OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Clashe ta boîte sur Facebook http://owni.fr/2011/12/05/clash-entreprise-facebook-twitter-licenciement/ http://owni.fr/2011/12/05/clash-entreprise-facebook-twitter-licenciement/#comments Mon, 05 Dec 2011 14:48:20 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=89294

L’histoire a surgi sans crier gare au détour d’un blog publié le 8 novembre 2011 sur la plateforme de micro-blogging Tumblr. Intitulé « The real story – histoire d’un licenciement abusif », le site émane de l’ancien directeur de BNP Paribas Securities Services (BP2S), Jacques-Philippe Marson. A ses yeux injustement licencié pour faute grave en 2010, qu’il juge injustifié, il entend désormais porter son conflit avec la banque sur la place publique comme l’a révélé OWNI le 25 novembre.

Le fait pourrait sembler anecdotique et relever uniquement d’un conflit privé qui tourne au vinaigre entre un employeur intraitable et un ex-salarié évincé brutalement. Or, la controverse, abstraction faite du fonds de l’affaire pour laquelle je n’ai pas les compétences de juger, est loin d’incarner un évanescent épiphénomène. Avec la vigueur incontestée des réseaux sociaux et leur ancrage croissant dans le quotidien des gens, les entreprises vont très probablement se retrouver de plus en plus confrontées à d’acrimonieux salariés partageant depuis l’interne ou l’externe, leurs coups de gueule et leurs déboires professionnels. Avec des impacts réputationnels non négligeables à la clé. Petit tour d’horizon en quelques illustrations non-exhaustives et tentative d’analyse.

Coup de canif dans l’omerta bancaire

La démarche de Jacques-Philippe Marson a de quoi surprendre tellement la discrétion des lambris capitonnés de la banque s’applique en toutes circonstances, y compris lorsque les conflits les plus violents s’y produisent. Pourtant, des lézardes s’y étaient déjà faites jour avec la récente affaire Kerviel/Société Générale. Soutenu par des communicants rôdés, le trader jugé fautif n’avait pas hésité un instant à répandre publiquement tous les errements et contradictions des salles de marché. L’ancien directeur de la communication lui-même, Hugues Le Bret, s’était fendu par la suite d’un livre confession où il narrait par le menu et depuis les coulisses, le déroulement d’un des plus gros scandales bancaires. A cet effet, il y peignait sans concession des portraits veules et peu amènes de quelques acteurs ayant été mêlés au dossier.

Cette fois, la démarche du directeur déchu de BP2S est solitaire mais n’en est pas moins rentre-dedans. Sur la forme tout d’abord, tout est mis en œuvre pour s’assurer un écho maximal. Le site est publié sur Tumblr, la plateforme de blogging qui vient de détrôner la référence Wordpress et qui surtout connaît un succès foudroyant auprès des influenceurs numériques (dont les journalistes) toujours soucieux d’avoir une innovation d’avance. Ensuite, le contenu est systématiquement traduit en anglais, histoire sans doute d’élargir l’impact potentiel auprès de médias traditionnels et sociaux anglo-saxons souvent friands de petites histoires.

Le ton est également extrêmement offensif et fulminant comme en témoigne cet extrait :

Après une longue période de silence (j’en expliquerai les raisons) et face à l’injustice bien organisée que je subis, j’ai décidé de me défendre et de m’exprimer publiquement par la voie de ce blog. Tout ce qui sera publié sera factuel et appuyé par des preuves écrites et par des témoignages. Je décrirai les événements tels que je les ai vécus, étape par étape, sous forme d’un résumé et d’une narration détaillée (…) Dans ce dossier, tout porte à croire que la décision de me licencier a été prise le premier jour de l’inspection. A partir de cette date, le groupe a déployé des moyens considérables, internes et externes, pour tenter de démontrer le bienfondé de sa décision … en vain.

On ne peut guère faire plus clair en termes de pressions menaçantes. Toutefois, la récolte a été bien maigre en articles puisqu’en plus d’OWNI, seul le site L’Expansion/L’Express s’est fait écho du dossier jusqu’à aujourd’hui.

La schizophrénie digitale des entreprises

Même si dans ce cas précis, la banque incriminée a feint de ne prêter qu’une attention mesurée aux attaques de son ancien cadre – elle a tout de même bloqué l’accès du blog en interne -, les entreprises ont malgré tout conscience que la donne réputationnelle est en train d’être sérieusement bouleversée avec l’entrelacs des réseaux sociaux où les frontières entre vie privée et vie professionnelle ont tendance à s’estomper. Une étude menée par le fabricant de logiciels de sécurité Symantec souligne que 94% des entreprises reconnaissent des incidents liés aux médias sociaux et ayant des répercussions concrètes sur l’image de l’entreprise, ses activités et ses relations avec les clients.

Cependant, reconnaître n’implique pas forcément admettre ou comprendre. Face à ce qu’elles estiment constituer un péril pour la réputation de leur enseigne, les entreprises oscillent souvent entre l’établissement de chartes internes pour tenter de réguler de potentielles dérives et l’inflexibilité radicale en bloquant les accès aux réseaux sociaux depuis les postes externes. Selon une étude du Kaspersky Lab en septembre 2011, 64% des sociétés françaises ont recours à de telles extrémités à l’heure où le Web 2.0 bat son plein et où ces mêmes sociétés déclament vouloir investir celui-ci … pour leurs marques !

