La révolution des hackers

La révolution des hackers est en marche. Ce mardi soir, nos amis de l'excellent magazine Uzbek & Rica organisent à la Gaîté lyrique à Paris un Tribunal pour les générations futures avec, à la barre, la révolution qui vient. Celle d'une société de l'information libre et gratuite, en opposition à une société construite par des industries dites culturelles. Thème du procès de ce soir: "la culture doit-elle être libre et gratuite ?" Dès à présent, récit de la genèse de cette cooool révolution.

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Les hackers sont en train de réussir là où les marxistes avaient échoué : bâtir une société fondée sur le partage. À tout point de vue, cette révolution est vraiment plus sympa que la précédente.

Pour la première fois dans l’Histoire, il est donné aux hommes l’occasion de réussir quelque chose de grand, et sans faire de morts. Grâce à Internet et à ses bons génies, les hackers, une nouvelle civilisation est à portée de vie : la civilisation du partage. Soyons francs : la grande affaire des XIXe et XXe siècles, c’est la révolution. Parvenus à un stade de développement tel que les inégalités devenaient insupportables, les hommes, guidés par une élite intellectuelle nourrie à la philosophie grecque et à la Révolution française, n’ont eu de cesse de vouloir bâtir une société idéale.

« À chacun selon ses besoins », écrit Marx dans Critique du programme de Gotha (1875). C’était le credo : une société où chaque être humain pourrait se réaliser, briser ses chaînes, s’élever. Cette quête fut un combustible ravageur. Combien d’individus sont morts pour la cause ? Combien sont morts assassinés par la cause ? Du haut de notre millénaire flambant neuf, nous avons tendance à l’oublier : la révolution, jusqu’en 1989, fut la seule chose importante dans la vie de centaines de millions de gens. Pour le pire et pour le meilleur. Souvent pour le pire.

De toute façon, la révolution a échoué

Elle a échoué parce que la pureté qu’elle réclame a conduit ses soldats à pratiquer l’anathème, le sectarisme, et à répandre la terreur à l’encontre de tout récalcitrant. Parce que, au nom de l’émancipation, elle a nié la dignité absolue de l’individu. Enfin, parce qu’elle a voulu étendre le champ de la politique à la vie entière. Mais la beauté, l’amour, l’amitié, l’art ne sont pas réductibles à la politique.
Trotski croyait que la révolution avait été « trahie ». Par la bureaucratie, par Staline et ses nervis, qui avaient transformé le rêve en cauchemar. Il avait tort. Le ver était déjà dans le fruit. On ne fait pas le bonheur des gens à leur place. Une révolution dirigée par Trotski aurait-elle été plus douce ? Pas sûr.
Résultat, le capitalisme a gagné à plate couture. Quoi de plus normal ? Le capitalisme est un fantasme puissant. Personne n’a jamais rêvé de franchir le rideau de fer d’ouest en est. Où a-t-on jamais vu que la liberté et le bien-être matériel s’épanouissaient à l’ombre d’un autre système ? À Cuba ? En Chine ? Allons ! Sauf qu’aujourd’hui le système est à bout de souffle.

Un spectre hante le monde : le partage

Oui, à bout de souffle. L’économie est vampirisée par la finance. Elle organise la plus extraordinaire captation de richesses de tous les temps, au profit de quelques sales gosses déguisés en gentlemen, et au détriment de tous les autres. Quant au système politique, assis sur l’État-nation et la démocratie représentative, il fait semblant d’être en vie, mais il est en état de mort clinique. Et ce n’est pas le simulacre de joute auquel nous assistons en ces temps électoraux qui le ranimera. Le capitalisme est mort, la politique est morte. Tant mieux : il faut tout réinventer.

Tout réinventer à condition de savoir piocher dans la boîte à outils que, depuis quelques décennies, des congénères bien intentionnés préparent pour nous. Dans le langage officiel, on les appelle « hackers ». Ils font la une de quelques magazines, sont l’objet de documentaires. Le grand public connaît le plus célèbre d’entre eux, un Australien à cheveux blancs accusé de viol, nommé Assange. Dans le langage marxiste, on les appellerait des « camarades ». Jadis, les possédants les désignaient sous le vocable méprisant de « partageux ». En langue usbekienne, appelons-les plutôt des « anges gardiens », ou des « amis ». À l’origine, rien ne les prédisposait à enfiler le costume de justicier.

