OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Wikipédia (toujours) prof de raison http://owni.fr/2012/11/05/wikipedia-toujours-prof-de-raison/ http://owni.fr/2012/11/05/wikipedia-toujours-prof-de-raison/#comments Mon, 05 Nov 2012 11:56:23 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=125018 Addicted to bad ideas, Antonio Casilli poursuit son exercice de passeur entre Wikipedia et le monde de l'enseignement et pose notamment la question du rôle social du vandale au coeur de l'encyclopédie en ligne. ]]>

L’ombre du vandalisme se projette sur les controverses de Wikipédia. Dans l’exemple de la page sur la précarité, présenté dans l’épisode précédent de notre chronique, avant qu’une solution ne soit trouvée il aura fallu que le soi-disant contributeur catholique soit accusé d’avoir “usurpé” et “défiguré” l’article en question.

Afin de mettre un terme à ses modifications non sollicitées, les contributeurs d’obédience marxiste ont dû déposer auprès des développeurs de Wikipédia une demande de semi-protection de la page en question, assimilant de facto toute expression de contestation à un acte de vandalisme.

Personnellement, j’avais des réticences vis-à-vis de cette conclusion, mais elle ne me surprenait point. Ce sont des accusations courantes dans le contexte de Wikipédia. Certaines des disputes qui s’y élèvent ne peuvent tout simplement pas être réglées publiquement.

Lorsque les opinions sont par trop clivées, les comportements deviennent violents. C’est à ce moment que la négociation échoue et le dénigrement des adversaires s’installe. Selon les dires du sociologue Nicolas Auray :

Alors que les crispations ou escalades dans la polémique ne parviennent que difficilement à se “reverser” dans une confrontation raisonnée d’arguments, il semble que le mécanisme adopté par Wikipédia soit de tenter d’imputer à une “faute” personnelle, commise par un fauteur de trouble ou un persécuteur, la responsabilité du dérapage.

Prenons cet exemple : en 2010, sur la liste de diffusion Wiki-research a été diffusée une base de données des pages les plus “reversées” (revenues à une version précédente après que des changements ont été révoqués). Nous sommes là face à un corpus des plus intéressants. Pour chaque article de Wikipédia, le ratio de réversion (à savoir : la proportion entre les changements invalidés et le nombre total des modifications) est un indicateur fiable du taux de vandalisme. Une analyse rapide fournit un bon aperçu du profil des vandales qui s’attaquent à la célèbre encyclopédie libre.

Categories of top 100 Wikipedia articles by reverts ratio

Les pages les plus ciblées relèvent de certaines catégories assez prévisibles, tels le sexe (16%), les excréments (7%), et les insultes (7%). Le genre d’humour puéril qui nous amènerait à penser que le vandalisme sur Wikipédia est circonscrit aux adolescents et aux jeunes adultes. Et le fait que les années 1986-1992 soient les plus “reversées” semble tout autant corroborer cette hypothèse. Il semblerait que les usagers éprouvent une forte envie de vandaliser leur propre année de naissance… Toutefois, parmi les principales cibles nous trouvons des articles tels “Incas” ou “renaissance italienne”. N’étant point les thèmes de choix de blagues pipi-caca, ces sujets nous aident à avancer une autre explication : les pages qui font l’objet de l’attention des vandales coïncident avec des contenus qu’ils croisent quand ils compulsent l’encyclopédie à la recherche de matériel à copier/coller pour leurs devoirs. Il existe un lien entre le comportement turbulent des 18-24 ans utilisateurs de Wikipédia et une certaine frustration culturelle, marque de la socialisation scolaire (et universitaire).

Ce qui conduit à un autre résultat frappant. Parmi les usagers anglophones, la plus forte concentration de contributeurs troublions (dans la mesure où leur nombre est proportionnel aux articles avec le plus haut ratio de réversion) est aux États-Unis. “Amérique” est le numéro 1 des articles vandalisés pour sa catégorie (40,9%). Neuf des dix articles les plus vandalisés dans la catégorie “batailles”, ont trait à des événements historiques qui ont eu lieu aux États-Unis ou au Canada. Parmi les “pages de discussion” les plus ciblées, celles des célébrités (Zac Efron, les Jonas Brothers…) ou des personnages historiques (Benjamin Franklin, George Washington…) Nord-américains.

Portrait-robot

Alors, qui sont-ils, ces vandales de Wikipédia ? Leur portrait-robot se dessine peu à peu : ils sont jeunes, ils ont de bien solides références culturelles américaines, ils sont assez geek sur les bords. Ils fréquentent les sections de l’encyclopédie dédiées aux sciences et aux mathématiques plutôt que celles des sciences humaines. Ils bataillent sur des listes de sujets tels les dessins animés, les jeux vidéo, les nombres premiers, et ainsi de suite.

Quel sens donner à ces résultats ? L’article “Vandalisme” du Wikipédia anglais met beaucoup d’emphase sur l’argument avancé par Pierre Klossowski selon lequel leur sabotage pourrait être considéré comme une sorte de guérilla culturelle contre une hégémonie intellectuelle oppressante. Le vandale, je cite, “n’est lui-même que l’envers d’une culture criminelle”. Pourtant cette notion de “d’envers”, bien que conceptuellement liée à celle de “réversion”, ne signifie pas seulement un opposé dialectique. Le vandalisme est également une image en miroir du consensus général sur lequel les articles de Wikipédia sont bâtis. En un sens, les vandales – en tant que groupe contribuant de sa manière perturbatrice à la construction sociale de la connaissance au sein de l’encyclopédie en ligne – peuvent et doivent être considérés comme un double renversé des wikipédiens dans leur ensemble.

En guise de conclusion, j’avancerai la supposition éclairée que les préoccupations culturelles, la composition démographique et les intérêts des utilisateurs s’adonnant à des actes de vandalisme, ne diffèrent pas considérablement de ceux de contributeurs réguliers. Si les utilisateurs de Wikipédia, comme l’affirme Michael D. Lieberman, dévoilent leurs intérêts, leurs coordonnées géographiques, et leurs relations personnelles à travers leurs modèles de contribution, cela vaut également pour leurs homologues vandales.

Wiki prof de raison

Wiki prof de raison

Wikipédia effraie les enseignants. Qui l'accusent de se tromper et de ne pas stimuler l'esprit critique. Comme si Wikipédia ...

Vigilance participative

La liste des pages les plus reversées publiée sur Wiki-research pourrait nous aider à voir comment le vandalisme s’accumule au fil des sujets, la façon dont il se structure, offrant ainsi un panorama ô combien utile, des préférences culturelles (et des biais culturels correspondants) de la communauté Wikipédia dans son entièreté.

Le vandalisme ne représente pas nécessairement une contre-culture en lutte face à une puissante élite de sysadmins et d’éditeurs-vigiles. Nous pouvons admettre que Wikipédia, à un degré plus élevé que d’autres projets encyclopédiques, encourage la réflexivité dans la mesure où il montre que la connaissance n’est pas une collection de notions, mais un processus de collaboration en formation continuelle. Plusieurs acteurs participent à ce processus et contribuent à cette réflexivité par la négociation, par la controverse, par la sensibilisation, et (à mon avis) par le vandalisme. Visiblement, le rôle du vandalisme est généralement éclipsé par des comportements pro-sociaux. Mais en fait, le vandalisme stimule ces mêmes comportements pro-sociaux.

Considérez ceci : en moyenne, sur Wikipédia un acte perturbateur reste impuni pour à peine une minute et demi. Après ce bref laps de temps, les articles “défacés” finissent vraisemblablement par attirer l’attention des éditeurs, qui s’empressent d’annuler les modifications problématiques, rétablir la version précédente des pages vandalisées et possiblement les mettre sur leur liste de suivi. Peut-être, à ce point-là, les vandales vont-ils se désister. Ou peut-être continueront-ils. Quoi qu’il en soit, ils auront obligé les éditeurs à se pencher sur les articles ciblés. Ils auront contraint d’autres wikipédiens à réagir, à corriger, à organiser les contenus.

En fin de compte, les vandales auront accompli la fonction essentielle de susciter auprès des autres utilisateurs cette “vigilance participative” que Dominique Cardon identifie comme le moteur de la gouvernance de Wikipédia. Par leurs modifications provocatrices ou destructrices, ils revivifient l’attention pour des sujets depuis longtemps figés, ils stimulent les discussions en sommeil, ils réveillent les consciences. Ainsi, ils obtiennent le résultat paradoxal de favoriser la coopération par l’abus, la participation par la discorde – et la connaissance par l’ignorance.


Article publié en anglais sur Bodyspacesociety, le blog d’Antonio A. Casilli (@bodyspacesoc).
Illustration d’origine par Loguy pour Owni /-)

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Wiki prof de raison http://owni.fr/2012/10/29/wiki-prof-raison-wikipedia-ecole-education/ http://owni.fr/2012/10/29/wiki-prof-raison-wikipedia-ecole-education/#comments Mon, 29 Oct 2012 06:15:07 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=123667

À l’occasion de cette rentrée universitaire, mes collègues enseignants et moi-même avons décidé d’ajouter une pincée de wiki à deux cours que nous donnons à Telecom ParisTech : j’ai créé un wikispace pour mon enseignement sur les cultures numériques, et, avec Isabelle Garron et Valérie Beaudouin, nous avons demandé aux étudiants de première année de tenter d’éditer et de discuter au moins une page Wikipédia, au titre de leur initiation à l’écriture en ligne.

