Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
Alexis de Tocqueville
Il arrive que des informations se croisent au bout de chaînes causales apparemment si indépendantes, qu’on en vient à penser que leur conjonction relève du hasard pur, selon la définition qu’en donnait Cournot. Ainsi, il y a peu, un hebdomadaire demandait en grosses lettres à sa Une : ” Hollande est-il un vrai chef ? “, sur le ton du soupçon qui sous-entend qu’un homme politique digne de ce nom doit savoir diriger sans trembler.
Au même moment les médias unanimes évoquaient les “guerre des chefs” dans les partis politiques. Alors que je commençais à écrire pour OWNI sur ce thème dans le fil de mes chroniques précédentes, la nouvelle de la condamnation de Jacques Chirac tombait. Aucun rapport direct, bien sûr. Et puis, en y réfléchissant bien : et si ces deux éléments étaient liés entre eux de façon souterraine ?
Reprenons les choses de plus haut. La campagne électorale présidentielle en cours est l’occasion d’un usage récurrent sans précédent du mot ” chef “. A propos de François Hollande, en fait, le journal induit une comparaison : par les temps qui courent, on sait que Nicolas Sarkozy sait décider contre l’avis de son peuple ; il l’avait fait à propos du Traité de Lisbonne que les citoyens avaient rejeté par référendum, il prétend le refaire à propos de la “règle d’or” qui inscrirait dans la Constitution la nécessité de l’austérité et du démantèlement des services publics.
Ainsi il se comporte en vrai “chef ” : le peuple peut crier et défiler, il ne sait pas ce qui est bon pour lui, il n’a pas la “science” du pouvoir. Si un autre Président s’engageait à le consulter, il serait irresponsable. Il faut de vrais “chefs” comme en Italie ou en Grèce désormais. Des décideurs qui ne sacrifient pas leurs décisions à la démocratie. De ces chefs dont Rousseau disait qu’ils s’accoutument “à regarder leur magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l’État” et à considérer les citoyens “comme du bétail “.
Ainsi, tout se passe comme si les citoyens français étaient invités au printemps prochain à se donner un nouveau “chef “, comme un troupeau perdu sans berger (et chiens de bergers à l’occasion). Toute la campagne présidentielle en cours est marquée par ce thème central : qui est le mieux placé pour imposer une règle financière qui inscrive dans la Constitution l’illégalité du progrès social ? Qui est le mieux placé pour imposer l’austérité que cela suppose ? Qui est le mieux placé pour imposer une régression des services publics ? Qui s’engage à ne plus recruter d’enseignants et à ne plus les former ni les inspecter ? Etc. Seul un vrai “chef ” saura infliger au peuple ce que pourtant il refuse, et il est sans précédent que ce cynisme en fasse un argument électoral dans lequel on espère que le peuple verra son salut. N’est-ce pas de nous que parlait déjà Alexis de Tocqueville lorsqu’il écrivait que ” dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent” ?
En France, la politique serait-elle devenue exclusivement le moyen pour le peuple d’abandonner son sort à une personne ? Serait-il devenu une sorte d’évidence de considérer que le peuple est trop ignorant pour juger les possibles, et qu’il n’a d’autre capacité démocratique que celle qui l’autorise tous les cinq ans à déléguer tous ses pouvoirs à un ” chef ” ? Derrière tout cela n’y a-t-il pas l’idée que gouverner la société est affaire de quelques personnes formées pour la chose, ou désignées pour s’en occuper de la hauteur vertigineuse à laquelle nos institutions font accéder les dirigeants ?
On oublie trop souvent que les institutions françaises font partie de celles qui confèrent le plus de pouvoirs et qui, en même temps, protègent le mieux, lorsqu’elles trahissent leurs devoirs, les personnes qui en bénéficient. Comment s’étonner alors qu’un véritable sentiment d’impunité s’en emparent, ayant la possibilité de ne jamais rencontrer un juge, mais aussi celle de déplacer, remplacer les magistrats susceptibles d’instruire les affaires ? Comment s’étonner que les princes qui nous dirigent ricochent de scandale en scandale, lorsque la loi appelle ” détournement de bien public” ce qu’ils finissent par considérer comme un bien privé, un “bien de famille” selon les termes de Rousseau ?
Du coup, cette condamnation d’un ancien président de la République est vécue par les tenants de ce système politique comme un affront, une triste nouvelle pour un vieillard déclinant, un regrettable précédent. A-t-on jamais vu un berger mis en cause par quelques brebis galeuses de son troupeau ? Quoi qu’il en soit, ceux qui s’offusquent des fautes commises par les gouvernants et ceux qui s’offusquent que ces fautes soient punies ne doivent pas oublier qu’au fond, par-delà cette sentence des juges, c’est bien l’idée même que le suffrage confère du pouvoir à des “chefs” qui doit concentrer la réflexion de tout citoyen épris de liberté.
Comme quoi, finalement, ces nouvelles qui semblaient se croiser par hasard ont en commun un certain esprit de l’époque, une tentation de servilité à laquelle il est faux qu’on ne puisse résister. Le corollaire du dévoiement de la démocratie par une ” représentation ” qui ôte la souveraineté aux citoyens, c’est bien un déréglementation générale de la “chose commune”, la République, par une déréglementation essentielle de la démocratie. Encore une fois.
Lorsque l’argument suprême d’une campagne électorale devient la promesse du chef de tenir tête aux citoyens du haut du pouvoir, il ne reste aux citoyens que la possibilité d’organiser, de débattre, d’exprimer “en bas” l’exigence de formes nouvelles de vie politique. Rien ne fait plus peur aux ” chefs ” que la démocratie active, pratique, tenace, têtue, et ingénieuse.
NB : A lire, de toute urgence, tous les ouvrages philosophiques consacrés depuis vingt cinq siècles à la démocratie.