derrière nous. Nous pouvons sourire.


Publié initialement sur Madrilonia.org
Photos de Lucas Deve pour Owni /-)
Traduction Isabelle St Saens Traduction additionnelle : Ophelia Noor



Marta Malo deMolina est une activiste espagnole. Elle participe à la revue internationale et transdisciplinaire Subjectivity et ces textes sont également disponibles sur le site de l’Université nomade de Madrid et l’institut européen pour des politiques culturelles progressistes.

Retrouvez tous les articles de notre précédente Une sur les mouvements sociaux espagnols et tous les articles sur l’Espagne.

  1. Le Corte Ingles est l’équivalent de nos magasins Galeries Lafayette ou Printemps []
  2. ndlr : le PP, Partido Popular, principal parti de droite n Espagne []

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