De fait, les réseaux sociaux sont encore perçus en majorité sous l’angle de la marque employeur. On ouvre souvent une page Facebook, un fil Twitter ou un blog à l’effigie de l’entreprise avec des objectifs essentiellement liés à des problématiques RH de recrutement. C’est certes un canal extrêmement important puisqu’en 2011, une étude MBAonline montre que 36 millions de postes ont été pourvus via les réseaux sociaux aux Etats-Unis. Il n’en demeure pas moins que se cantonner uniquement à cet aspect revient à ne considérer qu’une des deux faces d’une pièce !

Le silence est d’or mais la parole est digitale !

N’en déplaisent aux dirigeants, vouloir ériger des murs digitaux autour de leurs employés procèdent plutôt du fantasme inatteignable que d’une démarche constructive. Il ne s’agit évidemment pas de sombrer inversement dans le laxisme le plus total et laisser les collaborateurs s’épancher sans retenue. Mais pour autant, il est vain de s’adonner à l’ultra-contrôle.

Ainsi, en septembre dernier, un employé de Microsoft, Joe Marini, n’a pas pu s’empêcher de tweeter fièrement à plusieurs reprises ses impressions personnelles sur le futur premier mobile fruit de l’union de Nokia et de la firme de Redmond, le Lumia 800. Impressions tellement précises qui eurent le don d’agacer son employeur d’autant qu’il n’en était pas à sa première incartade. L’homme fut congédié mais ce dernier n’a guère tardé à retrouver un poste chez … Google dans le domaine du développement et de la téléphonie. Autant dire qu’il aura tout loisir de mettre à profit son savoir autrement que par Twitter !

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ceci dit, Google s’est retrouvé face à un cas similaire un mois plus tard. Steve Yegge, ingénieur logiciels impliqué dans le développement du nouveau réseau social Google +, a rendu publique par erreur une note interne assassine où il qualifie le projet d’« exemple parfait de notre échec complet à comprendre les plateformes ». Plus loin, il continue son carnage verbal en comparant Google + et Facebook :

Google+ est une réaction réflexe, un cas d’école de pensée court-termiste, fondé sur la notion fausse que Facebook a du succès car ils ont bâti un super produit. Mais ce n’est pas ça, la raison de leur succès. Facebook a du succès car ils ont construit une constellation entière de produits en autorisant les autres à faire le boulot. Ce qui fait que Facebook est différent pour chacun

. Une boulette qui est tombée d’autant plus mal que Google + marque de plus en plus le pas auprès des internautes ! A ce jour, Steve Yegge est toujours en poste mais nul doute qu’il doit être très probablement dans ses petits souliers, Google n’ayant guère pour habitude de badiner avec les secrets éventés par les Googlers !

Dura lex sed lex ? Pas si sûr !

Les salariés s’emparant du Web pour régler des comptes ou se défouler d’un mal-être subi dans l’entreprise ne sont certes pas inédits en soi. Chacun se remémore sûrement de la passe d’armes digitale et judiciaire qui a opposé en 2006, le constructeur automobile Nissan et une salarié qui avait conté sur son blog sa mise au placard puis son licenciement. L’impétrante fut condamnée pour diffamation mais non obligée par les juges de fermer le blog.

Bien que le droit du travail exige des notions de loyauté, de confidentialité et de discrétion d’un employé vis-à-vis de son entreprise, l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme préserve la liberté d’expression du salarié – citoyen. Le même code du Travail français renchérit avec l’article L.146-1 :

(si) les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail et que les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement.

Extension du domaine de la lutte

Et de ce droit, nombreux sont ceux à s’en priver de moins en moins pour dénoncer des choses qui constituent à leurs yeux des dérives ou des injustices patentées. A cet égard, on peut citer le blog de Mourad Ghazli. Salarié de la RATP et ex-syndicaliste, il a osé contredire la direction de l’entreprise aux prises avec une affaire poisseuse de harcèlement sexuel impliquant un autre syndicaliste en échange d’avancement professionnel pour les personnes qui acceptaient. Pour Mourad Ghazli, la direction connaissait les agissements du personnage. Aussi pour étayer ses dires, n’a-t-il pas hésité à publier sur son blog une vidéo et des photos troublantes où figurent des hauts dirigeants de la RATP avec le dit personnage. Actuellement, il affronte une plainte pour diffamation et une procédure de révocation disciplinaire.

Dans des registres proches, on peut aussi parler de la chronique que tient un ingénieur anonyme sur Rue89 sous le pseudo « Bientôt licencié ». Ayant su par SMS fin septembre 2011 que sa société high tech allait être liquidée, il a décidé de narrer le quotidien des employés jusqu’à l’inéluctable conclusion. Tout y passe, des réunions de CE où la direction est pitoyable aux collègues qui craquent et qui boivent.

Dans un autre genre mais tout aussi caustique, on trouve « Le Blog du Super Consultant »(10). Créé en 2010 et animé par une poignée de salariés rebelles et également anonymes, le site étrille « joyeusement » le management de la célèbre agence de communication Publicis Consultants et se paie même la tête de certains clients jugés désagréables, voire insupportables. Dernier exemple en date : quand Maurice Lévy, le PDG annonce qu’il renonce à son salaire fixe, la nouvelle fait grand bruit dans la presse. Aussitôt, le blog s’empresse de remettre le « sacrifice » salarial du grand patron dans son contexte. Et là, la lecture est effectivement édifiante et quelque peu éloignée du plan com’ patronal !

Vers la guerre de tranchées numériques ?

Qu’elles le veuillent ou non, les entreprises pourront de moins en moins empêcher les prises de parole à la sauce 2.0, notamment avec l’émergence programmée de la génération Y qui va grimper en responsabilités dans les organigrammes. Or, cette génération ne cultive pas vraiment le même rapport que ses aînés avec le monde de l’entreprise. Elle est même plus aisément encline à stigmatiser les incohérences des discours et les faire savoir si besoin. Si l’on ajoute de surcroît, une certaine déliquescence du lien social dans de nombreuses entreprises (exacerbé avec la crise actuelle), il ne serait guère étonnant de voir essaimer encore plus d’expressions de salariés sur les réseaux sociaux.

Tous bien sûr ne pratiquent pas le jeu de massacre à l’égard de leur société mais en y regardant de plus près, beaucoup se confient plus ou moins. Il suffit pour cela d’aller faire un tour par exemple sur le site notetonentreprise.com. Sans forcément toujours aboutir à des démarches volontaristes comme l’ex-directeur de BP2S, ils lâchent cependant des infos. Certaines sont bonnes et valorisantes pour l’image de l’entreprise. D’autres au contraire vont à rebours des discours et des stratégies de communication soigneusement ciselés par les staffs communicants.

Or, le risque de grand écart réputationnel n’est plus écarter à mesure que la parole se répand sur les réseaux sociaux. Consultant et expert en management 2.0 et réseaux sociaux, Bertrand Duperrin trace avec acuité le défi que salariés et entreprises doivent relever si l’on veut éviter une sorte de « Verdun numérique » sur la Toile :

« Quoi qu’il en soit ce ne sont pas des sujets à traiter de manière unilatérale : réputation, qualité, performance économique actuelle et durable se construisent ensemble, avec les mêmes ressorts. Si toutes les parties prenantes ne s’y attèlent pas ensemble il n’y aura pas de gagnant d’un coté et de perdant de l’autre mais uniquement des perdants. Salariés ou entreprises. Qu’on se le dise ».


Article initialement publié sur leblogducommunicant2-0 sous le titre “Réputation 2.0 : quand les salariés se mettent à taper sur leur entreprise

Illustrations par via Flickr Patrick Gage [cc-bync] ; fpra [cc-bync].

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Le Pen vs. Le Pen: tuer le père http://owni.fr/2011/08/02/le-pen-vs-le-pen-tuer-le-pere/ http://owni.fr/2011/08/02/le-pen-vs-le-pen-tuer-le-pere/#comments Tue, 02 Aug 2011 10:09:24 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=75209 L’irruption intempestive de Jean-Marie Le Pen sur la Norvège est une illustration symptomatique des obstacles que la stratégie de communication frontiste s’efforce désormais de contourner pour effacer les relents sulfureux qui ont toujours collé aux basques de son président d’honneur. Pour augmenter sa percée dans l’opinion publique, Marine Le Pen opère depuis plusieurs années un repositionnement où les idées courtes des crânes rasés de skinheads doivent faire place à une rhétorique toujours aussi ferme mais plus policée. Chercheur au CNRS, Gilles Ivaldi résume parfaitement la problématique communicante de la fille de son père : « Marine Le Pen s’est construite sur deux piliers : l’option stratégique de la crédibilité et la présence médiatique ».

De fait, les mots et les thématiques vont à partir de 2006 être beaucoup plus soigneusement calibrés que les éructations ouvertement polémiques de Jean-Marie Le Pen. Ainsi, lorsque Marine Le Pen publie son livre « A contre-flots », elle s’applique notamment à développer une vision dissonante de celle de son pater familias sur la Seconde Guerre Mondiale pour lequel l’occupation nazie n’était « pas inhumaine ». De même en 2009, elle récidive dans sa prise de distance envers la logorrhée paternelle au sujet de la Shoah que Jean-Marie Le Pen avait qualifiée de « détail » de l’Histoire. Au cours d’une émission télévisée, elle réaffirme ne « pas penser » que les chambres à gaz « soient un détail de l’histoire».

Virage sémantique toute !

Aux discours musclés de son père, elle privilégie une ligne populiste moins segmentante et réductrice. Pour définir sa rénovation discursive, elle cite volontiers un aphorisme de Georges Bernanos« Il y a une bourgeoisie de gauche et une bourgeoisie de droite. Il n’y a qu’un peuple ». Dès lors, la sémantique frontiste va s’évertuer à se patiner tout en martelant son inflexible fonds de commerce populiste.

Jean-Yves Camus, chercheur à l’Iris (Institut de Relations Internationales et stratégiques) est convaincu de cette opération de normalisation pour mieux et plus largement irriguer les idées frontistes. Pour lui, la communication de Marine Le Pen  fonctionne « non pas en ostracisant la radicalité mais en bannissant les provocations radicales. Elle ne demande pas aux militants d’abjurer leur radicalité mais de faire en sorte qu’elle ne soit pas un boulet ».

L’exercice d’équilibrisme rhétorique qu’emprunte le Front National n’en demeure pas moins une cosmétique communicante destinée à rendre fréquentable le parti et le sortir du ghetto politique dans lequel il a été longtemps confiné en dépit de quelques succès électoraux çà et là. Dans leur dernier ouvrage sobrement intitulé« Marine Le Pen » , les journalistes-essayistes Caroline Fourest et Fiammetta Venner démontent la mécanique verbale de la cheftaine du FN : « La nation sert à maquiller le retour au droit du sang, la République à habiller la préférence nationale, voire la préférence culturelle et la laïcité à réhabiliter l’identité chrétienne ».

