Les voix de Jeanne d’Arc

Le 26 janvier 2012

Jeanne d'Arc, icône disputée tant par Nicolas Sarkozy que par Marine Le Pen, est également l'une des figures historiques privilégiées des "fous" qui se prennent pour un grand personnage. Un parallèle étonnant, analysé ici avec philosophie.

Citation : Epictète : “Eh quoi ! C’est par des fous que tu veux être admiré ? ”

Grand moment de la campagne présidentielle. Le 6 janvier 2012, Nicolas Sarkozy rend hommage à Jeanne d’Arc, déclare qu’il ne veut pas la récupérer parce qu’elle n’appartient à personne mais à tous les Français et évoque les racines chrétiennes de la France. Le 7 janvier 2012, Marine Le Pen rend hommage à Jeanne d’Arc, déclare qu’il ne veut pas la récupérer parce qu’elle n’appartient à personne mais à tous les Français et évoque les racines chrétiennes de la France. Et cela occupe une bonne part de l’espace médiatique.

Bien sûr, on pense à la phrase de Marx, affirmant que lorsque l’histoire se répète, c’est “la première fois comme tragédie, la seconde comme farce”. Mais là, à une journée d’intervalle, il n’y a que répétition du dérisoire. Tout juste peut-on estimer tragique le message subliminal des deux orateurs, l’un se flattant d’avoir bouté hors de France des familles de Roms, l’autre se flattant de vouloir plus que tout autre en expulser tous les étrangers surtout s’ils viennent d’Afrique du Nord. Et puis après tout, me disais-je, pourquoi prêter attention à ces gesticulations vouées à la pucelle de Domrémy lorsque tant d’autres problèmes se posent ?

Le hasard, toujours le hasard,  a voulu que ces épisodes interviennent tandis que je lisais le formidable livre que Laure Murat vient de publier sous le titre L’homme qui se prenait pour Napoléon. L’auteure a étudié minutieusement les archives des institutions où l’on internait les “fous” tout au long du XIXème siècle, et analysé le lien de ces internements avec les guerres et révolutions qu’ a connues la France. Entre autres, elle tente d’expliquer pourquoi celles et ceux que l’on interne s’identifient à telle ou telle personnalité historique, Napoléon bien sûr, mais aussi… Jeanne d’Arc. L’irruption simultanée de cette figure historique dans des manÅ“uvres électorales et dans une histoire des rapports entre politique et souffrance mentale m’a intrigué.

Pourquoi Jeanne d’Arc ? Pourquoi cette association avec ce que notre paysage politique compte de plus vulgairement régressif ? Et si cette figure historico-religieuse était lancée en pâture aux citoyens que la crise a le plus abîmés ?

Du coup, le propos de Laure Murat a pris une tout autre tournure, suscitant des questions d’une brûlante actualité.

Jeanne D'Arc sur le bûcher par Hermann Stilke, 1843

C’est au XIXème siècle en effet que Jeanne d’Arc supplante Sainte Anne dans l’imagerie mentale populaire, dans “la folie qui consiste à se prendre pour un grand personnage” et que ce siècle broyeur d’humanité appellera la “monomanie orgueilleuse”. D’un côté on traitera de folie la “peste révolutionnaire, la manie de la souveraineté populaire et l’obsession démocratique et républicaine” comme le fera Sylvain Eymard dans son ouvrage sur la folie révolutionnaire qui a régné en Europe de 1789 au 2 décembre 1851. On internera de nombreux insurgés, paradoxalement traités comme des fous irresponsables et de dangereux responsables, comme on l’avait fait avec le Marquis de Sade.

D’un autre côté, les victimes des répressions et désastres sociaux d’après la révolution française et jusqu’au massacre de la Commune vont multiplier en leur sein de nombreuses détresses mentales. Alfred de Musset l’avait bien compris qui écrivait en 1836 que le peuple avait au cœur deux blessures de 1793 et 1814 :

Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux.

La sociologie des internés le confirme, avec une grande majorité d’ouvriers et d’artisans, et dans ses Mémoires Louise Michel évoque tous ces révolutionnaires qui perdaient la raison d’avoir vu trop d’horreurs. Et c’est parmi ces victimes de l’histoire que l’identification à Jeanne d’Arc va peupler les délires, en particulier autour de 1869 où est lancée la procédure de sa canonisation. Cette “sainte laïque”, selon les termes de Michelet, incarnera comme un fantasme collectif le sentiment national, la lutte contre les envahisseurs étrangers, la personne providentielle envoyée par Dieu.

Ce mythe, entretenu depuis par l’essentiel de ceux qui tirent profit des fantasmes que peut engendrer la détresse sociale, a été cultivé avec beaucoup d’habileté par le Front national pour les raisons les plus basses et dangereuses qui soient. Par-delà la personnalité propre de Jeanne d’Arc et les débats sur son rôle historique, c’est bien à un délire collectif que l’on jette sa mémoire en pâture. Et nul ne peut nier qu’en lui donnant un hommage éclatant en pleine campagne électorale, entre une circulaire contre les étudiants étrangers et des fanfaronnades sur les records d’expulsions, Nicolas Sarkozy veut disputer au clan Le Pen quelques lambeaux xénophobes de cette dérive idéologique qui emporte bien des victimes de sa propre politique.

Alors que je rédige cette chronique, je reçois un petit livre qui reprend des extraits de l’antique stoïcien Epictète, je l’ouvre, et je lis :

Qui sont ces hommes dont tu cherches à te faire admirer ? N’est-ce pas ceux que tu as coutume d’appeler des fous ? Eh quoi ! C’est par des fous que tu veux être admiré ?

N.B : Il faut lire et méditer L’homme qui se prenait pour Napoléon, sous titré Pour une histoire politique de la folie, de Laure Murat. Vient de paraître aussi en folio 2E un ensemble d’extraits des Entretiens d’Epictète, sous le titre De l’attitude à prendre envers les tyrans. Rafraîchissant par les temps qui courent.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni ; Illustration texture par Temari09/Flickr (cc-bync) remixée par Ophelia Noor pour Owni ; Peinture de Jeanne D’arc, Mort sur le bûcher, par Hermann Stilke [Domaine public], via Wikimedia Commons

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés