Le jihad selon Twitter

Le 4 janvier 2012

Après les sites d'information et les forums spécialisés, les jihadistes investissent les réseaux sociaux, Twitter compris. Echanges ironiques avec les forces de l'Otan, diffusion de propagande, création d'une communauté imaginaire... Plongée dans le web jihadiste.

Trois terrroristes français abattus par un soldat afghan dans la base appelé Shamshad, dans le district Tagab (Kapisa) à 6h30 aujourd’hui.

L’annonce est faite par un proche des Taliban, en anglais, sur son compte. Dans la même journée, le ministre de la Défense français, Gérard Longuet, confirme la mort de légionnaires français, mais précise que deux ont trouvé la mort, et non pas trois comme le prétendait le porte-parole de l’organisation jihadiste.

Tweetclash

Les forces de l’Otan, engagées depuis 10 ans en Afghanistan, ne laissent pas aux organisations le monopole du site de micro-blogging. Régulièrement, le compte de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) répond aux tweets des jihadistes. Vendredi, la FIAS recommandait, non sans ironie, aux jihadistes de remplacer le lien d’un de leur tweet. Les Taliban prétendaient qu’un hélicoptère de l’Otan était tombé sous le feu d’un moudjahidin. Dans son tweet, la FIAS renvoyait vers un communiqué de son site, expliquant qu’il s’agissait “d’un atterrissage d’urgence en raison de problèmes mécaniques”.

Les provocations entre Taliban et Otan sont nombreuses, donnant lieu à des échanges pour le moins truculents :

@ISAFMedia : Hé-ho @ABalkhi D’autres Taliban déposent les armes, photo non-truquées à l’appui. Un futur meilleur les attend.

[Réponse du groupe Taliban] @ABalkhi : Hé-ho Vous auriez dû au moins nouer correctement les rubans à ces Taliban “non-truqués”. Peut-être qu’ainsi un meilleur futur vous ouvrirait ses bras…

Al-Qaida en Somalie

@ABalkhi n’est pas le seul groupe Taliban, ni le seul groupe jihadiste à avoir investi Twitter. Les Shabab, un groupe somalien affilié à Al-Qaida, tance à l’occasion l’armée kenyane. Le compte HSMPress, pour Harakat Al-Shabaab al Mujahideen (Le mouvement des Jeunes Moudjahedin) a répondu au porte-parole de l’armée kenyane encourageant les troupes engagées en Somalie :

La mission a échoué, Major. Oubliez les détails gores de la guerre & essayez la danse classique à la place pour une carrière durable. La guerre, c’est pour les Hommes !

A la correspondante d’Al-Jazeera en Côte d’Ivoire, Nazanine Moshiri qui les interrogeait sur Twitter, les Shabab demandent :

Ce doit être la nouvelle approche innovante des interviews Twitter d’Al-Jazeera. Doit-on l’appeler une Twinterview ?

Les comptes Taliban, de même que le compte des Shabab, publient leur tweets dans un anglais parfait. L’identité et la localisation des auteurs demeurent inconnues, ont affirmé des officiels américains, supposant “[qu']ils peuvent mener cette cyberguerre depuis l’Afghanistan, le Pakistan ou un appartement confortable quelque part en Europe”. Dominique Thomas, doctorant à l’Ecole des hautes-études en sciences sociales (EHESS), ne s’étonne pas de cette maîtrise de l’anglais par les Shabab :

Des Somaliens expatriés aux Etats-Unis en font partie, de même que le Syro-Americain Abu Mansoor Al-Amriki. La stratégie médiatique des Shabab a été largement pensée par des membres de la diaspora, et non par des Somaliens nés en Somalie. Il y a un gros décalage entre le territoire sur lequel est basé la mouvance et la technologie utilisée.

“Ben Laden de l’Internet”

Anwar Al-Awlaki, membre charismatique d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) tué dans une attaque de drones américains le 30 septembre au Yémen, était devenu un prédicateur influent en utilisant massivement les réseaux, notamment YouTube. Le directeur de la télévision dubaïote Al-Arabiya le décrivait en 2009 comme “le Ben Laden de l’Internet”. L’auteur de l’attaque contre la caserne américaine de Fort Hood en novembre 2009, Nidal Hasan, fréquentait assidument le site d’Anwar Al-Awlaki. Celui-ci avait lui aussi reconnu dans une interview à Al-Jazeera avoir été en contact, par Internet, avec le major responsable de la fusillade qui a coûté la vie à 13 personnes.

L’utilisation des réseaux sociaux par les groupes jihadistes est assez récente, note Dominique Thomas. Elle participe de la stratégie de cyberjihad, réfléchie entre autres, par “l’architecte du jihad global, Abou Moussab Al-Souri” :

Il s’agit d’une théorisation de la stratégie. Sur le plan doctrinal et idéologique, il n’y a pas grand chose. L’espace internet est corrompu aux yeux des salafistes jihadistes mais ils mettent des limites dans cet espace qui est “hallalisé”. Ils ont créé un espace, un territoire virtuel qui abrite une sorte d’Etat islamique virtuel dans lequel les règles de la charia s’imposent. L’Etat est délimité par des frontières virtuelles et les discours sont diffusés au sein de cet espace.