Naturellement, Wikipédia est employé comme outil d’enseignement à l’université depuis plusieurs années, et sa popularité en tant qu’objet de recherche s’accroît de jour en jour. Mais la principale raison de son emploi en classe tient dans son évolution en tant qu’étape préliminaire dans les recherches bibliographiques et les démarches de fact-checking.

Songez à vos propres habitudes vis-à-vis de la quête d’information en ligne. Que faites-vous quand vous ignorez tout sur un thème ? Vous le googlisez probablement, et la première occurrence à apparaître est le plus souvent une page du site Web de Jimbo Wales.

Vous le faites, nous le faisons, nos étudiants le font aussi. En conséquence, avons nous intégré Wikipédia, non pas parce qu’il est un gadget sympa, mais parce que si nous ne l’avions pas fait nous aurions laissé s’installer un dangereux angle mort dans nos activités pédagogiques.

90-9-1

Admettre cette réalité sans céder à la panique n’est pas simple. Du moins ici en Europe, des jugements erronés sur la prétendue piètre qualité des articles de Wikipédia perdurent encore dans le monde de l’éducation. Certains, comme le professeur de lycée Loys Bonod, qui a connu ses quinze minutes de gloire cette année, s’empressent d’inclure des informations fausses et trompeuses dans Wikipédia, juste pour apporter à leurs élèves la démonstration que… Wikipedia contient des informations fausses et trompeuses.

Le paradoxe de telles réactions représente une bonne illustration du fait que l’exactitude et l’intelligence de Wikipédia sont au diapason de l’exactitude et de l’intelligence de ses contributeurs. D’où la nécessité d’encourager les utilisateurs à abandonner leur attitude passive et à participer en écrivant et en discutant de leurs sujets.

Bien sûr, certains pourraient invoquer pour Wikipédia la soi-disant loi d’airain de la participation sur Internet : le principe “des 90-9-1″,  selon lequel un article aura une majorité écrasante de simples lecteurs, quelques contributeurs qui feront l’effort d’apporter des modifications, et de très rares usagers suffisamment motivés pour se rendre dans les pages de discussion et engager un dialogue avec les autres wikipédiens.

Les sciences sociales peuvent apporter plusieurs éléments d’explication à ce phénomène. L’avènement d’une culture de la participation, sur les réseaux, a pu être largement exagérée. Peut-être la structure de l’encyclopédie tend-elle à recréer des dynamiques culturelles qui reproduisent l’opposition entre auteur et lecteur — au lieu de stimuler une polyphonie des contributions. Ou peut-être encore les éditeurs de Wikipédia cherchent-ils à intimider les autres utilisateurs dans un effort d’accentuer leur statut social en rendant leurs activités moins accessibles.

Lévi-Strauss

Essayez de créer un nouvel article. Très vraisemblablement, sa pertinence sera mise en doute par un éditeur. Essayez de rédiger une biographie d’un personnage public vivant. Il y aura de grandes chances pour qu’une discussion en découle, qui portera non pas sur le personnage public en question, mais davantage sur les qualités privées de son biographe. L’auteur a-t-il juste une adresse IP anonyme ? Ou bien il est un utilisateur enregistré, avec son propre compte permettant de tracer dans le temps ses contributions ?

Et ce qui est vrai pour les personnes vivantes peut l’être aussi pour les personnes décédées, comme j’ai pu le constater. Par exemple le 3 novembre 2009 à 15h34, à travers une liste de diffusion universitaire, je reçois un email du président de l’établissement pour lequel je travaillais. Cet email annonçait qu’“à l’âge de 100 ans, notre collègue Claude Lévi-Strauss était décédé”.

Conscient que cette information était intéressante pour un large public, et qu’elle provenait d’une source fiable, je l’ai publiée sur Wikipédia. J’ai mis à jour la page consacrée à Lévi-Strauss en introduisant la date de son décès. Sans trop me soucier de me connecter via mon profil. J’assumais, en effet, que mon adresse IP (j’écrivais de mon bureau) aurait de quelque manière cautionné ma contribution.

Cependant, alors que je sauvegardais ces changements, un message apparut m’informant que l’adresse IP en question avait été identifiée comme attribuée par le réseau informatique de mon université et qu’à ce titre ces changements apparaissaient sujets à caution. Un éditeur devait les valider. Mais il ne le fit pas. L’information que j’avais apportée avait été jugée “sans fondement”. L’argument d’autorité, le fait d’écrire de l’intérieur de la même institution dans laquelle Claude Lévi-Strauss avait enseigné, ne semblait pas recevable. La page fut modifiée quelque temps après par une personne pouvant inclure un lien avec la dépêche AFP annonçant la mort du chercheur.

L’épisode ne représente qu’une illustration de la manière dont l’autorité intellectuelle se remodèle dans un environnement ouvert, de mise en commun des connaissances tel Wikipédia. La posture universitaire du parler “ex cathedra” (en l’occurrence “ex adresse IP”) est questionnée de manière saine, quoique frustrante pour les universitaires. L’enjeu ne se limite plus au statut intellectuel des institutions savantes de nos jours, mais bien à la façon dont l’information est validée.

Notoriété

Vous avez probablement en mémoire ces bannières Wikipédia vous signalant qu’il existe un désaccord quant à la neutralité d’une page. En un sens, chaque page Wikipédia pourrait en contenir une, puisque chaque page procède, plus ou moins, de sa propre controverse interne. Les auteurs de chaque article se disputent sur comment ce dernier est argumenté, classé, référencé. Ou alors sur l’ajout de liens externes et sur l’orthographe de certains noms. Mais la plupart du temps, ils se disputent sur le point de savoir si les sujets sont ou pas “notoires” — c’est à dire, dans le jargon wikipédien, s’ils donnent ou pas matière à un article. Au cours des années, ces différends sont devenus si fréquents que Wikipédia a fini par proposer ses propres critères généraux de notoriété, ainsi qu’une liste de PàS (pages à supprimer) actualisée chaque jour.

Les analystes de la Fondation Wikimédia ont imaginé un moyen simple et élégant d’évaluer les controverses sous-jacentes auxdites pages. Il s’agit de Notabilia, un outil graphique permettant de détecter des structures distinctives de ces débats, qui peuvent aboutir autant à des décisions consistant à “supprimer” qu’à “garder” un article.

Comme des opinions antinomiques ont tendance à se compenser, les pages qui font l’objet de fortes controverses ou de discussions animées entre partisans ou adversaires d’un sujet donné dessinent des lignes plus ou moins droites. Tandis que les discussions plus consensuelles tracent des lignes en forme de spirales, qui convergent vers un accord.

L’impact et le sens de telles discussions entre contributeurs mettent en évidence l’existence de vibrantes communautés qui s’agrègent autour de sujets bien déterminés. À telle enseigne qu’actuellement on peut définir Wikipédia comme un service de réseautage social comme les autres. Finalement, ses utilisateurs partagent leurs intérêts sur leurs profils comme on peut le faire sur Google+, ils gagnent des badges comme sur Foursquare, discutent publiquement comme sur Twitter et leur vie privée est constamment mise à mal — comme sur Facebook.

Ces fonctionnements, en principe, permettent de travailler de manière collaborative et de repérer les erreurs factuelles rapidement et de façon transparente. Cependant, ils introduisent certaines particularités dans les processus de validation de l’information présentée sur Wikipédia. La confiance et la sociabilité bâties par les contributeurs influencent profondément la perception de la qualité de leurs articles. Ainsi, comme dans n’importe quelle autre communauté épistémique, la confiance est affaire de contexte.

Elle dépend des réseaux de contacts qu’un auteur peut attirer à lui. À tel point que, selon certains chercheurs, la confiance que les usagers peuvent susciter sur Wikipédia s’apparente davantage à un produit dérivé de leur capital social, que d’une reconnaissance de leurs compétences (voir en particulier les travaux de K. Brad Wray “The epistemic cultures of science and Wikipedia”).

Un exemple que j’avais déjà évoqué dans mon livre Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? peut illustrer ce phénomène. Il y a quelques années, une controverse sur la page consacrée à la précarité s’est élevée dans la version en langue anglaise de Wikipédia. En sciences sociales, la précarité se définie comme l’ensemble des conditions matérielles des travailleurs intermittents dans la société post-industrielle.

Les contours de cette notion ont été tracés par plusieurs auteurs issus du courant du marxisme autonome, tels Michael Hardt et Antonio Negri. Aussi, l’article a-t-il été affilié à la catégorie “syndicalisme”. Mais, un contributeur anonyme (vite surnommé “le catholique”) était d’un avis quelque peu différent. Il expliqua, à juste titre, que la notion de précarité avait été pour la première fois introduite par un moine français, Léonce Grenier (décédé en 1963), qui employa le terme pour mieux souligner la fragilité de la condition humaine face à la puissance divine. Son argumentaire avait du poids et ses références bibliographiques étaient correctes.

Toutefois, au lieu de défendre ses choix dans les pages de discussion, unilatéralement, il décida de rattacher l’article à la catégorie “christianisme social” et retira toutes les références aux mouvements syndicaux. L’épisode déclencha une vive dispute sur les réseaux. Très vite une lutte sans quartier éclata. Chaque nuit, le catholique rangeait l’article sous “christianisme”, chaque matin les marxistes protestaient avec véhémence et le rangeaient sous “syndicalisme”.

À ce moment-là je me suis demandé, comme des milliers de wikipédistes, à qui faire confiance. J’ai concédé que le contributeur catholique avait des arguments, mais je me suis aligné sur les positions des marxistes autonomes — en détaillant les raisons de ce choix dans un message. L’article devait entrer dans la catégorie du syndicalisme afin d’optimiser sa faculté à être référencé sur les moteurs de recherche.

Je pense ne pas avoir été le seul à adopter une réaction non académique. Wikipédia n’a pas vocation à atteindre une exactitude universelle, mais de parvenir à un consensus. À ce titre, beaucoup de wikipédiens vous affirmeront que leur encyclopédie n’est pas une démocratie, même si leurs processus de décision s’inspirent des principes de la délibération démocratique (voir à ce sujet le texte [pdf] de Laura Black, Howard Welser, Jocelyn Degroot et Daniel Cosely “Wikipedia is not a democracy”). Dans le cas que nous avons évoqué, puisque une polarisation partisane empêchait l’article d’évoluer, une simple règle majoritaire a été appliquée.

…À suivre dans le prochain épisode de cette chronique Addicted To Bad Ideas.


Illustration par Loguy pour Owni.

Article publié en anglais sur Bodyspacesociety, le blog d’Antonio A. Casilli (@bodyspacesoc).

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Débuguer nos cancers http://owni.fr/2012/10/02/debuguer-nos-cancers/ http://owni.fr/2012/10/02/debuguer-nos-cancers/#comments Tue, 02 Oct 2012 16:49:43 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=121506 Owni publie une série inédite du chercheur ès-cultures numériques Antonio Casilli, Addicted to bad ideas. Premier épisode consacré aux alternatives offertes par l'innombrable, présent sur le réseau des réseaux, face à la grave maladie d'un seul. Bienvenue dans la Médecine 2.0.]]> Alors que je m’intéressais aux violences urbaines, je suis tombé sur le data artist et TED fellow Salvatore Iaconesi (alias @xDxD.vs.xDxD), qui travaillait sur des visualisations d’émeutes assez impressionnantes. Il y a quelques semaines, il a publié sur son site Web une vidéo apportant de bien tristes nouvelles…

Après un court instant de doute, j’ai su qu’il ne s’agissait ni d’un canular, ni d’une expérimentation artistique situationniste. Admis à l’hôpital San Camillo de Rome et diagnostiqué d’une tumeur du cerveau située dans le lobe frontal, Iaconesi ne dispose que d’options thérapeutiques limitées (chirurgie, chimiothérapie ou radiothérapie) et d’un pronostic peu favorable (les tumeurs du type gliome sont presque impossibles à soigner).

Décidé à chercher d’autres avis, il s’empare de ses dossiers médicaux et retourne chez lui. Où il découvre que son IRM et ses scanners sont en format propriétaire… Heureusement, ce virtuose du piratage de logiciel et créateur du collectif Art is Open Source, possède plus d’un tour d’hacker dans son sac. Il craque les fichiers, les publie sur Internet et invite experts médicaux et profanes à réagir. En quelques jours, il commence à recevoir toute sorte de contributions : des mails de bon rétablissement aux suggestions d’articles scientifiques, en passant par les coordonnées de professionnels de santé et des conseils pour les thérapies de pointe. Il y a, bien entendu, de tout et n’importe quoi. Il décide donc de cartographier, trier et analyser ces contributions disparates au moyen d’un outil de datavisualisation de sa création. Mis à jour quotidiennement par ses soins, ce graphe navigable donne accès aux dossiers médicaux et aux informations pertinentes collectées par la communauté de contributeurs Web de La Cura, son “traitement open source”.

La médecine 2.0

La portée culturelle du cas Iaconesi est de plusieurs ordres. L’angle le plus direct pour l’interroger consisterait à se concentrer sur les implications en terme de vie privée de cette quête connectée d’un traitement ouvert du cancer. Le partage de fichiers médicaux et le crowdsourcing thérapeutique sont-ils révélateurs d’un basculement dans notre rapport à la dimension personnelle de la maladie ? Bien que la décision de l’artiste de “s’ouvrir” au sujet de son état s’avère peut-être tentant pour la presse qui déploie autour de lui le cirque médiatique habituel, la question est bien moins originale qu’il n’y paraît. Les plus célèbres survivants du cancer (à l’instar de Jeff Jarvis ou Howard Rheingold) ont longtemps soutenu que la “publitude” sur Internet recelait un grand potentiel curatif. La création de réseaux de personnes apportant leur soutien émotionnel et partageant leurs expériences ainsi que leurs conseils médicaux sont loin d’être une nouveauté. Ceci entre en résonance avec l’expérience de millions de membres de forums de discussion et de blogueurs atteints d’un cancer, qui documentent sur le Net leurs vies et leur lutte quotidienne.

L’originalité du traitement Open Source de Iaconesi se trouve ailleurs, en l’occurrence dans la façon dont il problématise la notion d’ouverture (openness) en mêlant “humanités médicales”, hacking et e-santé.

Enlarge your conciousness "gelée émotionelle" par Salvatore Iaconesi (cc)

Permettez-moi de clarifier ces points. En fait, quand l’artiste se plaint que ses dossiers médicaux ne soient “pas ouverts”, il a techniquement tort. Le format DICOM (Digital Imaging and COmmunications in Medicine) utilisé pour enregistrer ses IRM et tomographies est, en théorie, ouvert dans la mesure où il garantit l’interopérabilité presque universelle entre tous les équipements d’information médicale. Cependant, dans une interview récente, Iaconesi soutient que :

“même” s’il est “techniquement ouvert”, le format dans lequel mes dossiers médicaux m’ont été délivrés n’est pas satisfaisant car il est “ouvert pour les professionnels” et par conséquent la seule chose que je puisse en faire est de les montrer à des professionnels, écartant toutes les formidables autres composantes de “traitement” qui sont disponibles à travers le monde.

Ce qui se joue dans cette définition différenciée de l’ouverture – celle de l’information au patient, des standards techniques de l’archivage numérique des dossiers médicaux et, finalement, du traitement lui-même – est le rapport entre professionnels de santé et patients. La mise à disposition en ligne de données médicales a été saluée comme un outil inestimable de capacitation des patients et a considérablement redéfini les professions de santé durant la dernière décennie. Les chercheurs ont constaté la montée de la “désintermédiation médicale”, c’est-à-dire le déclin progressif du rôle d’intermédiaires joué jusque là par les professionnels de santé entre le patient et l’information médicale. D’aucuns ont poussé le constat jusqu’à annoncer l’émergence d’une médecine en “peer-to-peer”.

En ce sens, le traitement open source auquel nous sommes confronté dans ce cas de figure s’inscrit dans une mouvance Médecine 2.0 qui glorifie le rôle des patients connectés en leur conférant le droit d’accéder, de manipuler et de partager leurs propres dossiers médicaux – comme on l’a vu dans les récents évènements très médiatisés tel le “Datapalooza”, sponsorisé par le département de la santé US.

Toutefois, cela ne signifie pas que l’opinion et la voix des profanes écartent l’expertise des professionnels de santé. La question de la crédibilité et de la fiabilité des informations médicales est cruciale. Comme le remarque Ulrike Rauer, chercheuse de l’Oxford Internet Institute, quand ils rencontrent des données médicales provenant d’Internet, les patients font encore davantage confiance aux professionnels de santé qu’à des sites privés.

Même les plus fervents apôtres de la Médecine 2.0 ne cèdent pas complètement aux sirènes de la désintermédiation. Au contraire, ils s’accordent pour dire que les professionnels de santé et les patients font partie d’un vaste écosystème d’”apomediaries” informatiques. Comme le dit Gunther Eysenbach :

à la différence de l’apomédiaire, l’intermédiaire se situe “entre” (du latin inter- “entre”) l’usager et l’information, ce qui signifie qu’il est un médiateur incontournable pour recevoir de l’information en premier lieu. De fait, la crédibilité et la qualité de l’intermédiaire détermine grandement la crédibilité et la qualité de l’information reçue par le consommateur. En revanche, l’apomédiation signifie qu’il existe des agents (personnes, outils) qui se tiennent prêts (du latin apo- : séparé, détaché, éloigné) à guider le consommateur vers des informations et des services de haute qualité sans être au départ une condition préalable à l’obtention du service ou de l’information, et avec un pouvoir individuel de sélectionner ou d’altérer l’information négociée qui est limité. Tandis que ces catégories ne sont pas mutuellement exclusives (en pratique, il pourrait y avoir un mélange des deux, de gens qui vont et viennent de l’apomédiation à l’intermédiation), l’hypothèse a été émise qu’elles influencent comment les gens jugent la crédibilité.

Humanités médicales numériques

Un autre aspect important dans le traitement open source de Iaconesi est son plaidoyer pour une approche humaine de la santé et de la maladie. Son projet a pour but de traduire des données en une sorte de langage naturel hybride, compréhensible par le profane comme par les opérateurs d’équipements médicaux.

