Lex Google pour les nuls
Si les éditeurs de presse français n'ont pas encore déclaré officiellement la guerre à Google, le manège y ressemble. Faisons donc un point précis sur la situation, en envisageant les différents scénarios à l'aune du droit. En essayant d'éviter les coups latéraux.
Parole contre parole, troll contre troll. La lutte entre certains éditeurs de presse français, Laurent Joffrin en tête, et Google, autour d’un projet visant à faire payer ce dernier dès qu’il colle un lien vers des articles, a connu son lot de diatribes et d’envolées lyriques. “Censure”, “menace” : au-delà des gros mots, difficile de toucher le fond. Rien ou trop peu a été dit sur les modalités d’un tel dispositif : concrètement, on fait comment ? Le point avec Cédric Manara, spécialiste des questions juridiques touchant à Internet et à la propriété intellectuelle.
Et tu références-rences-rences le contenu qu’il te plaît
Premier constat, qui s’est imposé assez rapidement : en l’état, rien ne peut forcer Google à référencer un contenu, pour l’obliger dans un second temps à payer pour le faire.
Autrement dit, si le projet de loi des éditeurs de presse venait à s’imposer en France, le géant américain aurait toujours la possibilité de bifurquer : choisir d’arrêter de signaler dans ses services (Google Actu, moteur de recherche classique) les contenus qui l’obligeraient à payer en favorisant ceux en provenance des blogs, des forums, de l’étranger… Bref, tout ceux placés en dehors du radar de la loi. Et oui, c’est ballot, Internet n’est pas français, mais mondial.
L’absence d’un tel levier pourrait expliquer la faiblesse des argumentaires, qui titillent aujourd’hui avant tout la fibre morale de Google. “La multinationale américaine, qui se targue de remplir une tâche d’intérêt général grâce à son moteur de recherche, vient de démontrer qu’elle se soucie comme d’une guigne du droit à l’information”, proclamait par exemple le tribun Joffrin, en fin de semaine dernière.
Une stratégie de la terre brûlée qui pourrait néanmoins s’avérer payante : si aucun outil juridique ne menace Google, son image d’orchestrateur sympa de la connaissance, savamment construite au fil des années, risque d’être écornée en France. On comprend mieux alors pourquoi Laurent Joffrin ou son acolyte Nathalie Collin, à la tête de l’association d’information politique et générale (IPG) qui a remis le texte aux ministères, ont choisi de mener l’affaire sur la place publique au lieu de jouer profil bas, comme il est normalement d’usage dans de telles opérations de lobbying. Quitte à exposer au grand jour la proximité des patrons de presse avec le pouvoir en place.
Mais l’image de Google ne sera pas seule déterminante. “Le business va aussi la décider”, poursuit le juriste.
Si Google estime qu’il y a un appauvrissement de ses services, et qu’il veut davantage que le contenu gratuit, ou si des gens quittent Google News par exemple, alors ils pourraient changer de politique. Et réindexer les contenus payants. On peut même imaginer qu’ils changent souvent de politique : un jour ils indexent, l’autre non, etc.
Admettons
Dans l’hypothèse où Google accepterait de se soumettre à un tel dispositif, une véritable machine à gaz verrait alors le jour. Avec son lot de questions. Et d’absurdités.
Dans son projet, la presse s’inspire des industries culturelles. A commencer par la création d’une extension du droit d’auteur, un droit “voisin”. Le problème, souligne Cédric Manara, c’est que ce nouveau droit, inventé à l’origine “pour récompenser ceux qui soutiennent les créateurs”, viendrait s’appliquer à des choses déjà protégées par le droit d’auteur. Une option qui fait bondir notre juriste.
C’est la création d’un droit qui protège les sociétés de presse. Même si elles publient trois ou quatre lignes sur n’importe quelle actualité, elles sont de fait protégées. Non pas pour leur contenu, mais en leur qualité d’organisme de presse. C’est la création d’un droit équivalent au système de l’Ancien régime, la création d’un privilège. Pourquoi protéger un organisme de presse plutôt que d’autres contenus ? C’est un problème. Et si c’est ça la politique actuelle à l’heure du débat sur la propriété intellectuelle à l’heure du numérique, alors ce n’est pas bon signe.
Avec un tel dispositif, Internet se verrait donc administrer une bonne dose de verticalité : les articles produits par des organismes de presse reconnus bénéficieraient d’une valeur différente de celle des autres contenus, libres. Mieux, seul le haut du panier de la presse bénéficierait pleinement de ce nouveau droit.
