OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Yochai Benkler: “La guerre d’usure entre les vieilles industries et Internet” http://owni.fr/2011/05/27/yochai-benkler-nous-assistons-a-une-guerre-dusure-entre-les-vieilles-industries-et-internet/ http://owni.fr/2011/05/27/yochai-benkler-nous-assistons-a-une-guerre-dusure-entre-les-vieilles-industries-et-internet/#comments Fri, 27 May 2011 12:19:53 +0000 Eric Scherer http://owni.fr/?p=64835 Yochai Benkler, professeur de droit à Harvard est l’un des plus grands théoriciens de l’Internet. Dans cette interview animée par Eric Scherer, directeur de la prospective de France Télévisions, lors du Forum de l’eG8, le co-directeur du Berkman Center for Internet and Society et auteur de La Richesse des Réseaux dresse l’état des lieux de l’Internet, montre d’où l’on vient, les obstacles et les pistes qui s’ouvrent devant nous. Le tout en une vidéo de 9 minutes, traduite et retranscrite par Thierry Lhôte.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Eric Scherer : Pouvez-vous nous expliquer les bases de ce qui se passe dans ce nouveau monde ?

Yochai Benkler : Tout d’abord, c’est merveilleux d’être à Paris pendant ce superbe mois de mai, il n’y a pas de meilleur endroit possible pour ce moment de l’année.

Le changement essentiel que l’Internet a apporté est la décentralisation radicale des moyens élémentaires de production de l’information, du savoir et de la culture (traitement, stockage, communication, localisation et détection – téléphones mobiles) qui sont distribués dans l’ensemble de la population. Donc, pour la première fois depuis le début de la révolution industrielle, les moyens élémentaires de production, et les apports fondamentaux (sens de l’humain, sociabilité, créativité) ainsi que les moyens matériels sont entre les mains de la majorité de la population.

Ce que cela signifie, c’est que pour la première fois, ce qui était considéré comme social : l’amitié, la conversation, chanter une chanson… – mais était en périphérie de l’économie – devient à présent au centre de l’économie.

Il y a douze ans, deux des plus grands économistes mondiaux se sont interrogés sur le cas de l’Encyclopédie Britannica, et ils dirent que le défi le plus grand pour cette encyclopédie, ce qui capture l’essence du défi numérique pour elle, était l’encyclopédie Encarta de Microsoft : «C’est sous forme numérique, cela évolue en permanence, c’est coloré, c’est inséré dans un programme…» Ils ne pouvaient pas imaginer Wikipedia.

Mais le véritable cœur [de ce changement] c’est Wikipédia : le véritable cœur ce sont des gens qui se réunissent, s’expriment, apprennent, se gouvernent eux-mêmes, et qui créent l’un des plus importants outils d’information pour notre vie commune.

Cela capture l’essence [de ce changement] : nous avons une décentralisation de l’innovation (vous n’avez plus besoin d’appartenir à une grande entreprise pour innover) ; une décentralisation de la créativité (vous n’avez plus besoin d’être attaché à un label pour gagner votre vie d’artiste) ; et enfin, plus important encore, il y a une radicale décentralisation de la participation démocratique : vous n’avez plus besoin de posséder un journal, une radio ou d’appartenir à un parti pour agir politiquement.

Nous assistons donc à une démocratisation de la Démocratie, mais aussi à une démocratisation de l’innovation, de la culture et de la création. Ceci est la transformation fondamentale que nous sommes en train de vivre, et nous n’avons rien vu de tel depuis le début de la révolution industrielle.

Cela explique-t-il les deux camps que nous voyons ici à Paris au forum e-G8 ? Pourquoi cette bataille à ce moment et ici ?

Je pense que c’est l’élément central de cette séparation. Et ce n’est pas nouveau : c’est une séparation que nous avons observée dans le monde au moins depuis le début des années 90.

D’un côté, il y a des entreprises dont le business model a été construit depuis un siècle autour du fait de pouvoir acquérir une grande presse mécanique qui, associée à un réseau de distribution, permet de délivrer un quotidien, une grande radio, une grande chaîne de télévision, un grand satellite… quelque chose qui est très concentré, et alors vous contrôlez les copies issues de ces systèmes et vous vendez de l’accès. C’est le vieux modèle, le modèle du XXème siècle. Nous appelons cela de l’information mais en réalité c’est un modèle industriel.

De l’autre côté, nous avons le modèle de l’âge de l’information. Et c’est un modèle à la fois pour les acteurs des marchés et pour la société civile : il ne s’agit pas des marchés contre la société civile. Il ne s’agit pas de l’efficacité et de la compétition contre la Démocratie ou la Justice ; il s’agit d’une lutte entre ce qui est nouveau, l’avenir, la décentralisation, et ce qui est vieux et qui essaye de garder le contrôle.

La manière la plus facile de comprendre ce qui se passe, est d’observer l’industrie musicale. L’usage voulait que lorsque vous souhaitiez publier votre chanson, le seul moyen était d’être sous contrat avec un label, car les chansons devaient être inscrites sur des objets physiques. Le business model dans son entier est construit autour de la prise de contrôle.

Ce que vous n’avez plus besoin de faire à présent. Un auteur peut avoir son propre site Web, par l’utilisation d’un programme créer une belle chanson, la donner à ses utilisateurs, qui peuvent à leur tour l’intégrer dans des mash-ups [...], et ils sont prêts payer pour ce service.

Que reste-t-il alors aux vieilles entreprises ? Ces vieilles entreprises essayent de ralentir ce mouvement, elles essayent de réguler les outils informatiques de composition et l’encodage, elles essayent de réguler les fournisseurs de service. Au moment d’Hadopi on a beaucoup parlé du système des trois alertes et de la punition qui suivait, mais l’une des caractéristiques principales d’Hadopi était l’obligation faites à chaque fournisseur de services de piloter leurs utilisateurs. Au fond, vous êtes en train de mobiliser et recruter les fournisseurs de services pour qu’ils jouent le rôle de la police. Et donc vous intervenez dans cette architecture de base du réseau pour qu’elle soit plus contrôlée, pour que les modèles d’entreprises du XXème siècle s’y sentent plus à l’abri.

D’un autre côté, nous voyons de petites entreprises qui ont d’excellentes idées, qui n’ont pas besoin de beaucoup de capital pour écrire un programme informatique, parce qu’ils savent connecter les gens entre eux, ce n’est pas si coûteux. Tant qu’elles opèrent sur un réseau ouvert, elles ont déjà les ordinateurs, le logiciel qui n’est pas cher à produire, elles peuvent donc commencer à exister et innover. Elles ne sont pas obligées de demander la permission aux opérateurs télécoms ou à d’autres pour pouvoir intervenir. Elles ont la liberté d’innover.

D’accord, mais il y a aussi les gouvernements et les parlementaires. Comment éduquer ces acteurs ? Parce que ces gens aujourd’hui, comme vous le savez, sont assez illettrés dans le domaine de l’Internet, ils ont besoin d’être éduqués. Si vous coupez le lien entre l’Internet et ces gens, que va-t-il arriver ?

Je pense que ce serait une bêtise de couper ce lien et croire de quelque façon que l’Internet est un lieu d’anarchie qui n’aurait pas de rapport avec les États. Nous sommes tous des êtres humains, nous vivons au sein de nos États. Nos États remplissent des rôles très importants en matière de bien public, de la défense nationale jusqu’à la redistribution sociale : fournir une sécurité sociale, des filets de sécurité, supporter la recherche et le développement… des biens publics cruciaux.

Nous sommes dans l’obligation d’avoir un dialogue continu, l’idée que l’Internet peut exister en dehors des États est simplement fausse en tant que description.

Nous devons éduquer le législateur, mais je ne crois pas que le problème principal soit leur éducation, particulièrement aux États-Unis sur le manque de compréhension (pour certains c’est un manque de compréhension et nous devons continuer de faire passer le message) ; le problème est en fait la sensibilité à l’argent, ce que nous voyons est une culture globale croissante des grandes entreprises qui deviennent de plus en plus sophistiquées (cela a commencé de manière puissante avec les compagnies américaines, puis le modèle s’est exporté, et ce n’est pas ce que l’Amérique exporte de meilleur).

C’est que vous pouvez commencer à utiliser l’argent pour l’accès et la persuasion.

Donc, par exemple l’administration Obama est saturée de personnes qui sont de loin les plus au courant des problématiques de l’Internet à un niveau gouvernemental. Et cependant celle-ci est enfermée et limitée dans son action, non par des législateurs ignorants, mais par des législateurs qui consacrent leur temps et leur attention à des lobbyistes qui leur disent en permanence : «Voici nos besoins, si vous faites cela nous allons perdre des emplois…». C’est le principal défi de cette administration.

