Le droit de copier des élèves
L'enseignement à l'heure du numérique, c'est pas gagné. Et les lacunes ne portent pas seulement sur le nombre (dérisoire) d'ordinateurs dans les écoles. En théorie, les évolutions légales de ces dernières années permettent aux écoliers et aux profs du XXI° siècle de recycler toutes les connaissances sur supports numériques sans risquer d'enfreindre la législation sur le droit d'auteur. Mais dans la pratique...
Enseigner et étudier implique en effet souvent de reproduire et diffuser des textes, des images, des vidéos, de la musique. C’est le cas traditionnellement pour les enseignants qui ont besoin d’utiliser des oeuvres pour illustrer leurs cours, mais aussi de plus en plus pour les élèves, qui sont invités à créer eux-mêmes des supports pédagogiques, pour développer l’interactivité et stimuler leur implication.
Dans le contexte actuel, ces usages collectifs d’oeuvres en milieu scolaire passent de plus en plus souvent par le recours aux technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE, dans le jargon de l’administration), dont le développement constitue un enjeu important au niveau national.
État d’urgence
Un rapport parlementaire a justement été remis au mois de février par le député des Yvelines Jean-Michel Fourgous, chargé par le Premier Ministre d’une mission sur ces questions. Il fait suite à une première mouture, publiée en 2010, consacrée à la modernisation de l’école par le numérique.
Les analyses et conclusions de ce rapport mettent particulièrement bien en évidence les crispations et blocages du système français en matière de droit d’auteur dans l’enseignement. S’il rappelle l’importance du respect du droit d’auteur sur Internet et de la sensibilisation des élèves à ces questions, le rapport Fourgous ne manque cependant pas de souligner que les rigidités actuelles de la propriété intellectuelle constituent des freins au développement des nouvelles technologies dans l’école.
Pour lever cet obstacle, il fait la proposition, relativement audacieuse, de “Créer un Educ-Pass numérique, soit une exception pédagogique au droit d’auteur pour la ressource numérique”. Concrètement, cette proposition se décline en trois branches :
- Promouvoir la collaboration université-réseau Scéren pour créer des ressources libres ;
- Créer en urgence, dans le système juridique du droit d’auteur, une exception pédagogique facilitatrice et durable ;
- Faciliter la création de ressources produites par les enseignants sous licence libre Creative Commons.
Le second point est particulièrement intéressant, en premier lieu par sa formulation, qui met l’accent sur l’urgence, mais aussi sur le fond. Car en effet, de manière surprenante, le rapport Fourgous demande la création d’une exception pédagogique au droit d’auteur, alors que celle-ci… existe déjà dans la loi ! Du moins, en théorie, car les choses sont hélas beaucoup plus compliquées en pratique.
Exception
La loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information(la DADVSI) affichait pour objectif d’adapter le droit d’auteur à l’environnement numérique. Elle l’a fait surtout dans le but de lutter contre le piratage en interdisant le contournement des technologies de contrôle dites de Digital rights management (DRM), ainsi qu’en introduisant une première version de la riposte graduée. Mais on oublie souvent que la loi DADVSI a aussi, dans un esprit d’équilibre, créé de nouvelles exceptions au droit d’auteur, destinées à faciliter certains usages.
Parmi ceux-ci, figurait l’utilisation d’extraits d’oeuvres protégées à des fins d’illustration de l’enseignement et de la recherche, qui était censée permettre le recours aux technologies numériques dans la sphère éducative. Le texte a cependant fait l’objet de discussions complexes et animées lors du vote par les deux assemblées, qui ont introduit de nombreuses restrictions, mais au final la loi permet de numériser et d’utiliser des extraits d’oeuvres dans un contexte pédagogiques, que ce soit pour les projeter en cours, dans le cadre de conférences et de colloques, ainsi pour les incorporer à des supports éducatifs.
Sauf que… les choses ne se sont pas passées aussi simplement et qu’une véritable usine à gaz s’est mise en place en lieu et place de cette exception, pourtant votée par le Parlement français.
