L’idéal d’une démocratie sans le peuple

Le 12 janvier 2012

Depuis toujours encombrées par un peuple jugé incompétent, les démocraties se laissent guider dans la crise plus que jamais par l'élitisme des comités Théodule et autres agences de notation. Une « expertocratie » silencieuse, qui traine derrière elle tentations populistes et monarchisme rampant.

L’ennui, avec la démocratie, c’est qu’il y a un peuple. Il s’agit bien sûr pour tous de proclamer haut et fort que lui seul doit avoir le pouvoir et que celui-ci doit tout décider au nom du peuple et pour le peuple. Même l’extrême droite se réclame verbalement de la démocratie et ne cesse de crier son souci de défendre le peuple contre les partis qui le trahissent. Mais l’ennui, encore une fois, avec la démocratie, c’est qu’il y a un peuple. On comprend bien sûr que dans La République et Les lois, Platon ait pu écrire que jamais le peuple n’accèdera aux savoirs que requiert l’organisation d’une république, et l’on comprend aussi que Rousseau lui-même ait désespéré qu’un jour le peuple accède aux outils conceptuels et au type de réflexion nécessaires pour y parvenir : après tout l’assimilation de savoirs théoriques et du patrimoine culturel par le plus grand nombre est une chose historiquement récente, un acquis très relatif, inégalement réparti et sans cesse brouillé par les médias dominants. C’est même cette idée d’une ignorance foncière du peuple qui conduit une grande majorité des gouvernants français (et étrangers) à refuser l’idée même de référendum d’initiative populaire, comme à mépriser les manifestations et grèves diverses. Leur politique est mal expliquée, argumentent-ils, puisque le peuple ne la partage pas. Il y a ainsi, derrière tout cela, une vieille idée, celle d’une Vérité politique qui doit gouverner les citoyens quoi qu’ils en pensent, une Vérité définie par les “experts”, voire les “agences de notation” tout au long de l’actuelle campagne électorale, et que la “masse” des gens ne peut ni ne veut comprendre, aveuglée par ses intérêts égoïstes immédiats et ses passions. Tous les grands projets nationaux ou européens devraient donc être décidés par des commissions ou des élus réunis en Congrès, et protégés de tout verdict populaire. Décidément, le peuple apparaît comme le principal défaut de toute bonne “démocratie”.

Allons plus loin : en un sens, c’est vrai, en démocratie la place du peuple pose un problème historique sans précédent. Tous les autres systèmes fondent leur légitimité sur Dieu, sur la Nature, sur l’infaillibilité d’un “guide” quelconque, sur une “science” certaine, si bien que l’on peut se priver d’une réflexion, de discussions, de remises en question, puisqu’il présupposent une certitude a priori indiscutable et que l’on ne discute donc pas. Le peuple cesse de poser problème dès lors qu’il est tenu à l’écart et, pire, qu’il est persuadé qu’il n’est pas d’autre place concevable pour lui.

Or la démocratie en son principe (et non en pratique) fait dépendre les décisions d’une délibération et d’une expression du peuple lui-même. Pas de “vérité” a priori, mais une indétermination à laquelle les citoyens viennent mettre fin par des volontés exprimées à un moment donné. Il y a des discours, des échanges de mots, des expressions qui valent décision, bref rien d’irréversible. “La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude”, selon les mots de Claude Lefort dans ses Essais sur le politique. Elle ne supporte aucune autre légitimité que celle du peuple souverain, selon les mots de Rousseau, un peuple qui peut se diviser, se tromper, errer, changer d’avis, réparer ou aggraver ses décisions antérieures. On peut le regretter ou s’en féliciter, la démocratie est cette indétermination essentielle ou n’est pas. C’est pourquoi quiconque refuse de le reconnaître et l’accepter doit avoir la franchise de se dire haut et fort ennemi de la démocratie. À écouter les acteurs français des joutes électorales, notre pays ne manque pas d’ennemis résolus de la démocratie. Force est de reconnaître aussi que les énarques, les diplômés de Sciences Po, les experts de toutes sortes et, par exemple, les “agences de notation”, n’ont cessé de reconnaître après-coup leurs erreurs, leurs fautes, leurs imprévoyances, qui ont de fait accouché d’un monde en crise et peuplé d’inhumanités. En quoi donc serait-il dangereux d’accepter la démocratie : le peuple aurait-il pu faire pire ?

Seulement voilà : parce que la démocratie est synonyme d’indétermination, dès que les choses tournent mal, que se développe le sentiment d’insécurité, que l’avenir social s’assombrit, que les votes ne tiennent pas leurs promesses, alors ce système politique fondé sur le peuple donne le sentiment qu’il serait préférable d’être gouverné de façon plus autoritaire. Ceux qui souffrent le plus développent “le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un Etat délivré de la division”, écrivait aussi Claude Lefort en des termes évocateurs d’un sombre passé, mais qui conviennent si bien, sous une forme moins brutale, à notre époque.

Montée du Front national, rêve d’un homme providentiel qui réunisse droite et gauche, qui protège des menaces délinquantes ou migratoires, fascination du gouvernant autoritaire qui a le courage de braver le peuple, mépris pour les “indignés”, pour les jeunes révoltés, pour tout ce qui vient de la rue, des syndicats, des associations, des gens de culture… Ceux qui prennent la responsabilité de nourrir la crise et d’accepter ses conséquences inhumaines en se drapant dans la prétention de la compétence experte, sèment le doute sur l’idée même de démocratie.

Les choses seraient tellement plus claires si chacun osait dire clairement ce qu’il en pense. Les citoyens pourraient éclairer leurs choix à la lumière de leurs aspirations, de leur réflexions, de leurs débats, ce qui donnerait sa chance à ce qu’on pourrait enfin appeler, par delà les slogans, la démocratie.

NB : lire les Essais sur le politique de Claude Lefort, qu’il n’est pas interdit de compléter avec le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau.


Poster citation par Marion Boucharlat
Illustration par Temari09 CC-by-nc remixée par Ophelia Noor

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