Quelle est alors la prochaine étape ? Y a-t-il une réconciliation possible de ces deux mondes ? Qu’arrivera-t-il ?

Je pense que nous verrons une guerre d’usure au fil du temps, comme depuis 15 ans, en fait. Parfois, les vieilles industries feront un pas en avant, à d’autres moment ce seront les nouvelles qui progresseront. La question cruciale dans un certain sens, c’est que se passera-t-il avec l’Internet mobile ?

L’Internet mobile vient d’une tradition des téléphones portables qui fonctionnent sur des réseaux contrôlés appartenant à des compagnies et des outils, des objets contrôlés et propriétaires. Si l’Internet mobile l’emporte sur le monde du PC et de l’Internet associé, alors l’âge de l’information par lequel nous avons commencé à embrasser la démocratisation va perdre.

D’un autre côté, si nous pouvons nous appuyer sur une combinaison des réseaux à très haut débit et du Wifi avec les services de l’Internet, pour aller loin dans la direction d’un réseau ouvert et ubiquitaire, et si nous pouvons obtenir des exigences d’un réseau ouvert neutre, sur le réseau des objets mobiles, nous serons alors de l’autre côté.

C’est encore trop tôt pour savoir dans quel scénario nous allons aboutir, c’est le cœur du débat pour les cinq années à venir.


Interview réalisée par Eric Scherer, retranscrite et traduite par Thierry Lhôte

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Contrôler les « positions éminentes » du cyberspace http://owni.fr/2010/03/30/controler-les-%c2%ab-positions-eminentes-%c2%bb-du-cyberspace/ http://owni.fr/2010/03/30/controler-les-%c2%ab-positions-eminentes-%c2%bb-du-cyberspace/#comments Tue, 30 Mar 2010 08:16:12 +0000 Philippe Quéau http://owni.fr/?p=11157 L’Internet est un domaine public mondial dont la maîtrise est vitale pour les États-Unis, de même que la mer, l’air et l’espace, estime l’armée américaine. Comment la volonté de « domination » se traduit-elle dans le cyberespace ? De façon générale, quelles sont les « positions éminentes » dans la société de l’information et de la connaissance ?

Pour comprendre la nature de la mondialisation à une époque donnée, il peut n’être pas inutile de se référer aux stratégies militaires d’occupation de l’espace global, elles aussi fort caractéristiques et révélatrices des grandes structurations à l’œuvre.
Pour illustrer ce point, je voudrais parler de la question actuelle des « positions éminentes » pour le contrôle des domaines publics mondiaux.

De tout temps, en matière de stratégie militaire, le contrôle des « positions éminentes » a joué un rôle essentiel. La maitrise des points hauts, ou de l’espace aérien en sont des exemples. De nos jours, il s’agit surtout de s’assurer le contrôle de la « position éminente » suprême : l’espace.
Rappelons qu’il y a environ 1000 satellites actifs actuellement en orbite. La moitié d’entre eux appartiennent aux États-Unis, et ceux-ci sont approximativement pour 50% d’usage civil et pour 50% d’usage militaire. Rappelons aussi que le 21 janvier 1967 un Traité international a banni la nucléarisation de l’espace – mais pas l’usage d’armes conventionnelles dans l’espace. C’est cette réalité que la polémique internationale autour du système de défense antimissile révèle.

Dans le cadre d’une stratégie globale, que l’on a pu qualifier de « pax americana », l’armée américaine a identifié comme d’importance vitale divers domaines publics à l’échelle globale (« global commons ») : la mer, l’air, l’espace et le cyberespace (sea, air, space, cyberspace).

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Elle a aussi défini une doctrine stratégique à leur égard, qu’elle a formulée ainsi: « La domination militaire des domaines publics mondiaux est un facteur clé de la position de puissance globale des États-Unis » (“The “command of the commons” is the key military enabler of the US global power position”).
Le contrôle des domaines publics mondiaux signifie que les États-Unis obtiennent beaucoup plus d’usages et d’avantages de la mer, ou de l’espace que les autres puissances, qu’ils peuvent empêcher leur utilisation par celles-ci, et que ces dernières perdraient tout engagement militaire sur les domaines publics mondiaux si elles cherchaient à en empêcher l’accès aux États-Unis. “Command means that the US gets vastly more military use out of the sea, space and air than do others, that it can credibly threaten to deny their use to others, and that others would lose a military contest for the commons if they attempted to deny them to the US.” Barry Posen, The Military Foundations of US Hegemony, International Security, Summer 2003, pp. 5-46 .