Accords sectoriels
La loi a en effet prévu que cette exception devait être compensée par le biais d’une “rémunération négociée sur une base forfaitaire”. Or plutôt que de passer par un décret pour fixer le montant et les modalités de versement de cette rémunération, les titulaires de droits ont obtenu que ces questions soient réglées par le biais d’accords sectoriels, négociés périodiquement branche par branche entre les ministères concernés (Enseignement supérieur et Education nationale) et des sociétés de gestion collective.
Dans la pratique, ces accords vont beaucoup plus loin que la seule question de la rémunération et ils tendent à redéfinir le périmètre d’application de l’exception pédagogique. On est peu à peu arrivé en France à un système proprement fantastique : une exception au droit d’auteur, votée par les représentants du Peuple français, a besoin pour être applicable que des contrats avec des sociétés de gestion collective interviennent. La situation est si étrange que les professionnels ont pu se demander longtemps si l’exception existait réellement ou non !
Dysfonctionnements
La complexité de ce mécanisme a abouti dans la pratique à des dysfonctionnements inquiétants. En 2009, par exemple, les négociations entre les Ministères et les sociétés de gestion ont traîné en longueur pendant près d’un an, faute de trouver un terrain d ‘entente sur le montant de la rémunération, et il a fallu attendre le mois de février 2010 pour que les fameux accords paraissent au Bulletin Officiel. Cela signifie que pendant plus d’un an, l’exception pédagogique a tout simplement été neutralisée, en laissant enseignants, élèves, professeurs et chercheurs dans un flou juridique alarmant.
Conscients du problème, ministères et sociétés de gestion ont décidé de rendre ces accords tacitement reconductibles, mais uniquement dans le domaine de l’image animée et de la musique. Pour les livres, les revues, les partitions et les images fixes, les accords doivent toujours être renégociés à échéance régulière et cette année, il aura fallu attendre quatre mois pour que ces nouveaux textes paraissent au Bulletin officiel. Quatre mois, c’est mieux toujours qu’un an, me direz-vous, mais peut-on accepter encore une fois qu’une exception puisse ainsi être neutralisée ne serait-ce qu’un seul jour, alors qu’elle a été inscrite dans la loi ?
Normalement, ces accords sectoriels ne devraient être que transitoires et ils prévoient eux-mêmes qu’un système de gestion collective obligatoire devrait être instauré en France pour les usages pédagogiques. Sauf que cette réforme est sans cesse repoussée aux calendes grecques et que l’on doit se contenter en attendant d’un système bancal et aberrant…
Casse-tête
Les choses ne seraient sans doute pas si graves, si ces accords sectoriels étaient aisés à appliquer. Mais ils sont au contraire d’une complexité effroyable, qui rend dans les faits l’exception difficilement applicable par les professionnels de l’enseignement (et encore plus par les élèves).
La lecture des derniers accords parus, relatifs aux livres, aux partitions, aux revues et aux images laisse perplexe, ou plutôt, provoque rapidement de violents maux de tête, tant ils semblent se complaire à multiplier les exceptions et les cas particuliers !
Sachez par exemple que vous ne pourrez utiliser que des oeuvres éditées sur support papier, sauf pour les images, qui peuvent être nativement numériques. Que pour chaque oeuvre utilisée, professeurs et élèves sont censés vérifier si les titulaires de droits concernés sont bien membres des sociétés de gestion collective signataires des accords. Que cela vaut pour un livre en entier, mais aussi pour chaque image, photo, illustration figurant dans ce livre, qui nécessiteront des vérifications à la pièce (!). Qu’on ne peut utiliser que des extraits d’oeuvres, correspondant à 5 pages consécutives pour les livres, mais seulement à 4 pages pour le cas particulier des manuels (!). Que ceci ne vaut qu’à la condition que ces 4 (ou 5) pages ne représentent pas plus de 5% de l’oeuvre dont ils sont extraits et pas plus de 20% du support pédagogique dans lequel ils sont incorporés (vous suivez toujours ?). Que les supports produits ne peuvent être mis en ligne sur Internet, mais seulement diffusés sur Intranet ou extranet sécurisés, sauf si le but de l’opération consiste à mettre en place une base de données d’extraits, ce qui est prohibé. Mais il existe des exceptions pour les thèses ou les sujets blancs d’examen qui peuvent être diffusés sur Internet. A condition pour les thèses de ne pas contenir d’œuvres musicales, qui relèvent d’un régime différencié…