Car pour traiter avec Google et collecter les sommes associées aux articles signalés par le géant américain, une société de gestion collective verrait aussi le jour.
A en croire le projet de loi de l’IPG, révélé par Télérama, les éditeurs de presse seraient favorables à “une rémunération équitable forfaitaire”, “calculée en prenant en considération des enquêtes et des sondages, notamment sur le comportement des internautes à l’égard de ces liens.” “Par exemple, ils peuvent dire que le taux de clic devrait valoir telle somme par rapport à tel usage”, complète Cédric Manara. Et d’ajouter :
La boîte noire de ce dispositif, c’est la répartition. En l’état, cet enjeu est noyé dans le projet. Or on connaît les travers des sociétés de répartition déjà existantes, dans lesquelles le traitement est inégalitaire.
La clé de cette répartition serait à chercher du côté de la composition du conseil d’administration de la société. “Cela consistera à donner un pouvoir à ceux qui auront trusté les mécanismes de la société de gestion”.
Faut-il encore que le rêve des éditeurs de presse de l’IPG s’accomplisse. Et sur ce point, c’est pas gagné. Si Aurélie Filippetti semble y être favorable, du côté de Bercy en revanche, on semble beaucoup moins chaud. “C’est une des pistes étudiées”, nous indique-t-on là bas. “On ne trouvera pas la solution en deux jours”. La prudence serait donc de nouveau de miser sur ce dossier qui a déjà fait la preuve de son explosivité. Que reste-t-il alors aux éditeurs de presse ?
L’un des scénarios serait de viser Google sur le terrain économique. Une option qui serait sérieusement envisagée du côté du ministère du redressement productif. Interrogé par Owni, ce dernier s’est abstenu de tout commentaire. Le principe est simple : saisir l’Autorité de la concurrence pour abus de position dominante. L’issue elle, est bien moins certaine.
“Google est une plate-forme, elle ne produit pas d’articles donc on pourrait conclure qu’elle ne cause pas de tort aux éditeurs de presse, songe Cédric Manara. Ceci étant dit, il est possible de sanctionner une entreprise qui utiliserait sa position sur un marché A pour agir sur un marché B. Mais là encore, Google n’est pas sur le marché de la presse et ne devrait pas y venir…”
David contre Goliath
L’équation est d’autant plus difficile à résoudre qu’il n’y a aucun précédent du genre en France. L’Autorité irait sans doute étudier les autres cas de figure, en Belgique ou encore au Brésil, où les éditeurs de presse se sont également frottés à Google News.
Si ce dernier mettait ses menaces à exécution, en déréférençant les articles français, les journaux pourraient aussi choisir de s’attaquer seuls au colosse du web devant un tribunal de commerce. Au motif que l’action de Google fait baisser leur chiffre d’affaires. Mais là encore, difficile de savoir l’impact réel des services.
Dans un article dénonçant le “flou” de cette guerre d’un nouveau genre, Arrêt sur images écrit que la “la bataille des chiffres est ouverte. Dans un papier consacré au sujet, Lemonde.fr affirme que seulement 5% de son trafic provient d’une recherche Google, Lenouvelobs.com déclare une fourchette comprise entre 20 et 25%, avec environ 50% pour LePlus, la partie participative du site. Quant au figaro.fr, le premier site d’information français, il refuse de communiquer le moindre pourcentage. Il ne fait pas toujours bon afficher sa dépendance à Google”, conclue le site d’informations, qui estime quant à lui que 27% de ses visites le mois dernier provient des moteurs de recherche, “dont plus de 90% en provenance de Google.”
Reste l’option d’une attaque pour violation de droits d’auteur. C’est l’option prise en 2005 par l’Agence France Presse (AFP), ou en 2007 par la société Copie presse, en Belgique. Des actions qui se sont finies par un accord commercial, dont il est difficile de connaître les termes. “On peut imaginer des accords sans contrepartie financière, ou même que les journaux paient pour avoir une bonne place sur Google, explique Cédric Manara. Beaucoup paient pour avoir des adwords1, on pourrait penser qu’ils paient directement pour être bien référencés !”
Reste un problème, de taille : Google est un véritable ogre juridique. Capable de faire durer les bras de fer devant les différents tribunaux. Et de porter les affaires devant les instances européennes. Difficile donc pour les rédactions d’aller affronter Goliath, seules avec leurs petits poings. Mieux vaut se tourner vers un autre géant : l’Etat français.
Illustrations par Loguy pour Owni /-)
- système publicitaire de Google, ndlr [↩]
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