On trouve aussi formulée une doctrine plus “politique” des domaines publics mondiaux, traduisant de façon fort intéressante l’admission d’un lien structurel entre les « domaines publics » et le « bien commun » mondial. C’est la doctrine selon laquelle : « La stabilité des domaines publics mondiaux est en soi un bien commun » (“Stability within the global commons is a public good”).
Tout le monde a en effet un intérêt évident à une « stabilité » des domaines publics. La plupart des pays ont un très grand intérêt à cette stabilité, mais il est aussi vrai que d’autres pays, qui n’en tirent que peu d’avantages directs, restent de par leur degré de développement incapables de tirer tout le parti souhaitable des domaines publics mondiaux.
La puissance dominante, qui en tire des avantages tactiques et stratégiques absolument essentiels, estime en conséquence qu’il lui revient le rôle d’assurer la protection ou la garantie de cette stabilité. La question plus générale de savoir si cette stabilité est mieux garantie sous leur égide, plutôt que par un autre mécanisme, par exemple multilatéral, reste ouverte.

Mais ce qui m’intéresse surtout ici c’est le concept stratégique de « position éminente », dans le contexte plus large des sociétés de la connaissance.
La notion concrète de « position éminente » varie à l’évidence suivant les milieux où l’on opère. La volonté de « domination » (« command ») qui se traduit d’une certaine manière dans l’espace, comment se traduit-elle donc dans le cyberespace ?
Plus généralement, quelles sont les « positions éminentes » dans la société de l’information et de la connaissance?

On peut avancer par exemple les nœuds de concentration mondiale du trafic Internet, les treize « serveurs racine » du DNS (dotés du système « Carnivore » ou de logiciels d’analyse des données « deep packet inspection »).
Mais il y a aussi le contrôle de l’architecture des réseaux et de ses grandes « autoroutes de l’information » (citons le système d’espionnage Echelon pour les satellites et divers autres systèmes d’espionnage pour les fibres sous-marines). L’architecture logicielle générale, les routeurs (avec les trap-doors), la prééminence dans le domaine des virus et autres chevaux de Troie électroniques, font à l’évidence partie des autres « positions éminentes » dont il s’agit de s’assurer le contrôle. Voir à ce sujet http://www.eff.org/issues/nsa-spying.

Naturellement, si j’ose dire, les « domaines publics » de la société de l’information peuvent être « contestés » par d’autres puissances (« contested commons »). L’espace en fait partie. On cite souvent, à cet égard, le récent tir d’un missile chinois sur l’un de ses propres satellites. Cela a pu être interprété comme un « message » adressé au monde sur la question de l’arsenalisation croissante de l’espace.
Les attaques de cyberguerre (cf l’affaire Google) font partie du même scénario de « contestation des communs ».

Un autre exemple de « communs », à la fois contestés et enchevêtrés (couplant des questions de stratégie militaire globale, et des systèmes clé pour les sociétés d’information): le système GPS, qui se voit concurrencé par le système européen Galileo.

On pourrait utilement chercher d’autres aspects stratégiques du concept de « position éminente » dans le cadre des sociétés de l’information. Ainsi, quel statut donner au renforcement continu de la propriété intellectuelle depuis plusieurs décennies ? (Barrages de brevets, frappes juridiques préemptives). Le non-débat public et démocratique sur l’Accord commercial Anti-Contrefaçon (ACAC ou ACTA en anglais) en fait partie.
Font aussi partie de la stratégie du « contrôle des communs », les questions de la captation privative des capitaux cognitifs (Google), sociaux (Facebook), attentionnels (Twitter), humains (marchandisation des données personnelles, observation et de l’exploitation des « intentions » des usagers).

Il faudrait, plus généralement, s’interroger sur le rôle global, stratégique et tactique, des techniques d’appropriation et de domination du domaine public des informations et des connaissances, et les confronter à une réflexion, par ailleurs urgente, sur la nature même de l’intérêt général mondial.

> Billet initialement publié sur Metaxu sous le titre “La position éminente”

> Illustration sacrifice_87 sur FLickr

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