Etc, etc, etc… ad nauseam…
On pourrait continuer ainsi longtemps : le reste de cet accord est du même acabit, sachant que pour les images animées et la musique, il faut se reporter à d’autres contrats signés en 2010, subtilement différents, et que tout ceci ne vaut pas pour les simples photocopies, qui relèvent d’un autre système ! Imaginez à présent un enseignant de collège, aux prises avec une classe d’une trentaine d’élèves et obligés de se débattre avec de telles règles et vous aurez une idée de la situation du droit d’auteur dans l’éducation en France…
On comprend dès lors que malgré la façade de la loi DADVSI, le rapport Fourgous puisse continuer à demander qu’une “exception pédagogique au droit d’auteur, facilitatrice et durable”, soit créée en urgence dans notre pays. Ce n’est pas une incohérence, mais la conséquence de ce byzantinisme invraisemblable, imposé par les titulaires de droits aux pouvoirs publics, qui a peu à peu transformé l’exception votée en 2006 en un trompe-l’oeil législatif. Victimes collatérales d’un tel système, les communautés scolaires et universitaires rencontrent les plus grandes difficultés pour respecter la loi, mais cela n’empêche pas pour autant le versement chaque année de plusieurs centaines de milliers d’euros par les Ministères concernés aux sociétés de gestion collective signataires.
Réforme
Le plus incroyable (ou désespérant, au choix), c’est que le précèdent rapport, remis par Jean-Michel Fourgous en février 2010, comportait exactement la même proposition concernant la création d’une vraie exception pédagogique en France. Elle est cependant restée lettre morte pendant deux ans, à croire que d’autres priorités, sans doute tellement plus importantes pour l’avenir du pays que l’éducation, l’enseignement et la recherche, ont occupé le devant de la scène en matière de régulation du droit d’auteur…
La nouvelle mouture du rapport contient pourtant des pistes intéressantes, qui permettraient de refondre le cadre juridique dans la sphère éducative, pour faciliter le développement des usages numériques. Le député Fourgous cite notamment l’apport que pourrait constituer les licences Creatives Commons pour permettre à des communautés d’enseignants de produire de manière collaborative des ressources éducatives libres. Il mentionne des exemples convaincants de plateformes de partage de ressources éducatives libres (Open Sankoré utilisé pour la coopération avec les pays du Sud) ou des initiatives d’édition de manuels scolaires libres (projet Sésamath en France). Il s’appuie sur le droit comparé en invoquant l’exemple des Etats-Unis, où la solide tradition du fair use (usage équitable) renforcée en 2002 par le vote du TEACH Act et le soutien de l’administration Obama au développement des ressources éducatives libres ont créé un climat beaucoup plus favorable qu’en France aux pratiques numériques dans la sphère éducative.
Sans doute pourtant, de telles propositions ont-elles le défaut de froisser le puissant lobby de l’édition, qui dans une déclaration publiée lors du dernier Salon du livre remettait en cause le principe même de l’exception pédagogique et vient même de se fendre d’un courrier pour inciter le Canada à ne pas en introduire une dans sa loi !
La question du financement de la création et de la réponse au piratage a une nouvelle fois monopolisé le débat public lors de la campagne présidentielle. Mais il faut espérer que des sujets touchant au quotidien des centaines de milliers de personnes en France, comme celui du droit d’auteur dans l’éducation, finiront un jour ou l’autre occuper la première place de l’agenda politique.
Comment attendre de futurs citoyens qu’ils respectent les lois si leurs professeurs ne sont pas en mesure de le faire eux-mêmes pour enseigner ?
Photos par Esteban Martinena [CC-byncnd]
Lionel Maurel, alias Calimaq. Juriste & Bibliothécaire. Auteur du blog S.I.Lex, au croisement du droit et des sciences de l’information. Décrypte et analyse les transformations du droit dans l’environnement numérique. Traque et essaie de faire sauter (y compris chez lui) le DRM mental qui empêche de penser le droit autrement. Engagé pour la défense et la promotion des biens communs, de la culture libre et du domaine public. Je veux rendre à l’intelligence collective tout ce qu’elle me donne, notamment ici : twitter .
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