Hollande fait valser les droits d’auteur

Le 9 mai 2012

Une victoire fêtée par un manquement sans doute involontaire au droit d'auteur. L'élection de François Hollande ce dimanche a été célébrée à Tulle par une Vie en rose improvisée à l'accordéon. Une démonstration supplémentaire du hiatus entre la loi et les pratiques des usagers. Comme un avant-goût du vaste chantier de l'adaptation du droit d'auteur à notre époque numérique. Le changement, c'est vraiment maintenant ?

C’est ce tweet du toujours très incisif Rémi Mathis qui m’a mis la puce à l’oreille (c’est le cas de le dire…) :

En effet, cette interprétation à l’accordéon du célèbre morceau de la Môme Edith Piaf constitue juridiquement parlant une représentation publique d’une oeuvre protégée, et s’il existe en France une licence légale pour la diffusion publique de phonogrammes du commerce, celle-ci ne concerne que les droits voisins des interprètes et des producteurs et non les droits d’auteur proprement dit. En résumé, pour ce type de prestations il est indispensable d’obtenir une autorisation de la Sacem et le versement d’une rémunération.

Je doute fort (sans en être toutefois certain) que les organisateurs de la manifestation de Tulle aient demandé cette autorisation à la Sacem. Et qu’ils aient versé la rémunération adéquate, plaçant François Hollande dans le rôle du complice d’un acte de contrefaçon caractérisée.

Vous serez peut-être tenté de répondre qu’il vous paraît surprenant qu’un titre aussi ancien que La vie en rose puisse être encore protégé, mais c’est bel et bien le cas, et pour très longtemps encore. La vie en rose (1947) est une chanson d’Édith Piaf, musique de Louiguy et Marguerite Monnot (qui ne la signa finalement pas). Le texte lui a été offert par son auteur fétiche, Henri Contet, pour son anniversaire et devint le succès qu’on lui connaît. C’est une de ses amies, Marianne Michel, qui popularisa la chanson, avant que Piaf ne l’enregistre en 1947.

Edith Piaf a la qualité d’interprète de ce morceau et à ce titre possède un droit voisin, d’une durée de 50 ans à compter de l’interprétation, qui s’est donc éteint en 1998. C’est la même chose pour des droits voisins du producteur qui a pris l’initiative de la première fixation du phonogramme. D’une durée de 50 ans, ils se sont éteints pareillement en 1998. La vie en rose, de ce point de vue, est dans le domaine public.

Pour ce qui est des droits d’auteur liés à la composition de la musique et au texte de la chanson, les choses sont en revanche différentes. Marguerite Monot est décédée en 1961, ce qui fait que les droits, en ce qui la concerne, vont courir jusqu’en 2032 (vie de l’auteur + 70 ans), mais Louiguy (né Louis Guglielmi) est mort beaucoup plus tard en 1991, ce qui va nous amener jusqu’au… 1er janvier 2062 ! Quand au droit sur le texte de la chanson, c’est pire encore puisqu’il faudra attendre 2069 pour voir les paroles entrer dans le domaine public, Henri Contet étant mort en 1998. Autant dire que François Hollande sera mort et enterré à cette date, tout comme bon nombre des personnes qui liront ces lignes, et moi qui les rédige…

Les choses seront peut-être plus funestes encore, car l’Union européenne a décidé de faire passer de 50 à 70 ans les droits voisins des interprètes et des producteurs, ce qui affecte directement des musiques comme La vie en rose. Et c’est sous le mandat de François Hollande que le Parlement français devra transposer ce nouvel allongement de la durée des droits. Qu’il se souvienne bien de ce petit air d’accordéon lors de sa victoire… Il était encore à ce moment à moitié libre !

Tout ceci me paraît significatif des défis qui attendent le nouveau Président dans le domaine de la Culture. Car je n’ai pas vu grand chose (sinon absolument rien) dans les propositions socialistes concernant le domaine public, la durée des droits ou les exceptions au droit d’auteur.

On le sait, les propositions du candidat Hollande en matière de Culture et de Numérique ont péniblement flotté durant toute la campagne pour s’achever sur des promesses faites aux titulaires de droits, qui laissent penser que le changement en la matière, ce sera tard, très tard, voire jamais ! Le nom d’Hadopi changera certainement, mais pour le reste…

Les questions de financement de la création ont dominé la campagne, sans que celles des libertés des citoyens dans leur rapport à la culture soient réellement abordées. Quand je dis liberté, je parle de choses toutes simples, comme celle par exemple de jouer un air d’accordéon en public pour célébrer un moment joyeux, sans risquer les foudres du droit !

Concernant les usages numériques, les défis qui attendent François Hollande et son équipe sont plus redoutables encore. Un petit détour par Youtube et Dailymation permettra d’en prendre la mesure. Illégal actuellement ce remix par exemple, qui mêlent les interprétations de La vie en rose de Louis Armstrong, d’Edith Piaf et de Grace Jones !

Illégale cette petite vidéo pédagogique où l’on nous apprend à jouer La vie en rose à l’harmonica diatonique en Do !

Illégale encore (vous avez vu ? moi aussi je sais faire des anaphores !) cette troisième vidéo sur Youtube, où l’on voit un internaute interpréter La Vie en Rose grâce à une application permettant de jouer de l’accordéon avec un Zipad, identique à ceux que le futur président a offert à tous les enfants de Corrèze !

La culture numérique, c’est cela aussi aujourd’hui et elle est frappée par une véritable prohibition qui plonge des pans entiers de nos activités en ligne dans l’illégalité et les laisse à la merci d’une demande de retrait de la part des titulaires de droits. Ces sujets seront-ils seulement abordés lors de ce grand débat annoncé pour le mois de juillet sur l’acte II de l’exception culturelle française ? Continuera-t-on encore ensuite à traiter de pirates les citoyens qui désirent s’approprier et partager ainsi la culture qu’ils aiment ?

Prenons date dans 5 ans. Si des pratiques aussi anodines que celles qui figurent dans ce billet sont toujours illégales et punies de 3 ans d’emprisonnement, il faudra en conclure que les promesses de changement faites n’auront pas été tenues. Et nul doute que tous ces internautes à qui l’on avait promis La vie en rose verront rouge !


Photographies et couverture de Une par Ophelia Noor pour Owni /-)

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés