OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’insoutenable légèreté des sentiments en politique http://owni.fr/2011/02/17/linsoutenable-legerete-des-sentiments-en-politique/ http://owni.fr/2011/02/17/linsoutenable-legerete-des-sentiments-en-politique/#comments Thu, 17 Feb 2011 07:30:12 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=46948 Depuis que la révolte a commencé à gronder en Tunisie puis en Egypte et bientôt ailleurs, il s’est trouvé un nombre grandissant de personnes pour manifester leur solidarité avec les peuples en colère. En plus, ça tombe bien, l’indignation est à la mode, et chacun y va d’un drapeau tunisien comme avatar Facebook ou de son petit commentaire plein d’espoir pour une libération prochaine des peuples opprimés. Une telle solidarité internationale pour tous ceux qui subissent le joug de dictatures ferait chaud au coeur… si seulement son caractère essentiellement émotionnel et, par là, obligatoire ne lui promettait pas une bien brève existence. Obligatoires l’émotion et l’indignation ? Malheureusement, oui.

Des émotions obligatoires

Ce grand élan d’émotions et de sentiments de sympathie avec les peuples en lutte pourrait témoigner, au choix, de l’enracinement toujours profond de la démocratie et de la liberté dans le cœur des peuples occidentaux, de la perpétuelle “naissance” d’une société civile internationale et d’une solidarité mondiale entre les peuples, ou encore d’une solidarité internationale qui trouve son expression dans l’invitation à “marcher comme un égyptien”… Il y a pourtant de bonnes raisons de penser qu’il ne repose pas vraiment sur tout cela.

En effet, pouvons-nous ne pas ressentir cette émotion ? Pouvons-nous ne pas nous sentir solidaire de ceux qui souffrent ? La réponse est non. Nos émotions, quelles qu’elles soient, sont bien souvent obligatoires. C’est ce que disait Marcel Mauss en substance dans un texte de 1921 logiquement intitulé “L’Expression obligatoire des sentiments” :

Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite.

Si vous participez à un enterrement, même sans être intimement lié au défunt, peut-être même sans le connaître, vous serez sans doute saisi également de tristesse. Pourquoi cela ? Tout d’abord, parce que ne pas manifester ce sentiment, ce serait enfreindre les règles implicites de la situation. Essayez de vous mêler à un cortège funéraire et de sourire tout le long, vous comprendrez rapidement de quoi je veux parler. Une simple indifférence n’est pas non plus envisageable, du moins sans le risque de quelques sanctions de la part de vos voisins.

L’importance des agencements

Mais il y a autre chose : il ne s’agit pas seulement de manifester de façon ostensible sa tristesse. Bien souvent, le sentiment n’est pas seulement feint, et il est également très sincèrement ressenti. C’est qu’il repose non pas sur une disposition individuelle, une sensibilité particulière à la situation, mais bien à tout un dispositif extérieur à l’individu et qui s’impose à lui. L’organisation du cortège, la signification culturelle des vêtements noirs, l’attitude des différents acteurs en présence : c’est tout cela qui nous conduit à ressentir, y compris de façon très profonde, le sentiment adéquat à la situation. Il en va de même dans d’autres situations : même le snob le plus réfractaire aux hordes de supporters aura quelques difficultés à ne pas ressentir un petit frissonnement au beau milieu d’un stade, et, si j’en crois cette excellente BD qu’est Logicomix, même un pacifiste comme Russel n’a pu réfréner quelques sentiments guerriers lorsque, en 1914, son pays rentra dans la première Guerre Mondiale.

Il en va de même pour les sentiments qui nous saisissent face à la souffrance et à la révolte dans d’autres pays. Aussi sincère soit-elle – et je ne doute pas que ceux qui ont changé leur avatar Facebook avaient alors la larme à l’œil -, elle repose fondamentalement sur certains dispositifs qui nous amènent à ressentir l’émotion attendue. Le recours à des représentations collectives et puissantes, comme celle de la Marianne révolutionnaire, font partie de ceux-ci – voir cette brillante analyse. C’est très largement la façon dont on définit la situation qui nous conduit à ressentir enthousiasme, inquiétude, solidarité, etc.