Les hackers (bidouilleurs, en français) étaient de simples amoureux de technologie qui ne comprenaient pas pourquoi les firmes gardaient pour elles les codes sources de banales machines. Selon eux, le savoir et le progrès technique devaient être partagés. Ce n’était pas une vision du monde idéologique (l’horrible mot), mais pragmatique. Depuis, les choses ont changé. Les voici à la tête d’un mouvement qui les dépasse. Ils sont devenus des militants, un peu bon gré mal gré ; c’est pourquoi on dit aussi d’eux que ce sont des « hacktivistes ». Peut-être même que si Trotski était vivant, il serait l’un d’entre eux ! Leur job ? Ridiculiser les puissants, rendre visible ce qui est caché et accessible ce qui est confisqué.
Bien sûr, comme ceux qui ont raison avant les autres, ils sont pourchassés. Leur obsession du partage, ça passe mal chez les gardiens du temple. Quand on détient l’information, l’autorité ou le capital, on détient le pouvoir. En être dépossédés, c’est un renoncement auquel peu sont prêts. Criminalisés aujourd’hui, les hackers risquent pourtant bien d’être célébrés demain comme bienfaiteurs. Aujourd’hui underground (on parlait avant d’« avant-garde »), la révolution hacker va vite devenir mainstream (on disait les « masses »). Quand les hackers deviendront mainstream, la révolution aura gagné. Vraiment ? Oui, parce que ce sera une révolution cool.

Humour, humanisme et ego-altruisme

Si elle vise aux mêmes buts que la précédente (une humanité fraternelle), la révolution en cours propose une méthode plus fun (c’est un peu ça, le fun, après tout, qui manquait à Lénine et à ses amis), une méthode qui s’appuie sur quelques principes simples.
L’ego-altruisme, d’abord : une culture qui réconcilie le « nous » des communistes et le « je » des libéraux. L’humanisme, ensuite : un retour bienvenu au récit à « hauteur d’homme », où chacun ne serait pas simplement le jouet de la Grande Histoire, ce qui serait désolant, dessinant les contours du nouvel « humanisme numérique » prôné par le philosophe Milad Doueihi. L’humour, enfin. Une capacité naturelle à entreprendre des choses sérieuses (faire tomber une dictature ou mettre en ligne les plans d’une moissonneuse-batteuse) sans se prendre au sérieux, là où le second degré et l’insolence étaient totalement étrangers à la révolution 1.0.

Osons un sacrilège : la révolution va triompher parce qu’elle sera – elle est déjà – une révolution apolitique. Elle change le monde tranquillement, sans tambour ni trompette, sans excommunications, et sans Grand Soir. Elle obtient des résultats, ne se contente pas de pureté idéologique ni d’incantations. Elle a commencé dans des bureaux d’université occupés par des informaticiens barbus, elle finira dans l’école de nos enfants, dans les rues de nos villes, dans les contrées les plus reculées du monde. La révolution hacker va dessiner une nouvelle civilisation, où tout sera réinventé : l’argent, le pouvoir, l’instruction, la propriété, les frontières, l’identité, la famille… Elle ne fera pas de morts parce qu’elle ne sera pas décrétée d’en haut par un Politburo. C’est cette histoire que nous avons voulu partager avec vous dans les pages qui précèdent. Et qu’Usbek & Rica continuera à raconter dans les prochains épisodes.

Choisis ton camp, ami !

Bien sûr, veillons à ne pas sombrer dans la technophilie béate. L’ère numérique ne recèle pas que des bienfaits.
Il ne faut pas confondre les outils et les buts. Les terroristes islamistes sont des sortes de hackers aux visées macabres. Techniquement, ce sont des contemporains ; politiquement, ce sont des fascistes. Cette civilisation émergente n’affleure pas partout. Quoique mondiale, elle passe encore au-dessus du quart-monde, mais aussi du tiers-monde. Des pauvres d’ici et des pauvres de là-bas, ceux qui n’ont pas les codes pour en goûter les fruits.

Les marxistes avant nous pensaient que la chute du capitalisme était inéluctable. La civilisation du partage a des ennemis : les dictatures, et, chez nous, en vrac, la raison d’État, Acta, Hadopi, les fournisseurs d’accès à Internet qui veulent continuer à s’enrichir et rêvent d’un réseau truffé de péages comme une autoroute.
La nouvelle bataille oppose non plus les révolutionnaires aux bourgeois, mais les altruistes aux égoïstes. Jeremy Rifkin :

« Il semble qu’un nouvel état d’esprit émerge chez les responsables politiques des jeunes générations socialisées sur Internet. Leur politique se structure moins en termes de “droite” et de “gauche” qu’autour d’un nouveau clivage : “centralisé et autoritaire” contre “distribué et coopératif” »

Rifkin n’est pas la Bible, mais, enfin, il a parfois de bonnes intuitions. En ce qui nous concerne, nous avons choisi notre camp. Nous ne jetterons pas l’anathème sur les ennemis de la révolution, nous ne les enverrons pas en camp de rééducation idéologique. Mieux : chacun sera le bienvenu dans la grande aventure de la civilisation du partage, même les capitalistes. Les autres, nous les combattrons.


Design par Almasty pour Usbek & Rica
Adaptation pour Owni par Ophelia Noor

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