Recherche cautions désespérement

La tactique communicante du FN ne procède toutefois pas d’un simple rhabillage du vocabulaire référent du parti. Là où Jean-Marie recourait goulument aux postures « folkloriques » teintées d’agressivité à l’égard des juifs, des immigrés et de la nébuleuse « UMPS » pour exister dans le paysage politique, Marine Le Pen entend crédibiliser son discours plutôt d’agiter le chiffon rouge de la provoc’. Outre une purge des vieux fanas-milis de l’Algérie française et du IIIème Reich dans les instances dirigeantes du FN, elle s’est également entourée d’experts (dont beaucoup souhaitent toutefois demeurer anonymes) issus de la haute administration, du monde de l’entreprise, des intellectuels et des juristes. Ce sont eux qui ont par exemple nourri et argumenté, chiffres à l’appui, la profession de foi du Front National intitulée « 12 étapes essentielles pour sortir de l’euro ».

Dans le même registre de gain en crédibilité, voire de notabilisation, le Front National s’est doté depuis septembre 2010 d’un think tank entièrement dédié baptisé « Idées-Nations ». Dirigé par Louis Alliot, le compagnon à la ville de Marine Le Pen, ce club de réflexion vise à agréger les idées issues de personnes de la société civile pour alimenter la plateforme programmatique du FN en vue des élections présidentielles de 2012. Colloques, interventions de personnalités expertes dans leur domaine, rien n’est négligé pour conférer une image de sérieux loin des débordements outranciers de Jean-Marie Le Pen.

Enfin, pipolisation de la vie politique oblige, le Front National s’est livré à un mercato de recrues de personnalités célèbres dont la plus emblématique provient sans nul doute du soutien officiel du très cathodique avocat Gilbert Collard. En mai 2011, le vibrionnant homme de loi est le premier à franchir le Rubicon en annonçant publiquement son ralliement à Marine Le Pen: « Je n’ai pas pris ma carte au Front national, mais je suis très ami, et de longue date, avec Marine Le Pen. Je suis mariniste. Mon lien est avec elle ». En agissant ainsi, il brise un tabou qu’un autre bretteur avait déjà bien ébréché en mars 2011. Ce dernier n’est autre que le journaliste et ancien président de Reporters sans Frontières, Robert Ménard. Dans un pamphlet remarqué, le trublion s’insurge contre la petite élite qui « traite les électeurs du FN comme des crétins égarés » et prend la défense de Marine Le Pen. A mesure que la campagne électorale va battre son plein, il ne serait désormais pas surprenant de voir d’autres noms connus rejoindre à leur tour le comité de soutien de Marine Le Pen et servir ainsi la stratégie de respectabilisation du FN.

Appel du pied aux grands médias

Cette stratégie s’est en plus doublée d’une médiatique opération séduction de Marine Le Pen. Là encore, il s’agit d’estomper le côté para prêt à en découdre et humour bourru de corps de garde que le père a toujours eu plaisir à imprimer. Pour Marine Le Pen, cela s’est d’abord traduit par un relooking total. Loin d’être superfétatoire, celui-ci entend ainsi afficher l’image d’une femme souriante, moderne (divorcée deux fois et mère de trois enfants), adoptant des tenues plus glamour et féminines et se délestant au passage de plus de 10 kg. Autant dire qu’on est loin des caciques à l’air martial et cheveu ras, suintant la naphtaline des vieilles valeurs françaises.

Ce nouveau look a eu tôt fait de décomplexer une partie des médias traditionnels. Autant l’invitation d’un Jean-Marie Le Pen sur un plateau de télévision était inéluctablement précédée d’indignations et de cris d’orfraies  de nombreux journalistes, autant Marine Le Pen n’a quasiment aucune difficulté à amadouer les émissions qui comptent (hormis les réfractaires avérés que sont les talk-shows de Michel Drucker et Laurent Ruquier). Là où son père morigénait sans encombre les journalistes et les assommait de blagues graveleuses à tire-larigot, elle joue au contraire la carte de la séduction. Là où son père privilégiait la presse d’extrême-droite pour décocher ses formules à l’emporte-pièce, elle snobe ostensiblement des titres comme RivarolMinute et Présent. De même, elle n’a pas levé le petit doigt en 2008 pour continuer à subventionner l’hebdomadaire du parti, National Hebdo en proie à des difficultés financières. Résultat : le titre a déposé le bilan.

Le chercheur Jean-Yves Camus décode cette évolution à 180° à l’égard du monde des médias classiques :« Marine Le Pen n’a pas besoin de la presse d’extrême-droite. Ce sont ses apparitions dans les grands médias qui lui ramènent des électeurs, pas l’éventuel soutien de journaux proches ». Un pari gagnant puisque Marine Le Pen a été invitée deux fois en 2010 dans l’émission politique d’Arlette Chabot sur France 2. C’est encore elle qui a eu les honneurs du tout premier numéro de la nouvelle émission politique de la chaîne publique, « Des paroles et des actes » animé par David Pujadas. L’heure est donc à la détente avec les médias.

Un constat dont se réjouit le directeur de la communication de Marine Le Pen, Alain Vizier : « On est beaucoup moins ostracisé qu’avec le père ». Et côté journalistes, le ressenti est similaire comme le dit l’éditorialiste de RMC Info, Jean-Jacques Bourdin : « Elle est plus accessible que les autres, elle n’a aucune exigence avant une interview, elle ne demande pas qu’on lui communique les sujets abordés. C’est très facile de travailler avec elle ».

Le FN se met au 2.0

Les gains d’image glanés par Marine Le Pen constituent en tout cas un sacré atout pour le Front National sur Internet. Premier parti politique hexagonal à avoir créé un site dès 1997, le FN mise énormément sur la viralité du Web et des réseaux sociaux pour assurer son prosélytisme électoral. Le site officiel du parti enregistre ainsi plus de 400 000 visiteurs uniques par mois. La page Facebook du FN revendique 27400 membres, loin devant le PS (14995) et Europe Ecologie (10320).

Sur le front numérique, le parti de Marine Le Pen ne se contente pas d’engranger des « friends » mais évangélise à tour de bras en fournissant des contenus à répandre sur les forums généralistes, les sites grand public, les zones de commentaires, bref partout où le message est susceptible d’être lu.  Pour Louis Alliot, vice-président du FN, il est une évidence qui ne se conteste pas : « En 2012, la campagne sera numérique. Je pense que sur Internet, il y a moyen de toucher des publics très larges (…) Ce que j’aimerais, c’est réussir à convaincre des personnes qui ne le sont pas ».

Pour transformer cet entrisme numérique, le FN peut déjà compter sur le support très actif de sites particulièrement engagés dans la promotion des thèses frontistes pour ricocher dans les moindres recoins de la Toile. C’est ainsi que le blog « François Desouche » créé en 2005 par un communicant qui se veut anonyme, affiche plus de 10 000 visiteurs quotidiens au compteur. Autre site qui mise sur la viralité des propos : Novopress qui se définit comme une agence de presse indépendante et qui n’hésite pas à déposer ses vidéos sur les plus célèbres plates-formes d’Internet. Enfin, les fans de Marine Le Pen ont créé un site baptisé Nations Presse.info dont le préambule introductif donne clairement le ton : « Dotée d’un réseau de correspondants, non seulement sur l’ensemble du territoire national, mais aussi sur notre continent européen et au-delà, Nations Presse Info a la ferme volonté de promouvoir au sein de la Mouvance nationale, une réappropriation de l’information au quotidien, débarrassée de carcans idéologiques et philosophiques antinationaux ».

Derrière les retouches cosmétiques

Pourtant, dans cette stratégie de respectabilité, c’est le Front National lui-même qui est son propre ennemi. Malgré les débauches d’effort pour apparaître comme un parti « normal », le FN vit régulièrement à ses dépens le célèbre adage : « Chassez le naturel, il revient au galop ». Lors du drame atroce d’Utoya en Norvège, Jean-Marie Le Pen n’a pas été le seul à déborder du cadre dans lequel sa fille aimerait mouler l’appareil. Haut cadre du FN et conseiller de Marine Le Pen, Laurent Ozon n’a pas hésité à publier sur son fil Twitter ce qu’il fallait voir dans cet attentat : «Expliquer le drame d’Oslo : explosion de l’immigration : [multipliée par six] entre 1970 et 2009 » soit une « corrélation positive » avec les « tensions intercommunautaires en Norvège », déclenchant ainsi un tollé d’indignation.

Le fil Twitter de Laurent Ozon à propos d’Oslo (capture Rue89)

Sur le même sujet, Jacques Coutela, membre du Front National a été encore plus loin.  Sur son blog baptisé «La valise ou le cercueil » (sic !), le militant frontiste a posté un hommage (supprimé par la suite) à Anders Breivik présenté comme un « résistant », « une icône », « le premier défenseur de l’Occident », ou encore un «Charles Martel 2 ». Quelques jours plus tard, l’impétrant récidive en écrivant cette qu’Anders Breivik n’était pas« une icône, mais simplement un visionnaire face à la montée de l’islamisation de l’Europe ».

Or, le Front National n’en finit pas d’accumuler les dérapages au fil du temps. Ainsi en avril 2011, Marine Le Pen a dû exclure le conseiller régional Alexandre Gabriac après que des photos le montant en train de faire le salut nazi aient circulé publiquement. Plus récemment, deux autres élus FN ont posé problème. Candidat aux dernières cantonales à Reims, Thierry Maillard se voit reprocher la création d’une affiche électorale ayant repris la photo d’un adolescent blond des jeunesses hitlériennes. Conseiller municipal à Vénissieux, Yvan Benedetti n’a pas hésité à se déclarer « antisioniste, antisémite et antijuif » devant des étudiants en journalisme. Et la liste est loin d’être close.

Autant dire le plan com’ de réhabilitation du Front National aura bien du mal à oublier le code génétique d’un parti dont la xénophobie a toujours été le fonds de commerce. Il conviendrait simplement que cela soit un peu plus souvent rappelé et remis dans le contexte plutôt que de se contenter de faire de Marine Le Pen, une égérie médiatique.

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Billet initialement publié sous le titre “Le Pen vs. Le Pen ou l’impossible contorsion du Front National” sur le blog du Communicant 2.0

Illustrations: Hugo Passarello Luna (tous droits réservés, reproduction avec autorisation)

Capture d’écran site www.ideesnation.fr

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Le choc des révélations quand la crise éclate http://owni.fr/2011/04/26/tunnel-mont-blanc-choc-des-revelations-quand-la-crise-eclate/ http://owni.fr/2011/04/26/tunnel-mont-blanc-choc-des-revelations-quand-la-crise-eclate/#comments Tue, 26 Apr 2011 08:36:05 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=58706 Avez-vous remarqué qu’à chaque crise qui fait irruption dans les gros titres des médias, s’accompagne alors une inexorable litanie de révélations ? Auparavant reléguées dans le confortable placard poussiéreux des dossiers à oublier, les révélations s’emboîtent au fur et à mesure comme un puzzle qui prend enfin toute sa logique et assemble une image jusque-là morcelée.