Contrairement aux forums ou sites d’information, l’utilisation de réseaux sociaux, créés par des Occidentaux considérés comme “des infidèles” a posé question aux jihadistes. Comment rendre “hallal” le site d’une start-up californienne ? Pour Dominique Thomas, les avantages des réseaux sociaux l’ont emporté sur les questions théoriques :

Un peu à la manière des replis fondamentalistes, notamment des replis quiétistes en Occident, les jihadistes ont créé une bulle vertueuse qui n’est pas territoriale, mais virtuelle, dans un espace jugé corrompu.

Les médias sociaux présentent plusieurs avantages pour les jihadistes. Ils sont décentralisés, relativement sûrs et pérennes. Les sites d’organisation jihadistes font l’objet d’attaques d’individus, de collectifs voire d’Etats – Israël et les Etats-Unis étant systématiquement pointés du doigt par les jihadistes – mais un compte Twitter, Facebook ou YouTube ne peut être mis hors-ligne qu’à condition de s’attaquer au site entier ou de violer les conditions d’utilisation.

La base en ligne

L’objectif n’est pas tant le recrutement direct, infinitésimal selon Dominique Thomas, que la création d’une sphère d’influence et de sympathie. Ce que confirme Aaron Zeelin, chercheur à l’université Brandeis au Massachusetts et auteur du blog Jih@dology :

Les jihadistes essaient d’entrer en contact avec des individus proches de la mouvance dans d’autres pays, créant ainsi une communauté imaginaire. Ils établissent une “Oummah [communauté des croyants, ndlr] imaginaire” en ligne.

Le transfert vers les réseaux sociaux est aussi lié à la perte de vitesse des forums, très utilisés au milieu des années 2000. Dans l’ouvrage collectif Les Arabes parlent aux Arabes, Dominique Thomas distingue plusieurs phases dans l’utilisation d’Internet par les jihadistes. Après la chute du régime Taliban, en 2001, Al-Qaida perd sa base territoriale, les combattants venus de la Péninsule quittent l’Afghanistan pour leur pays d’origine, l’Arabie Saoudite ou le Yémen.

Ils commencent alors à utiliser le réseau pour diffuser à l’échelle mondiale “les divers documents relatifs à la communication de l’idéologie et à la formation des militants issus de la mouvance”. Les jihadistes touchent ainsi “une nouvelle clientèle qui n’est plus confinée sur une scène nationale ou locale”.

Ce moment coïncide avec l’apparition de sites “made in Al-Qaida”, comme elneda.com. L’un des premiers penseurs du cyber-jihad est le Saoudien Youssef Al-Ayeeri, tué en juin 2003 :

Une petite cellule d’une quinzaine de personnes de la péninsule arabique rédigeait et diffusait les premières revues, Al-Ansar et Sawt Al-Jihad (La voix du jihad). Ces revues sont diffusées aux formats word et en pdf.

Cellule contre le cyberjihadisme

Les forums, longtemps plébiscités, sont suspectés d’avoir permis l’arrestation de nombreux combattants d’Al-Qaida. Certains, notamment Al-Fallujah, très utilisé, se sont sabordés. L’Arabie Saoudite a même créé une cellule spécialisée sur la lutte contre le cyberjihadisme, rappelle Dominique Thomas :

Al-Hisbah a disparu le 11 septembre 2008. Il était infiltré par les services saoudiens ce qui a conduit à l’arrestation de webmasters et modérateurs. D’autres forums ont été réouverts, possiblement par les services, après une première fermeture.

Ces réouvertures permettent d’appâter les jihadistes, de récolter des informations personnelles et de les arrêter. Pour faire face à ces stratégies du leurre, les jihadistes ont lancé des labels d’authentification des contenus. Pour certifier la provenance de contenus diffusés, les branches et le central utilisent des labels : Al-Qaida au Maghreb islamique a adopté le label Al-Andalous, Al-Qaida pour la péninsule arabique Al-Malahim et l’Etat islamique irakien Al-Furqan.

“Ce sont des canaux de diffusion d’organisations jihadistes spécifiques. Ces labels fonctionnent comme un sceau d’approbation un contenu et l’officialise” explique Aaron Zelin. Autre stratégie de contournement, les jihadistes s’invitent de plus en plus sur des espaces non-dédiés à la guerre sainte. Ils essaiment sur des forums non-jihadistes, consacrés aux folklores régionaux et tribaux, a constaté Dominique Thomas.

Capacités d’adaption, résilience, pragmatisme, les réseaux jihadistes ont adapté leur communication à Internet. “Un allié et un ennemi pour les jihadistes” selon Dominique Thomas qui insiste sur la priorité donné au contact humain pour le recrutement :

“Multiplier les rencontres et les échanges numériques les exposent. La sanction est de plus en plus une frappe de drones”.


Illustrations de Marion Boucharlat pour Owni CC-byncsa

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