La première chose que vous notez dans un hôpital est qu’ils ne vous parlent pas vraiment. Le langage médical est complexe et difficile, et ils font rarement grand chose pour le rendre plus compréhensible. L’un des témoignages que j’ai reçu à La Cura venait d’une dame qui a entendu un médecin lui crier dessus : “Vous pensez vraiment que je vais vous expliquer pourquoi je dois vous retirer votre tyroïde ? Elle doit être retirée ! Point !”. Ce n’est pas vraiment “ouvert”, à aucun point de vue. Et, à plus d’un titre, c’est une preuve explicite de l’approche de la médecine vis-à-vis des patients : ils cessent d’être “humains” et deviennent des jeux de paramètres dans un dossier médical sujet à certains protocoles et certains standards. Quand vous êtes à l’hôpital, c’est souvent comme si vous n’étiez pas là. La seule chose qui compte c’est vos données : pression sanguine, rythme cardiaque, résonnance magnétique etc.

Enlarge your conciousness "gelée émotionelle" par Salvatore Iaconesi (cc)

Ouvrir les données médicales revient à réconcilier le savoir médical avec l’expérience corporelle de la maladie. Et, de ce point de vue spécifique, l’inspiration pour le “traitement” de l’artiste italien peut être retracée à l’intérêt croissant pour les humanités médicales. Depuis la fin des années 1950, un corpus d’oeuvres littéraires et artistiques, ainsi que des productions universitaires en anthropologie médicale et en sciences sociales sur l’expérience de la maladie est utilisé dans la pratique médicale et son enseignement.

Au-delà des contacts basiques avec les patients, les professionnels de la médecine sont de plus en plus entraînés à développer des compétences de soins médicaux à visage humain, des aptitudes d’observation et d’empathie avec leurs patients. Ceci est réalisé en examinant des récits à la première personne de patients ou en étudiant le contexte sociologique et culturel de la pratique de la biomédecine. Même sans s’aventurer dans le champ le plus créatif, et parfois controversé, de l’art-thérapie, ce nouveau domaine a clairement le potentiel de complexifier et d’améliorer la compréhension actuelle du bien-être et de ses nombreux contraires.

Iaconesi a invité non seulement des experts médicaux et leurs patients, mais aussi des poètes, des plasticiens et des musiciens à participer à son expérimentation Web, et ceci place son traitement open source au croisement des humanités numériques et médicales. Jusqu’ici, le lien entre l’informatique, les humanités et la médecine a été surtout assuré par les professionnels de santé avec un bagage en informatique, comme les initiateurs du Medical Future Labs et d’autres programmes proches autour du monde. Le fait qu’un artiste – et une personne vivant avec un cancer – ait maintenant lancé une initiative proche promet d’offrir un aperçu inestimable sur la façon dont la maladie et la guérison sont vécues dans des environnements sociaux connectés.

Pensez aux possibles évolutions des notions de maladie et santé appliquées à cette situation, la possibilité de rendre des formes de dignité humaine et de sociabilité en se fondant sur le partage d’idées et d’expériences, sur la réappropriation d’un état de sincère et active solidarité, complète et variée.


Photo des créations de Salvatore Iaconesi :”Enlarge your conciousness : emotional jellies” [CC-by-sa]
Version anglaise du texte disponible sur Bodyspacesociety, le blog d’Antonio Casilli (@bodyspacesoc)

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Les trolls, ou le mythe de l’espace public http://owni.fr/2012/06/26/les-trolls-ou-le-mythe-de-espace-public/ http://owni.fr/2012/06/26/les-trolls-ou-le-mythe-de-espace-public/#comments Tue, 26 Jun 2012 14:57:53 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=114539

Au Royaume-Uni, la Chambre des communes a récemment mis au vote un amendement du “British Defamation Bill” spécifiquement destiné à s’attaquer aux trolls sur Internet. L’amendement prévoit de contraindre les fournisseurs d’accès ou les propriétaires de sites web à révéler l’adresse IP et les informations personnelles des utilisateurs identifiés comme auteurs de “messages grossiers”. Rien que de très habituel : à chaque fois qu’une information liée aux technologies de l’information et de la communication attire l’attention du public, les législateurs britanniques sortent une loi ad hoc de leur chapeau. De préférence, une loi qui méprise bêtement la vie privée et la liberté d’expression.

Pourquoi les médias ont peur des trolls ?

Dans un effort remarquable de bercer le public d’une compréhension faussée des cultures numériques, le Guardian a consacré une session spéciale à cet étrange phénomène dans son édition du 12 juin. La pièce de résistance, intitulée “What is an Internet troll ?”, est signée Zoe Williams.

Un article concocté à partir de l’habituelle recette des médias dès qu’il s’agit d’aborder le sujet : une pincée de professeur de psychologie livrant ses déclarations profondes sur “l’effet désinhibant” des médias électroniques, un zeste de journaliste pleurnichant sur la baisse du niveau d’éducation et sur les propos incitant à la haine omniprésents, et un gros morceau d’anecdotes tristes concernant de quelconques célébrités au sort desquelles nous sommes censés compatir.

La conclusion de cet essai qui donne le ton (“Nous ne devrions pas les appeler ‘trolls’. Nous devrions les appeler personnes grossières.”) serait sans doute mieux rendue si elle était prononcée avec la voix aiguë de certains personnages des Monty Pythons. Comme dans cet extrait de La vie de Brian :

Cliquer ici pour voir la vidéo.



Les autres articles oscillent entre platitudes (“Souvenez-vous : il est interdit de troller” – Tim Dowling “Dealing with trolls: a guide”), affirmations techno déterministes sur la vie privée (“L’ère de l’anonymat en ligne est sans doute bientôt terminée” – Owen Bowcott “Bill targeting internet ‘trolls’ gets wary welcome from websites”), et pure pédanterie (“Le terme a été détourné au point de devenir un de ces insipides synonyme” – James Ball “You’re calling that a troll? Are you winding me up?”). On trouve même un hommage pictural au tropisme familier de l’utilisateur-d’Internet-moche-et-frustré, dans une galerie d’ “importuns en ligne” croqués par Lucy Pepper.

Évidemment, les médias grand public n’ont pas d’autre choix que d’appuyer l’agenda politique liberticide du gouvernement britannique. Ils doivent se défendre de l’accusation selon laquelle ils fournissent un défouloir parfait aux trolls dans les sections consacrées à la discussion de leurs éditions électroniques. Ils ont donc tracé une ligne imaginaire séparant la prose exquise des professionnels de l’information des spéculations sauvages et des abus de langages formulés par de détestables brutes.

La journaliste du Guardian Zoe Williams est tout à fait catégorique : elle est autorisée à troller, parce qu’elle est journaliste et qu’elle sait comment peaufiner sa rhétorique.

Bien sûr, il est possible de troller à un niveau beaucoup moins violent, en parcourant simplement les communautés dans lesquelles les gens sont susceptibles de penser d’une certaine manière. L’idée est d’y publier pour chercher à les énerver. Si vous voulez essayer ce type de trolling pour en découvrir les charmes, je vous suggère d’aller dans la section “Comment is Free” du site du Guardian et d’y publier quelque chose comme : “Les gens ne devraient pas avoir d’enfants s’ils ne peuvent pas se le permettre financièrement”. Ou : “Les hommes aiment les femmes maigres. C’est pour ça que personne ne pourra me trouver un banquier avec une grosse. QUI POURRA ?” Ou : “Les hommes aiment le sexe. Les femmes les câlins. ASSUMEZ-LE”. Bizarrement, je me sens un peu blessée par ces remarques, bien que ce soit moi qui les aies faites.

Les facteurs sociaux du trolling ne devraient pas être sous-estimés

En tant que citoyen responsable et universitaire qui étudie les interactions conflictuelles en ligne depuis quelques années (cf ici, ici, et ici), je considère ces procédés narratifs des médias comme hautement malhonnêtes et mal informés.

Dès que les trolls sont représentés dans les médias, leurs actions sont habituellement explicitées en termes de “perversion”, “narcissisme”, “désinhibition”. De telles notions, appartenant au domaine de la psychologie clinique, dissimulent les facteurs sociaux sous-jacents du trolling. Ce type de comportement en ligne n’est pas un phénomène individuel. Au contraire, c’est un processus social : on est toujours le troll de quelqu’un.

De plus, le trolling a une dimension collective. Les gens trollent pour provoquer des modifications dans le positionnement structurel des individus au sein des réseaux. Certains le font pour acquérir une position centrale, en attirant l’attention et en gagnant quelques “followers”. D’autres pour renvoyer leurs adversaires aux marges d’une communauté en ligne. Parfois, le trolling est utilisé pour contester l’autorité des autres et remodeler les hiérarchies établies dans les forums de discussions ou les médias en ligne. De ce point de vue, malgré leur attitude perturbatrice, les trolls peuvent aider les communautés en ligne à évoluer – et les cultures numériques à développer de nouveaux contenus et de nouveaux points de vue.