Mais ces sentiments obligatoires n’ont dès lors qu’une permanence toute relative : si le dispositif qui les fait naître disparaît, ils sont promis au même sort. Réservés à des temps et des espaces sociaux particuliers, ils n’affectent pas l’ensemble de la vie des individus et, partant de là, n’entraînent pas forcément une mobilisation qui dépasse certains cadres bien définis et, surtout, certaines actions particulières. A savoir celles qui ont une visibilité suffisante pour que chacun voit combien on ressent l’émotion exigée. C’est bien ce que Marcel Mauss décrit dans son texte sur les rites funéraires australiens :

Et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

Il n’est pas étonnant que l’émotion et la solidarité prennent d’abord, dans le cas qui nous intéresse, des formes de manifestations publiques : le rassemblement, l’affichage envers les “amis” électroniques… Il faut montrer que l’on participe au mouvement. Une fois de plus, il ne s’agit pas de dire que ce sont là des pratiques purement ostentatoires, dénuées de toute sincérité et de toute authenticité. Au contraire, ceux et celles qui vont dans la rue sont sans doute on ne peut plus convaincus de ce qu’ils font – après tout, la pression sociale n’est pas si forte… Mais ce sentiment, enfermé dans une temporalité particulière, a peu de chances de déboucher sur des formes d’engagement plus marqusé. Une fois les autres dispositifs générateurs de sentiments disparus ou remplacés par d’autres inquiétudes, il n’en restera probablement pas grand chose.

L’effort d’indignation

En soi, ce n’est pas forcément dramatique. Les peuples tunisiens et égyptiens peuvent très bien s’en sortir sans cela. Les révolutions, si elles ont toujours provoqué des réactions dans les autres pays – en un sens, elles étaient globales bien avant que le mot ne soit à la mode -, se sont parfois passées du soutien extérieur, et plus encore d’un simple sentiment de bienveillance de la part des autres peuples. Mais le risque existe que, passé le moment où les dispositifs d’émotions sont les plus forts, c’est-à-dire la phase la plus “chaude” de l’activité révolutionnaire et protestataire, le détournement des sentiments étrangers privent ces pays de l’attention qu’ils méritent…

On peut aussi en tirer une leçon plus générale au moment où, suite au succès de l’opuscule de Stéphane Hessel, l’incitation à “s’indigner” fait florès. Non pas que l’indignation soit mauvaise, mais comme toute émotion, elle risque bien de reposer avant tout sur certains dispositifs, dont Stéphane Hessel lui-même et ses écrits font partie. Aussi sincère puisse-t-elle être, elle peut être d’une insoutenable légèreté, du moins si l’on veut qu’elle débouche sur quelques changements d’importances. Passé le moment le plus fort – par exemple si la colère parvient à emporter la tête d’une ministre – le “business as usual” risque fort de reprendre le dessus.

“Ne mettez pas tout vos espoirs dans les révolutions : elles finissent toujours par recommencer. C’est pour cela qu’on les appelle révolutions” dit Sam Vimes dans ce brillant roman qu’est Nigthwatch (ma traduction) : il est possible que personne n’ait mieux exprimé que cela que Terry Pratchett. On pourrait en dire autant de l’indignation, de l’émotion et des sentiments : ce ne sont là des armes politiques bien limitées tant dans leur durée que dans leur portée. Engagement et convictions… Il faudrait peut-être appeler aussi à cela.


Article initialement publié sur Une heure de peine
Illustrations CC FlickR: carac3, stuff_and_nonsense, life creations

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Hessel face aux icônes de la France moisie http://owni.fr/2011/01/17/hessel-face-aux-icones-de-la-france-moisie/ http://owni.fr/2011/01/17/hessel-face-aux-icones-de-la-france-moisie/#comments Mon, 17 Jan 2011 11:35:06 +0000 Valérie de Saint-Do http://owni.fr/?p=42069 L’arête Hessel ne passe pas. Ils s’en étranglent, ils en bavent, ils piaillent sur tous les plateaux leur indignation du succès d’Indignez-vous. Trop, à vrai dire, pour que ce vertueux concert d’indignation n’ait pas été orchestré.

Ils et elle : Eric Zemmour, Luc Ferry, Ivan Rioufol, Claude Askolovitch, les causeurs Elisabeth Lévy et Luc Rosenzweig, Philippe Bilger… Un éventail assez disparate, qu’unit (à l’exception d’Askolovitch) un tropisme très à droite. Droite vieille France et revendiquée réactionnaire chez Rioufol, Bilger, Ferry, lou ravis de l’ordre;  droite néocon et pro-israélienne jusqu’au fanatisme chez Rosenzweig ou Lévy, les deux n’étant pas incompatibles, comme le montre Zemmour.