Il suffit de piocher au hasard de l’actualité récente pour trouver ce type de résurgence chronique qui met alors violemment à jour une réalité longtemps confinée à l’abri des regards de la société civile. Ainsi, le récent désastre nucléaire de la centrale japonaise de Fukushima a-t-il mis en exergue dans la foulée du tsunami, l’impéritie de la société exploitante TEPCO. Laquelle n’en était pourtant pas à son premier coup d’éclat malheureux tant les casseroles traînées finissaient par rassembler à une batterie de cuisine. De même, en France l’affaire du Mediator et du laboratoire Servier a brutalement mis en pleine lumière des pratiques contestables dont de nombreuses personnes avaient connaissance depuis des décennies, sans jamais vraiment se donner les moyens d’en débattre ouvertement. A cet égard, la catastrophe meurtrière du tunnel du Mont-Blanc en 1999 constitue un autre exemple emblématique des mécanismes crisiques plus que jamais à l’œuvre aujourd’hui et dont les enseignements demeurent plus que jamais valables.

Quand la routine rassure le corps social

A chaque crise qui éclate, c’est désormais la même et systématique rengaine. Ils (pour désigner les élites, les puissants ou les décisionnaires) savaient et ne nous ont rien dit (nous étant la plèbe citoyenne). A chaque cortège de révélations qui s’ensuit, c’est alors la colère, la peur et la suspicion qui prédominent. Des émotions que les médias touillent avec plus ou moins de clarté au point de rendre la société hystérique et vulnérable comme l’évoquait un récent billet du Blog du Communicant 2.0. Surtout lorsque les sujets de crise s’amoncellent sans jamais s’arrêter !

Ulrich Beck, sociologue allemand et père de la notion de « société du risque » l’a parfaitement relevé dans son ouvrage éponyme :

Le monde n’est pas forcément devenu plus dangereux, mais c’est davantage la perte systématique de confiance qui donne aux consommateurs le sentiment de voir des risques partout. Moins il y a de confiance, plus il y a de risques. Plus on a conscience des risques, plus les marchés deviennent instables. Plus les marchés deviennent instables, plus grandissent les risques d’effet boomerang qui touchent tout le monde.

Et l’on pourrait ajouter : plus la tentation est grande d’occulter encore plus, puisque le vocable même de « risque » engendre des allergies éruptives insondables.

Or, ce comportement compulsif repose sur un maillon essentiel : l’absence de la révélation des enjeux initiaux. Une absence qui est précisément la clé d’un explosif quiproquo. Tant qu’un système fonctionne normalement, personne n’a guère conscience de ce qu’il est vraiment et de la façon exacte dont il marche. Chaque acteur n’a finalement qu’une vision parcellaire dudit système et s’en contente finalement aisément puisque ça marche. La quiétude sociale se traduit alors par un ensemble d’attitudes de routine que chaque individu adopte dans sa vie quotidienne à l’égard du système.

« Comment en est-on arrivé là ? »

C’est en quelque sorte une attitude passive fondée sur l’aspect habituel et familier. Aspect qui n’engendre par conséquent aucune interrogation majeure, ni inquiétude forte puisque tout est conforme à l’habitude et que rien ne change. La quiétude ambiante est à la normalité sociale ce que le silence des organes est à la santé humaine. Si aucun symptôme ne se manifeste, c’est le signe évident que nous respirons la forme et que notre santé est resplendissante. C’est ainsi que fonctionne et s’autorégule la dynamique de la confiance sociale. A une nuance près, c’est que la quiétude n’est pas un état acquis de la société.

Quand quelque chose se dérègle soudainement alors que l’on se sentait à l’abri, l’angoisse s’empare immédiatement de nous. Sous la pression de changements brusques ou évolutifs, la quiétude peut se déliter rapidement ou progressivement selon la pression et l’impact de l’événement déstabilisant qui survient. Une pression et un impact qui conduisent aussitôt à réévaluer et revisiter cette « confiance » qui régnait jusqu’alors et dans laquelle nous éprouvions un sentiment de sécurité. La rupture de l’état de quiétude instille dès lors le doute sur la confiance sociale.

Dès qu’une crise survient, l’antienne « comment en est-on arrivé là ? » enclenche une recherche de causalité. L’axiome « si c’est arrivé, c’est que c’était prévisible » devient le mètre-étalon des interrogations et très vite, il convient donc de trouver des explications, des justifications, des coupables (solvables de préférence) afin d’obtenir réparation et restauration si possible de la quiétude perdue. Quel que soit le domaine d’activité concerné, une crise qui éclate obéit quasi automatiquement à ces ressorts.

La crise est en fait ni plus ni moins le choc de ces révélations qu’on avait refusées de voir ou qu’on avait simplement cachées au plus grand nombre. A l’image de la poussière paresseusement dissimulée sous le tapis pour gagner quelques minutes supplémentaires de balayage mais qui finit au cours du temps par s’accumuler pour former une bosse dans laquelle un jour, on se prend les pieds et on chute lourdement au sol !

Quand la quiétude mène à la catastrophe

Chacun garde en mémoire les images cauchemardesques de la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc survenue le 24 mars 1999. Bloquées dans leurs véhicules, 39 personnes périrent asphyxiées et carbonisées à cause d’un camion en panne et en flammes au beau milieu des voies de circulation. La fumée intensément opaque et la chaleur extrême dégagées par le brasier du semi-remorque empêchèrent les secours d’agir dans le tunnel pendant trois jours. Pourtant, dès le début de la catastrophe, l’attitude est encore à l’optimisme de circonstance. Sur l’instant, personne ne prend vraiment la mesure du drame qui est en train de se dérouler à l’intérieur du tunnel, comme s’il ne s’agissait que d’un accident banal de la circulation. Ainsi, le président de la société ATMB (Autoroute et Tunnel du Mont-Blanc) refuse de s’alarmer et déclare même aux journalistes accourus que « le tunnel est sûr, qu’il faut attendre et se garder de conclusions hâtives ». Après quelques heures, le pessimisme efface pourtant bien vite la sérénité initialement affichée quand des pompiers français qui ont tenté d’approcher le sinistre, établissent un premier bilan approximatif mais déjà préoccupant des victimes.