Espace public fantasmatique

Le trolling est un phénomène complexe, qui découle du fait que les structures sociales en ligne sont fondées sur des liens faibles. Les loyautés, les valeurs communes ou la proximité émotionnelle ne sont pas toujours essentielles. Surtout lorsqu’il s’agit de rendre possible en ligne de nouvelles sociabilités en mettant en contact les utilisateurs avec de parfaits inconnus. C’est l’effet principal du web social, et c’est aussi ce qui rend le trolling possible : les “parfaits inconnus” sont souvent loin d’être parfaits. Par conséquent, le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur Internet, mais comme l’une de ses facettes. Et les politiques ne peuvent le congédier ou le réprimer sans brider l’une des sources principales de changement et d’innovation de la sociabilité en ligne : le fait d’être confronté à des contenus, postures ou réactions inhabituels. Les ripostes sévères suscitées par les trolls à l’échelon politique doivent êtres analysées comme des ouvertures vers des problèmes et des paradoxes sociaux plus larges.

Essentiellement, l’amendement proposé à cette loi sur la diffamation est une démonstration de force d’un gouvernement qui doit prouver qu’il peut encore contrôler l’expression en ligne. Histoire de tenir la promesse de l’accès au débat démocratique pour un maximum de citoyens, dans une situation d’incertitude maximale. En ce sens, le trolling menace de court-circuiter et de remodeler, de façon dialectique et conflictuelle, les espaces de discussion civilisés (ndlr : polis) que les démocraties modernes considèrent toujours comme leur espace politique idéal. L’existence même de trolls anonymes, intolérants et aux propos décalés témoigne du fait que l’espace public (défini par le philosophe allemand Jürgen Habermas comme un espace gouverné par la force intégratrice du langage contextualisé de la tolérance et de l’apparence crédible.) est un concept largement fantasmatique.

“L’objet de cet espace public est évident : il est censé être le lieu de ces standards et de ces mesures qui n’appartiennent à personne mais s’appliquent à tout le monde. Il est censé être le lieu de l’universel. Le problème est qu’il n’y a pas d’universel – l’universel, la vérité absolue, existe, et je sais ce que c’est. Le problème, c’est que vous le savez aussi, et que nous connaissons des choses différents, ce qui nous place quelques phrases en arrière, armés de nos jugements universels irréconciliables, apprêtés mais sans nulle part où obtenir un jugement d’autorité. Que faire ? Eh bien, vous faites la seule chose que vous pouvez faire, la seule chose honnête : vous affirmez que votre universel est le seul véritable, même si vos adversaires ne l’acceptent clairement pas. Et vous n’attribuez pas leur esprit récalcitrant à la folie, ou à la pure criminalité – les catégories publiques de condamnation – mais au fait, bien que regrettable, qu’ils soient sous l’emprise d’une série d’opinions erronées. Et il vous faut abandonner, parce que la prochaine étape, celle qui tend à prouver l’inexactitude de leurs opinions au monde, même à ceux qui sont sous leur emprise, n’est pas une étape possible pour nous, humains finis et situés.

Il nous faut vivre en sachant deux choses : que nous sommes absolument dans le juste, et qu’il n’y a pas de mesure globalement acceptée par laquelle notre justesse peut être validée de façon indépendante. C’est comme ça, et on devrait simplement l’accepter, et agir en cohérence avec nos opinions profondes (que pourrait-on faire d’autre?) sans espérer qu’un quelconque Dieu descendra vers nous, comme le canard dans cette vieille émission de Groucho Marx, et nous dire que nous avons prononcé le mot juste.”

Stanley Fish, Postmodern warfare: the ignorance of our warrior intellectuals, Harper’s Magazine, Juillet 2002


Article initialement publié en anglais sur le blog d’Antonio Casilli, BodySpaceSociety
Traduction : Guillaume Ledit
Illustration trollarchy par Antonio Casilli, illustrations de Lucy Pepper © sur The Guardian “The drawing of Internet trolls”

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Des parias, des ponts et des primates http://owni.fr/2011/02/22/des-parias-des-ponts-et-des-primates/ http://owni.fr/2011/02/22/des-parias-des-ponts-et-des-primates/#comments Tue, 22 Feb 2011 16:56:45 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=47934 Texte de l’intervention d’Antonio A. Casilli (EHESS, Paris), auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) dans le cadre du débat « Web Culture : nouveaux modes de connaissance, nouvelles sociabilités » (Villa Gillet, Lyon, 10 février 2011) animé par Sylvain Bourmeau (Mediapart), avec la participation de Dominique Cardon (Orange Labs / EHESS) et Virginia Heffernan (New York Times). Click here for the english version.

Mon intervention sera consacrée aux structures sociales que les utilisateurs de réseaux de communication en ligne (notamment, le Web et les médias sociaux) contribuent à mettre en place. Je voudrais montrer qu’au cours des dix dernières années, la compréhension scientifique des modes de sociabilité basés sur Internet a spectaculairement progressé, et que les politiques publiques liées à Internet, sa régulation et sa gouvernance, doivent prendre en compte ces avancées.

Mais où sont passés les parias de l’ordinateur ?

Les premières appréciations de l’impact social des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) à l’échelle micro (c’est-à-dire : au niveau des utilisateurs) datent du début des années 70 et insistent sur les effets négatifs de ces technologies. Les tout débuts de la culture informatique ont vu l’émergence du stéréotype du hacker, accro de l’informatique mal à l’aise dans les interactions sociales, isolé par les machines à calculer géantes qui l’aliènent et le coupent de ses semblables. Cette caractérisation remonte à avant Internet. Dans Computer Power and Human Reason : From Judgement to Calculation (1976), Joseph Weizenbaum dresse le portrait de cette sous-culture de programmeurs monomaniaques – ou, comme il les appelle, “computer bums”. Il s’agit d’“étudiants forcenés”, qui “travaillent jusqu’à l’épuisement, vingt ou trente heures d’affilée. Quand ils pensent à s’alimenter, ils se font ravitailler à domicile : café, coca, sandwichs. […] Leur mise négligée, leur hygiène approximative, leur mépris du peigne et du rasoir, témoignent du peu de cas qu’ils font de leurs corps et du monde dans lequel ils évoluent. Ils n’existent, du moins lorsqu’ils sont à l’ordinateur, que par et pour l’ordinateur.”

À compter de cette première occurrence et pour de longues années, l’opinion courante a presque systématiquement associé usage de l’ordinateur et isolement social. Analystes culturels, romanciers et commentateurs ont cultivé ce cliché. Le romancier William Gibson, icône de la culture cyberpunk, est connu pour avoir créé dans Neuromancer (1984) le personnage de Case, un cyber-dépendant incapable de fonctionner dans un contexte social hors-ligne.

Au-delà de ces descriptions populaires – voire à cause d’un effet cumulatif de leur prolifération – au début des années 1990, des sociologues et des chercheurs en sciences sociales ont commencé à s’interroger sur la validité du stéréotype. Dans certains pays développés, la population connectée en réseau était déjà assez nombreuse pour faire des TIC un objet socialement pertinent – en tout cas, elle fournissait une masse critique de données suffisante pour l’étude. La web culture était encore une sous-culture à ce moment-là, mais – c’est souvent comme ça que ça se passe – en train de passer dans les usages courants (mainstream). Ces chercheurs ont donc commencé à s’intéresser aux comportements effectifs des acteurs des réseaux informatiques pour évaluer dans quelle mesure les médias numériques provoquaient l’isolement social, et découvert qu’en fait, de tels effets n’étaient pas avérés. Dans une première étude spécifiquement consacrée à cette question, le psychologue social Robert Kraut et son équipe ont analysé les effets sociaux d’Internet sur une cinquantaine de familles de la région de Pittsburgh au cours l’année suivant l’installation d’Internet dans leur foyer. Leurs résultats ont été rassemblés dans un article fondateur au titre on ne peut plus explicite : “Le paradoxe d’Internet : un outil social qui réduit la participation sociale et le bien-être psychologique ?” (PDF), publié dans American Psychologist en 1998, proposait ce qu’on pourrait décrire comme une “vision hydraulique” des rapports entre sociabilité en ligne et sociabilité hors-ligne. D’après les auteurs, plus les utilisateurs consacraient de temps aux interactions en ligne, plus ils perdaient le contact avec leur famille et leurs amis proches. Les interactions en face à face et les interactions assistées par ordinateur étaient comme des vases communicants : si le niveau de connexion en ligne augmentait, celui de connexion hors-ligne diminuait automatiquement.

C’était là une explication simple de l’isolement social provoqué par l’ordinateur. Malheureusement, les sociologues ont bientôt constaté que, pour convaincante qu’elle soit, le phénomène qu’elle était censée expliquer n’existait pas dans les faits. Bien souvent, le retrait de la vie sociale et la diminution perçue de bien-être n’étaient que transitoires. Les sujets interpellés au cours de ces études pionnières étaient en train d’acquérir de nouvelles compétences, qui leur demandaient de mobiliser des ressources cognitives et émotionnelles importantes, d’où leur prise de distance d’avec le monde social – une sorte de stratégie cognitive destinée à libérer du temps pour l’apprentissage. Là où certains voyaient un accroc dans le tissu social, d’autres distinguaient une courbe d’apprentissage. Kraut lui-même, après une deuxième vague d’enquête, a publié la rétractation de sa première théorie, “Le paradoxe d’Internet rectifié”, dans la revue Social Issues en 2002.