Qu’y a-t-il donc dans ce petit opuscule pour susciter leurs glapissements indignés ? Rien de révolutionnaire, ont justement pointé quelques lecteurs. Stéphane Hessel n’est pas Julien Coupat (qui n’avait d’ailleurs pas provoqué chez eux les mêmes cris d’orfraie).  Une critique de l’État d’Israël très largement partagée ; une indignation devant les coups de canifs sarkozyens à la République, la séparation des pouvoirs et les libertés publiques ; devant les inégalités croissantes, la pauvreté galopante et les ravages du néolibéralisme.

Bref, quelques indignations non exhaustives qui pourraient être le socle commun de ce que la  gauche – ou, plus largement, la pensée humaniste – refuse.

Une pensée incompatible avec les politiques de la droite actuelle

Mais, là, j’ai dit un gros mot. Précisément, Hessel incarne une pensée de gauche, ou plutôt, a minima, un socle de valeurs qui devraient être communes à ses militants, voire ses électeurs, tous partis confondus. Et il fait consensus, là où les interminables feuilletons du combat des chefs du PS, d’EELV ou du Front de gauche lassent ceux qui partagent ses indignations. Le tort de ce petit livre, auquel on ne saurait d’ailleurs réduire le parcours ni la pensée de Hessel, c’est de démontrer par l’indignation que le respect humain qu’il défend est incompatible avec les politiques de la droite actuelle : dérégulation financière, privilèges des riches, détricotage républicain, traitement inhumain des étrangers. Incompatible, enfin, avec le règne du capitalisme financier et les dogmes de ses représentants (y compris au FMI !), ce qui décoiffe Askolovitch et autres sociaux(?)-libéraux.

Or, celui qui démonte la réalité d’une politique de droite, et les raisons de s’en indigner n’est pas un obscur gauchiste ou le porte-parole d’un parti, mais un Juste, un homme au parcours incontestable et remarquable. Qui de plus a l’outrecuidance de pulvériser des records de vente !

Et vous voudriez que la droite lui pardonne sans appeler ses chiens de garde au secours pour un concert de jappements ?

Se permettre de répondre à Hessel exige une autre hauteur de vues

L’ennui, c’est que pour mener la contre offensive, il faut un peu de talent. Face à un humaniste mesuré, ce n’est pas faire montre d’une grande intelligence stratégique que de dérouler le tapis rouge à des aboyeurs plus hystériques et excessifs les uns que les autres, de Luc Rosenzweig à Elisabeth Lévy –  la Nadine Morano du journalisme, pour laquelle le mot « hystérie » semble avoir été inventé.

Il aurait fallu trouver d’autres arguments que leur sempiternel ricanement « le camp du bien ! » (eh oui, difficile de caser Hessel dans l’axe du mal !) ou la défense pathétique, chez Bilger ou Ferry, d’un ordre établi qui ne génère que pauvreté, privation de libertés et injustice.
Se permettre de répondre à Hessel exige une autre hauteur de vues pour que la bassesse d’attaques sur l’âge du capitaine, le négationnisme sur son passé,  et la vulgarité généralisée de leurs crachats.

Philippe Sollers (qui croit aujourd’hui judicieux de se joindre à ce concert) théorisait, voici quelques années, sur « La France moisie » (eut égard, notamment à la montée du Front national).
Rien n’incarne mieux cette France moisie, ne lui déplaise, que ces sarcasmes venimeux contre Hessel. À vrai dire, on ne saurait s’en étonner :  voir une Elisabeth Lévy ou un Zemmour l’encenser, cela aurait été inquiétant. À ceux qui auraient encore des doutes sur ces pseudo briseurs de tabous qui ont leur rond de serviette sur tous les médias dominants, il dévoile leurs vrais visages et ce qui les anime : une haine pure de tout ce qui est à gauche d’eux.

Une raison de plus d’être reconnaissants à Hessel de les avoir fait sortir du bois pour ce qu’ils sont : des idiots utiles du sarkozysme, voire du Front national, dont les jérémiades sur la « pensée unique » et le « politiquement correct » cache une vraie servilité à l’égard des dominants.

Qu’il continue, surtout. Les chiens aboient et la caravane passe…

Lien : écoutez Jean Lacouture et Stéphane Hessel à Théâtre ouvert, et retrouvez leur dialogue retranscrit dans le prochain numéro de la revue Cassandre/Horschamp (sortie en librairies le 15 janvier)

Billet initialement publié sur MicroCassandre

Image CC Fickr avlxyz ; Alain Bachellier

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