Lorsque l’incendie est enfin maîtrisé, la vérité éclate crûment. Le bilan humain est très lourd et les premières accusations sur l’absence de sécurité du tunnel tombent dru. Un pompier à la retraite confesse dès le lendemain aux caméras de télévision : « On  leur avait dit : un jour vous allez avoir un drame. Personne n’était formé pour  intervenir sur un gros sinistre ». Il aura donc fallu un accident apocalyptique pour soudainement briser la quiétude qui prévalait tant bien que mal autour du tunnel depuis son ouverture en 1965. En dépit du trafic routier qui a bondi de 1.600 véhicules par jour dont 120 camions en 1967 à 3.267 véhicules légers et 2.128 poids lourds en 1998, aucune des deux sociétés française et italienne co-gestionnaires du tunnel du Mont-Blanc ne se préoccupaient vraiment de la sécurité du tunnel, se satisfaisant çà ou là de quelques aménagements.

Pourtant, l’acte de concession du tunnel et le cahier des charges imposées aux sociétés étaient sans ambages sur le sujet avant même que le tunnel ne soit mis en service en 1965 : « La convention franco-italienne du 4 mars 1953, l’acte de concession et le cahier des charges du 7 juillet 1959, fixent le rôle des concessionnaires en matière d’exploitation et de sécurité, les deux étant naturellement liées (…). Ils précisent les obligations de chaque société en matière d’exploitation et de sécurité. L’article 16 du cahier des charges stipule que le concessionnaire établira et soumettra à l’approbation les dispositifs qu’il prévoit pour limiter autant que possible les dangers résultant de l’incendie d’un véhicule dans le tunnel ». Tout est explicitement consigné comme le relève la commission d’enquête administrative conjointement constituée dans la foulée de la catastrophe par le Ministère de l’Intérieur et celui de l’Equipement, des Transports et du Logement.

Le piège se referme progressivement

Des signes avant-coureurs auraient pourtant pu changer la donne et inciter les responsables franco-italiens à se pencher plus attentivement sur ces questions. Les archives administratives des deux sociétés d’exploitation font en effet état de 32 accidents ayant entraîné au total 3 morts et 38 blessés depuis l’ouverture du tunnel. La quasi-totalité de ces accidents est due à des accidents de la circulation. Il est par ailleurs consigné dans ces mêmes documents que 15 incendies avaient été enregistrés dans le tunnel dont 12 à cause de poids lourds. Le plus important était alors celui du 11 janvier 1990 provoqué par le moteur en surchauffe d’un camion qui a fait deux blessés.

A la suite de cet incendie, la société française décide donc de construire tous les 600 mètres des refuges alimentés en air frais pressurisé ainsi que créer des niches d’incendie supplémentaires avec alimentation directe en eau. Parallèlement, les deux exploitants lancent des études pour des équipements de sécurité communs (détection automatique des incidents, gestion technique centralisée, mesure des distances entre véhicules) mais les projets restent la plupart du temps soit au stade de vœux pieux, soit inachevés dans les années qui suivent.

De leur côté, les autorités administratives françaises et italiennes vont également chercher de 1995 à 1999 à formaliser les conditions d’une coopération en matière de sécurité. La convention franco-italienne du 16 septembre 1992 (publiée par le décret du 11 août 1995) prévoit une assistance mutuelle . L’article 16 ouvre la possibilité d’accords ou d’arrangements particuliers de niveau local afin de régler les conditions d’intervention des différents secours français et italiens en cas d’accidents ou de catastrophes sur les aires du tunnel du Mont Blanc. Sur cette base juridique, un arrangement administratif est alors élaboré entre la préfecture de Haute Savoie et la Région autonome du Val d’Aoste. Le projet fixe notamment les conditions d’assistance et d’alerte entre le CODIS 74 (Centre Opérationnel Départemental d’Incendie et de Secours) et les sapeurs pompiers du Val d’Aoste. Bien qu’approuvé par les autorités locales et par les ministères de l’Intérieur français et italien, l’arrangement reste caduc, faute d’accord de la présidence du conseil italien en charge de la protection civile.

Les multiples rapports d’expertise montrent les véritables insuffisances

Le 24 mars 1999, le scénario est quasi identique à celui du 10 janvier 1990 sauf que cette fois-ci, les pompiers français se mettent en action plus tardivement et ne réussissent pas à atteindre le lieu du sinistre à cause d’une fumée particulièrement intense et d’une chaleur frisant les 1000° C. Un secouriste français succombera même pendant les opérations d’intervention tandis que côté italien, les pompiers sont également rapidement réduits à l’impuissance et doivent rebrousser chemin. Il faudra attendre trois jours pour que les secours puissent pénétrer sur le lieu même de la catastrophe et venir à bout de l’incendie.Une première analyse brute de la chronologie des faits pourrait donc laisser penser à une défaillance dans le délai de réaction des secours et leur imputer ainsi la responsabilité de l’ampleur de l’incendie. Les multiples rapports d’expertise déclenchés après la catastrophe ainsi que le procès du 31 janvier au 29 avril 2005 vont en fait révéler au grand jour les véritables insuffisances autour de la gestion du tunnel du Mont-Blanc depuis son ouverture officielle en 1965, et montrer que les enseignements n’ont jamais été vraiment tirés, en particulier lors de l’accident de janvier 1990.