Petites boîtes, grands ponts

La métaphore des vases communicants sur laquelle reposaient ces études présupposait également une incompatibilité entre liens forts (famille, amis, collègues, voisins) et liens faibles (vagues connaissances, partenaires, copains, inconnus). Pour le dire très schématiquement, c’était parce que les internautes passaient leurs nuits à bavarder avec des inconnus sur le Web qu’ils négligeaient leurs amis et leurs proches. Ainsi la conséquence véritable du Net, sur le plan social, aurait été, plus qu’un isolement, une reconfiguration drastique de l’équilibre entre liens forts et liens faibles.

Ces notions sont au cœur de l’Analyse des Réseaux Sociaux (ARS ou SNA pour Social Network Analysis en anglais), une approche qui depuis le début des années 2000 donne des résultats de plus en plus probants. L’ARS est la branche de la sociologie qui étudie et mesure les réseaux d’interactions humaines. Elle décrit les groupes en termes de “nœuds” individuels connectés par des liens. La force de ces liens varie en fonction de la réciprocité, de la stabilité ou de la fréquence des relations personnelles qui sous-tendent les connexions entre individus. L’ARS existe depuis les années 1950 : les sociologues n’ont pas attendu les réseaux sociaux en ligne pour envisager la famille, l’école, les associations ou n’importe quel type de collectif humain comme des réseaux d’individus connectés les uns aux autres. Les médias sociaux en ligne ne sont guère qu’une nouvelle variante de réseau social, variante qui, de l’avis des tenants de cette orientation des sciences sociales, ne remplace pas celles qui lui préexistaient, mais s’inscrit dans leur prolongement et vient les compléter. Les études menées dans les années 2000 révèlent une forte corrélation entre usage de l’Internet, téléphone, courrier et interactions en face à face. Communication en ligne et communication hors-ligne ne s’excluent pas mutuellement, mais ont plutôt tendance à dessiner un continuum médiatique dans lequel les usagers peuvent moduler à leur guise leurs modes d’interaction.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que les TIC seraient sans incidence sur la configuration de nos réseaux sociaux. Pour certains analystes, nous sommes en trains de vivre la transition d’une société constituée de “petites boîtes” à une société “glocale” (globale-locale). Dans un chapitre de l’ouvrage Digital cities II (2002) le sociologue canadien Barry Wellman décrit ces petites boîtes étanches comme les petites communautés d’individus liés par des liens forts d’avant Internet. Le changement induit par l’ubiquité nouvelle de la communication assistée par ordinateur ne saurait être qualifié ni d’atomisation sociale – où les “boîtes” seraient pulvérisées et les individus feraient l’expérience d’un enfer d’isolement – ni comme un effet de petit monde tout inclusif – où chacun d’entre nous serait connecté en permanence à tous les autres. Il nous faut recourir à un troisième modèle, dans lequel les petites boîtes existent toujours, mais reliées par des passerelles et des ponts. D’où le terme de “bridging” choisi par les pratiquants de l’ARS pour désigner ce phénomène.

C’est ce qui s’est produit, par exemple, avec Facebook – pour nommer le service de réseautage le plus populaire. Quand ils s’inscrivent, les utilisateurs sont invités à se connecter “avec les personnes qui comptent dans [leur] vie.” Et dans l’ensemble, les utilisateurs ont tendance à s’exécuter. Le premier usage qu’ils font du service est de se mettre en relation avec les gens qu’ils connaissent déjà – de recréer en ligne leur “petite boîte”. Mais passée cette phase initiale, ils deviennent plus aventureux et se mettent en quête de nouvelles connaissances. C’est à ce stade qu’ils entrent en contact avec des inconnus – généralement en mettant à profit la forte transitivité qui caractérise les ressources sociales en ligne.  La transitivité implique que si A est ami avec B, et B avec C, A et C finiront par être en contact. La transitivité accrue en ligne se traduit par de “plus longs ponts”: les utilisateurs peuvent aller chercher des groupements sociaux plus éloignés et se connecter avec leurs membres.

Nous pouvons alors entrevoir le contour de la société qui prend forme depuis l’apparition de la communication en ligne : ni nébuleuse floue de monades isolées, ni mega-réseau d’individus faiblement connectés; mais maillage de sous-composantes solides aux liens forts (les boîtes) entrelacées par de longs ponts de liens faibles. Comme la communication en ligne permet de porter le bridging à un degré supérieur, elle crée un réseau “glocal”, qu’on peut décrire comme un assemblage de composantes de petite dimension, faiblement interdépendantes – nos petites boîtes.

Singeries politiques

En guise de conclusion, j’aimerais évoquer une question à laquelle les chercheurs en sciences humaines n’ont pas encore fourni de réponse satisfaisante. Alors que les utilisateurs des TIC se connectent pour faire du friending en ligne, créer des liens et jeter des ponts vers d’autres relations, parviennent-ils de fait à élargir leurs réseaux sociaux personnels ? Cette question renvoie aux notions de capital social, de cohésion sociale et de connectivité sociale – notions par nature politiques. Les personnes affichant un nombre impressionnant d’« amis » sur des réseaux sociaux évoluent-elles vraiment au sein d’un environnement social plus riche et sont-elles mieux épaulées que celles qui sont moins connectées à ces réseaux ? Ou se contentent-elles d’ajouter en vain des noms à une liste – des noms de gens avec lesquels ils ne resteront même pas en contact, des gens dont ils ne peuvent véritablement se soucier, car on ne peut après tout entretenir des relations qu’avec un nombre limité et fini de personnes ?

Les recherches sur l’étendue réelle des réseaux personnels des internautes ont souvent souligné que les contraintes cognitives imposaient une limite au nombre d’individus avec lesquels on peut se lier, autant en ligne que dans la vie réelle.

On se souvient que dans un article publié dans le Journal of Human Evolution en 1992, l’anthropologue Robin Dunbar a proposé une première estimation de 148 individus. Le « nombre de Dunbar » résultait d’une étude à grande échelle comparant la taille du néocortex chez les primates humains et non-humains. Comme le nombre de congénères avec lesquels les primates peuvent garder le contact est conditionné par la taille du néocortex, la taille des groupes humains varie elle aussi en fonction de la taille du cerveau.

On est en droit de s’interroger sur cette estimation ainsi que sur l’approche même adoptée par l’anthropologue ; il reste néanmoins intéressant d’observer comment – puisque nous nous concentrons ici sur cette catégorie particulière de primates qui utilise Internet – le nombre de Dunbar est monté en flèche. En 1998, le chiffre a presque doublé lorsque Peter Killworth, analyste des réseaux sociaux, a observé que les réseaux personnels comportaient en moyenne 290 individus. Puis, en 2010, ce nombre a doublé à son tour, si l’on en croit les estimations d’un sociologue de Princeton, Matthew Salganik, qui fixe à 610 le nombre de liens sociaux personnels.

Bien que ces études ne se concentrent pas exclusivement sur les réseaux sociaux en ligne, nous sommes enclins à émettre l’hypothèse que – puisque les connaissances superficielles comme les relations étroites se construisent désormais à la fois sur Internet et dans la vie réelle – les commodités fournies par les réseaux sociaux sont une extension de nos tendances ataviques à suivre nos congénères. Nous pouvons identifier et garder en mémoire nos amis les plus récents et certains de nos collègues, soit une très faible minorité des gens que nous croisons tous les jours. Mais nous pouvons aussi tomber sur des gens au hasard d’Internet, les suivre sur Twitter ou consulter leur profil sur Facebook. Parfois, ces personnes représentent le cœur même de notre réseau social personnel. Parfois elles se tiennent juste à sa périphérie. Peut-être les services de réseautage ne sont-ils qu’un moyen d’assurer une cohésion plus efficace entre le centre et la périphérie de notre vie sociale. Nous n’en savons rien pour le moment : il s’agit de simples hypothèses qui orientent notre travail de sociologues.

Mais maintenant que la base des connaissances relatives à notre champ de recherche a connu une expansion significative – et maintenant que le mythe du computer bum reclus a été supplanté par la figure empiriquement constatée de l’individu « connecté » –, il ne fait plus de doute que nous devons nous concentrer sur les conditions permettant à nos contemporains de sélectionner avec précision (tantôt sans effort, tantôt laborieusement) les personnes, dont le nombre va s’accroitre, qu’ils souhaitent inscrire dans leur existence sociale.

Ce faisant, nous devons garder à l’esprit qu’aujourd’hui les internautes sont soumis à un nombre croissant de menaces politiques. En tant que chercheurs en sciences sociales et qu’« animaux politiques », nous avons le devoir de dénoncer ces dangers.

Si, comme je le soutiens, la communication assistée par ordinateur se fonde sur une combinaison prudente de liens sociaux forts (nos « petites boîtes ») et d’ouverture sociale (nos « longs ponts »), on ne peut laisser les autorités étatiques et les grandes entreprises ébranler un de ces deux mécanismes. Pourtant c’est exactement ce qui est en train de se produire en ce moment même. De la Chine aux États-Unis en passant par la France, les campagnes gouvernementales visant à censurer Internet mettent en péril son ouverture. Des lois liberticides telles que la loi française LOPPSI 2 (Loi d’Orientation et de Programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure), les campagnes internationales comme celle qui a été récemment orchestrée contre Wikileaks, les accords multilatéraux visant à restreindre la bande passante ou à censurer certains contenus (comme l’ACTA, Anti-Counterfeiting Trade Agreement, accord commercial anti contrefaçon) compromettent la neutralité d’Internet et y renforcent la surveillance.

Si dans les quelques années à venir la fragmentation d’Internet en sous-réseaux nationaux, commerciaux ou d’infrastructures se poursuit au rythme actuel, la création de « longs ponts » risque de devenir impossible. D’un autre côté, nos « petites boîtes » sont elles aussi menacées de disparition. Des sociétés comme Google ou Facebook se comportent comme des entrepreneurs de morale, en influençant les médias, pratiquant le lobbying auprès des politiciens et contraignant autoritairement les usagers d’Internet à renoncer à la propriété de leurs données personnelles et de leur vie privée. L’hypocrisie de ces organisations chantres de la transparence – toujours en quête d’informations sur leurs usagers mais gardant jalousement le secret des leurs – provoque régulièrement des fiascos relatifs au droit à la confidentialité : exposition de données personnelles, rupture de relations de confiance, déviation des trajectoires de vie des usagers.

Notre rôle dans les prochaines années est non seulement de permettre de comprendre un phénomène social et technologique, mais aussi de contribuer à mettre au point un projet politique qui soutienne les avancées d’Internet tout en en limitant les dérives.

>> Article initialement publié sur Les liaisons numériques, traduction de l’anglais par Julie Etienne.

>> Photos FlickR CC :Federico_Morando, Johan.V.,sⓘndy° , Keith Roper

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Le cadavre d’un condamné à mort comme avatar médical http://owni.fr/2010/10/11/le-cadavre-d%e2%80%99un-condamne-a-mort-comme-avatar-medical/ http://owni.fr/2010/10/11/le-cadavre-d%e2%80%99un-condamne-a-mort-comme-avatar-medical/#comments Mon, 11 Oct 2010 08:44:05 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=30848 Titre original : L’ingrédient secret d’un bon avatar ? Le cadavre d’un condamné à mort

Au hasard de mes tweets et retweets, je suis tombé sur une vidéo réalisée à partir de la base de données du Visible Human Project. Ce programme, inauguré en 1989 aux États-Unis dans le cadre de la National Library of Medecine, avait pour but de stocker des images anatomiquement détaillées du corps humain :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les images – en libre accès depuis 1994 – ont été composées par un expert d’effet spéciaux et de vidéo 3D connu sous le pseudonyme de ApaczoS. La vidéo est accompagnée par un commentaire :

« Done with one expression, one script called sequencer and a lot of patience:)
Enjoy this short lesson of human anatomy ».

Un logiciel de 3D, du code, de la patience… cela ressemble à la recette des biscuits de grand-mère. Recette dans laquelle manque pourtant un ingrédient fondamental : le cadavre de Joseph Paul Jernigan, exécuté dans une prison du Texas le 5 août 1993. A l’aide de diverses techniques d’imagerie médicale (résonance magnétique, tomographie numérique et cryosection) son corps scanné a fourni la matière première pour cet atlas anatomique de nouveau type, ensuite utilisé à des fins didactiques, diagnostiques – et artistiques.

La médecine utilise les corps des condamnés depuis l’Antiquité

Une manière de se rappeler (si les scandales récentes autour de l’exposition Our Body, à corps ouvert n’auraient pas suffi) que les corps des condamnés à mort sont utilisés depuis l’Antiquité grecque pour créer des modélisation anatomiques. La pratique, légitimée en Occident à partir de la parution du traité De Humani Corporis Fabrica d’Andreas Vesalius [Carlino, 1994], a ensuite contribué à la création d’une véritable « civilisation de l’anatomie » [Mandressi, 2003]) où le savoir expert, le « regard » de l’anatomiste qui dissèque le cadavre et le livre à la science, rachète le destin du malheureux sujet en lui restituant une fonction sociale.

Le Visible Human Project représente, dans le contexte de la culture médicale, une rupture. Jamais à ce point le regard de l’anatomiste n’avait été rendu accessible au public tout-venant – déplacé au milieu des profanes. Certes, des traités populaires d’anatomie circulaient à partir du XVII siècle (j’en parle dans mon La fabbrica libertina [Casilli, 1997]). Mais le Visible Human Project, par sa nature même, s’appuie sur des formats de diffusion révolutionnaires pour son époque (CDRoms, logiciels et ensuite un site web dédié), qui ne laissent pas de doutes quant au type de public visé.

Le projet représente aussi une rupture dans la culture numérique des années 1990. Les scientifiques du Colorado Health Sciences Center qui ont travaillé à la modélisation anatomique, empruntent – en présentant leur travail aux médias généralistes – au langage des hackers : la numérisation du cadavre de J. P. Jernigan devient alors un exemple de « contre-ingénierie de l’organisme (reverse engineering) », de hacking corporel [Spitzer et Whitlock, 1997].

Le Visible Human Project introduit au cœur même de la cyberculture de la fin du XXe siècle les nouveaux étalons visuels « tridimensionnels, anatomiquement détaillés d’un corps humain normal » [c'est moi qui souligne]. Exeunt les avatars bleus translucides des premiers mondes virtuels en ligne [Casilli, 2005]– l’imaginaire du corps sur Internet passe dans les mains expertes des chercheurs en biomédecine. Richard Satava, l’un des pionniers de la chirurgie virtuelle, déclare à ce sujet qu’avec le Visible Human Project l’avatar des internautes cède le pas à l’ « avatar médical », une simulation biométrique permettant le traçage parfait de l’état de santé des patients par les médecins [Reiche, 1999].

Comme l’avaient bien remarqué certaines voix des cyberculture studies internationales, ces scansions anatomiques mises en ligne ne sont que des « matérialisations perverses » du corps « mis en réseau » rêvé par les premiers utilisateurs d’Internet [Thacker, 1998]. Après les années des corps virtuels et des utopies posthumaines, c’est le primat de l’anatomie traditionnelle, de la norme physique « tout à fait humaine » (all too human) qui est réaffirmé.

Expiation numérique posthume

Le Visible Human Project opère, selon Thacker [2001] une régression vers une compréhension du corps empreinte d’un « matérialisme de base », aride, brutal. Le format numérique et l’accessibilité en ligne ne sont que des appâts pour le public des utilisateurs du Web. Le corps exposé dans le projet porte les marques fatales d’un encadrement autoritaire, exprime le biopouvoir de l’institution pénitentiaire qui a octroyé le cadavre de Jernigan. La numérisation devient alors une modalité d’enfermement et de supplice. La transposition en ligne du corps humain n’est plus associée à un geste, libre motivé par le plaisir ludique d’une séance de jeux vidéos ou bien par une volonté d’échange au sein d’une communauté en ligne : elle revient à une peine criminelle supplémentaire, comme pour l’anatomie traditionnellement pratiquée sur les condamnés à mort. Le téléchargement dans le réseau de Joseph Paul Jernigan est une expiation posthume de ses crimes [Wheeler, 1996].

Cette démarche de renversement symbolique de la corporéité « virtuelle » de la cyberculture des années 1990, fait de l’assassin exécuté le prototype corporel de l’internaute [Cartwright, 1997] et seconde une réinscription du corps dans la normation de la science médicale. Les codes esthétiques de l’avatar – sa translucidité, son équilibre – s’en retrouvent aussi ébranlés. Le regard des observateurs est capturé par les détails sanguinolents, par les épidermes meurtris, par les mines patibulaires du sujet anatomisé : sa physionomies est décrite comme « inquiétante », « intolérable », « abjecte ».

En commentant une image du Visible Human Project dans laquelle la simulation de la tête de Jernigan affiche une ouverture au niveau de la tempe gauche montrant les nerfs et les muscles, Catherine Waldby [1996 : 3] remarque que

« The Visible Human Male, with his shaved head, bruised, pale flesh, encased in wire frames, open wounds demonstrating the anatomical substrate beneath the flesh, seems to share the same abject, Gothic aesthetic as that habitually used to depict the monster ».

Dans un compte-rendu publié dans le magazine [Dowling, 1997], on retrouve le même goût du macabre :

« Jernigan is back. In an electronic afterlife, he haunts Hollywood studios and NASA labs, high school, and hospitals. »

Depuis la mise en ligne du Visible Human, le Web s’affiche aussi comme « au-delà électronique » inquiétant, qui regorge de fantômes. C’est à ce moment-là que les utopies simplettes du début de la culture du numérique cèdent le pas à des visions plus complexes, où l’enthousiasme coexiste avec un sens de menace constante. Cette nouvelle attitude traverse les usages du Web actuel – et ses mises en scène du corps. Voilà peut-être le véritable ingrédient secret : une tension dialectique inéliminable entre un corps « discipliné » et une expérience somatique qui se rêve libre de toute contrainte biopolitique.

>> Article initialement publié sur : BodySpaceSociety

>> Illustrations FlickR CC : Truthout.org et Linden Tea

Références

A Carlino (1994) La fabbrica del corpo: Libri e dissezione nel Rinascimento. Turin, Einaudi.

AA Casilli (1997) La fabbrica libertina. De Sade e il sistema industriale, Rome, Manifesto Libri.

AA Casilli (2005) “Les avatars bleus : Autour de trois stratégies d’emprunt culturel au coeur de la cyberculture”, Communications, vol. 77, n. 1, p. 183-209.

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E Thacker (1998) « …/visible_human.html/digital anatomy and the hyper-texted body ». Ctheory, 2 juin, URL: http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=103

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L’ingrédient secret d’un bon avatar ? Le cadavre d’un condamné à mort http://owni.fr/2010/10/07/l%e2%80%99ingredient-secret-d%e2%80%99un-bon-avatar-le-cadavre-d%e2%80%99un-condamne-a-mort/ http://owni.fr/2010/10/07/l%e2%80%99ingredient-secret-d%e2%80%99un-bon-avatar-le-cadavre-d%e2%80%99un-condamne-a-mort/#comments Thu, 07 Oct 2010 14:33:41 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=33 Au hasard de mes tweets et retweets, je suis tombé sur une vidéo réalisée à partir de la base de données du Visible Human Project. Ce programme, inauguré en 1989 aux États-Unis dans le cadre de la National Library of Medecine, avait pour but de stocker des images anatomiquement détaillées du corps humain :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les images – en libre accès depuis 1994 – ont été composées par un expert d’effet spéciaux et de vidéo 3D connu sous le pseudonyme de ApaczoS. La vidéo est accompagnée par un commentaire :

« Done with one expression, one script called sequencer and a lot of patience:)
Enjoy this short lesson of human anatomy ».

Un logiciel de 3D, du code, de la patience… cela ressemble à la recette des biscuits de grand-mère. Recette dans laquelle manque pourtant un ingrédient fondamental : le cadavre de Joseph Paul Jernigan, exécuté dans une prison du Texas le 5 août 1993. A l’aide de diverses techniques d’imagerie médicale (résonance magnétique, tomographie numérique et cryosection) son corps scanné a fourni la matière première pour cet atlas anatomique de nouveau type, ensuite utilisé à des fins didactiques, diagnostiques – et artistiques.

La médecine utilise les corps des condamnés depuis l’Antiquité

Une manière de se rappeler (si les scandales récentes autour de l’exposition Our Body, à corps ouvert n’auraient pas suffi) que les corps des condamnés à mort sont utilisés depuis l’Antiquité grecque pour créer des modélisation anatomiques. La pratique, légitimée en Occident à partir de la parution du traité De Humani Corporis Fabrica d’Andreas Vesalius [Carlino, 1994], a ensuite contribué à la création d’une véritable « civilisation de l’anatomie » [Mandressi, 2003]) où le savoir expert, le « regard » de l’anatomiste qui dissèque le cadavre et le livre à la science, rachète le destin du malheureux sujet en lui restituant une fonction sociale.

Le Visible Human Project représente, dans le contexte de la culture médicale, une rupture. Jamais à ce point le regard de l’anatomiste n’avait été rendu accessible au public tout-venant – déplacé au milieu des profanes. Certes, des traités populaires d’anatomie circulaient à partir du XVII siècle (j’en parle dans mon La fabbrica libertina [Casilli, 1997]). Mais le Visible Human Project, par sa nature même, s’appuie sur des formats de diffusion révolutionnaires pour son époque (CDRoms, logiciels et ensuite un site web dédié), qui ne laissent pas de doutes quant au type de public visé.

Le projet représente aussi une rupture dans la culture numérique des années 1990. Les scientifiques du Colorado Health Sciences Center qui ont travaillé à la modélisation anatomique, empruntent – en présentant leur travail aux médias généralistes – au langage des hackers : la numérisation du cadavre de J. P. Jernigan devient alors un exemple de « contre-ingénierie de l’organisme (reverse engineering) », de hacking corporel [Spitzer et Whitlock, 1997].

Le Visible Human Project introduit au cœur même de la cyberculture de la fin du XXe siècle les nouveaux étalons visuels « tridimensionnels, anatomiquement détaillés d’un corps humain normal » [c'est moi qui souligne]. Exeunt les avatars bleus translucides des premiers mondes virtuels en ligne [Casilli, 2005]– l’imaginaire du corps sur Internet passe dans les mains expertes des chercheurs en biomédecine. Richard Satava, l’un des pionniers de la chirurgie virtuelle, déclare à ce sujet qu’avec le Visible Human Project l’avatar des internautes cède le pas à l’ « avatar médical », une simulation biométrique permettant le traçage parfait de l’état de santé des patients par les médecins [Reiche, 1999].

Comme l’avaient bien remarqué certaines voix des cyberculture studies internationales, ces scansions anatomiques mises en ligne ne sont que des « matérialisations perverses » du corps « mis en réseau » rêvé par les premiers utilisateurs d’Internet [Thacker, 1998]. Après les années des corps virtuels et des utopies posthumaines, c’est le primat de l’anatomie traditionnelle, de la norme physique « tout à fait humaine » (all too human) qui est réaffirmé.

Expiation numérique posthume

Le Visible Human Project opère, selon Thacker [2001] une régression vers une compréhension du corps empreinte d’un « matérialisme de base », aride, brutal. Le format numérique et l’accessibilité en ligne ne sont que des appâts pour le public des utilisateurs du Web. Le corps exposé dans le projet porte les marques fatales d’un encadrement autoritaire, exprime le biopouvoir de l’institution pénitentiaire qui a octroyé le cadavre de Jernigan. La numérisation devient alors une modalité d’enfermement et de supplice. La transposition en ligne du corps humain n’est plus associée à un geste, libre motivé par le plaisir ludique d’une séance de jeux vidéos ou bien par une volonté d’échange au sein d’une communauté en ligne : elle revient à une peine criminelle supplémentaire, comme pour l’anatomie traditionnellement pratiquée sur les condamnés à mort. Le téléchargement dans le réseau de Joseph Paul Jernigan est une expiation posthume de ses crimes [Wheeler, 1996].

Cette démarche de renversement symbolique de la corporéité « virtuelle » de la cyberculture des années 1990, fait de l’assassin exécuté le prototype corporel de l’internaute [Cartwright, 1997] et seconde une réinscription du corps dans la normation de la science médicale. Les codes esthétiques de l’avatar – sa translucidité, son équilibre – s’en retrouvent aussi ébranlés. Le regard des observateurs est capturé par les détails sanguinolents, par les épidermes meurtris, par les mines patibulaires du sujet anatomisé : sa physionomies est décrite comme « inquiétante », « intolérable », « abjecte ».

En commentant une image du Visible Human Project dans laquelle la simulation de la tête de Jernigan affiche une ouverture au niveau de la tempe gauche montrant les nerfs et les muscles, Catherine Waldby [1996 : 3] remarque que

« The Visible Human Male, with his shaved head, bruised, pale flesh, encased in wire frames, open wounds demonstrating the anatomical substrate beneath the flesh, seems to share the same abject, Gothic aesthetic as that habitually used to depict the monster ».

Dans un compte-rendu publié dans le magazine [Dowling, 1997], on retrouve le même goût du macabre :

« Jernigan is back. In an electronic afterlife, he haunts Hollywood studios and NASA labs, high school, and hospitals. »

Depuis la mise en ligne du Visible Human, le Web s’affiche aussi comme « au-delà électronique » inquiétant, qui regorge de fantômes. C’est à ce moment-là que les utopies simplettes du début de la culture du numérique cèdent le pas à des visions plus complexes, où l’enthousiasme coexiste avec un sens de menace constante. Cette nouvelle attitude traverse les usages du Web actuel – et ses mises en scène du corps. Voilà peut-être le véritable ingrédient secret : une tension dialectique inéliminable entre un corps « discipliné » et une expérience somatique qui se rêve libre de toute contrainte biopolitique.

>> Article initialement publié sur : BodySpaceSociety

>> Ilustrations FlickR CC : Truthout.org et Linden Tea

Références

A Carlino (1994) La fabbrica del corpo: Libri e dissezione nel Rinascimento. Turin, Einaudi.

AA Casilli (1997) La fabbrica libertina. De Sade e il sistema industriale, Rome, Manifesto Libri.

AA Casilli (2005) “Les avatars bleus : Autour de trois stratégies d’emprunt culturel au coeur de la cyberculture”, Communications, vol. 77, n. 1, p. 183-209.

C Dowling, (1997) « The Visible Man – The execution and electronic afterlife of Joseph Paul Jernigan », Life, Feb, pp 41-44.

R Mandressi, Le regard de l’anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003.

C Reiche (1999) « Bio(r)evolution : On the Contemporary Military-Medical Complex ». In : C Sollfrank (ed.) Next Cyberfeminist International Reader. Berlin : B_Books Verlag, pp. 25-31.

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E Thacker (1998) « …/visible_human.html/digital anatomy and the hyper-texted body ». Ctheory, 2 juin, URL: http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=103

E Thacker (2001) « Lacerations : The Visible Human Project, Impossible Anatomies, and the Loss of Corporeal Comprehension ». CultureMachine, n.3, URL: http://www.culturemachine.net/index.php/cm/article/viewArticle/293/278

C Waldby (1996) « Revenants : The Visible Human Project and the Digital Uncanny ». Body and Society, vol. 3, n. 1, pp. 1–16.

DL Wheeler (1996) « Creating a Body of Knowledge : From the Body of an Executed Murderer, Scientists Produce Digital Images ». Chronicle of Higher Education, 2 février.

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