Le premier dysfonctionnement est d’emblée attribué au mode de management initial du tunnel. Un mode de management pour le moins confus puisqu’il confie l’exploitation de l’ouvrage à deux sociétés publiques, une française (AMTB, Autoroute et Tunnel du Mont-Blanc) et une italienne (SITMB, Società Italiana per il Traforo del Monte Bianco) dont les dirigeants sont nommés par les hautes autorités politiques de chaque pays. Ce qui engendre assez vite des zones d’ombre sur les périmètres respectifs de responsabilité des uns et des autres pour chaque portion nationale du tunnel. Ces périmètres sont d’autant plus flous que les zones de responsabilité de chaque société (c’est à dire la moitié du tunnel sur laquelle porte chaque concession) ne coïncident pas avec la frontière géographique entre la France et l’Italie. La limite de concession pour la société française s’arrête au point kilométrique 5,8 alors que la frontière est au point 7,6.

Un détail qui aura une importance cruciale le 24 mars 1999 lorsque le camion à l’origine de l’incendie s’immobilise au point kilométrique 6,2, c’est à dire en zone d’exploitation et de sécurité relevant de la société italienne d’un point de vue technique mais en territoire français d’un point de vue géographique et administratif.

A toi, à moi … ou l’art de l’évitement

Au-delà des lourdeurs confuses de ce mode de management bicéphale, un capharnaüm règne également cette fois entre les acteurs français impliqués dans la sécurité du tunnel. Au début des années 70, l’ATMB prend l’initiative, ceci sans consulter quiconque, de créer sa propre structure d’intervention interne. Ce qui n’est pas sans déclencher une certaine émotion au sein des pouvoirs publics locaux et spécialement dans la commune de Chamonix pour laquelle la question de la sécurité du tunnel commence justement à être une préoccupation. L’ordre du jour du conseil municipal réuni le 31 mars 1972 examine en effet la responsabilité juridique du maire en cas d’incendie dans le tunnel. Il propose à cet effet que la mobilisation des pompiers communaux soit facilitée par la mise en place d’une ligne directe d’alarme ainsi que l’organisation conjointe d’exercices de lutte contre l’incendie entre les pompiers de Chamonix et ceux d’ATMB. Dans le même sens, le préfet de Haute Savoie adresse le 4 décembre 1972 une lettre au président de l’ATMB afin que soit organisé un exercice pratique mettant en œuvre l’ensemble des services de sécurité. Le directeur d’exploitation se borne à préciser qu’un pareil exercice requiert la fermeture du tunnel pour quelques heures et qu’il ne peut être par conséquent décidé uniquement par la seule société française. Résultat : deux exercices de simulation grandeur nature seulement sont organisées en 1975 et en 1989.

A cette pierre d’achoppement, s’ajoute également la question du financement du nouveau centre de secours de Chamonix que la municipalité souhaite implanter à proximité du tunnel au lieu qu’il soit situé en plein centre ville. La participation pécuniaire d’ATMB est sollicitée. Celle-ci décline et préfère investir sur ses propres équipements de sécurité.

Au-delà des conflits de personnes qui vont accroître le malaise entre les acteurs, le rapprochement des différentes équipes de sécurité s’avère d’autant plus impossible au quotidien que l’ATMB décide d’un mode de fonctionnement autonome pour sa structure d’intervention qui n’intègre ni les autorités publiques, ni les pompiers municipaux. Une mise à l’écart délibérée que confirmeront deux anciens pompiers entendus à la barre lors de l’audience du 1er mars 2005 du procès du tunnel du Mont-Blanc. De leur compte-rendu d’audition , il ressort que la société d’exploitation témoigne à leur égard, une totale absence de considération en les surnommant « les subordonnés » et en leur confiant uniquement le nettoyage et le plein de carburant des véhicules et des petits travaux d’entretien.

Lors de l’incendie de 1990, ces mêmes pompiers ont pourtant tenté de tirer la sonnette d’alarme en rédigeant des rapports administratifs où ils estiment que ce feu révèle les limites des moyens et de l’organisation de la lutte contre les incendies. Les dirigeants de l’ATMB passent outre et le responsable de la sécurité du tunnel leur rétorque :

Il y a 25 ans que le tunnel tourne, et il n’y a pas eu d’incident, il pourra bien encore fonctionner 25 ans. Le tunnel a été coulé « à l’eau bénite » et il faut compter avec la chance.

Preuve s’il en est que la révélation des enjeux était loin d’être une priorité pour les gestionnaires de la sécurité du tunnel.

Une commission de sécurité alibi

En dépit de la complexité juridique et opérationnelle autour de la gestion du tunnel, ainsi que des mauvais rapports entre autorités locales et dirigeants de l’ATMB, le sujet de la sécurité revient sur le tapis. En effet, peu de temps après la mise en service du tunnel, une commission intergouvernementale de contrôle est constituée le 1er mars 1966 par la France et l’Italie.

Outre le contrôle de l’exploitation et l’approbation des révisions des tarifs de péage, cette commission se voit donc confier un rôle de proposition en matière de réglementation de la circulation dans le tunnel et de transit des matières dangereuses. Elle est en plus chargée de contrôler l’exécution des travaux complémentaires nécessaires pour assurer une meilleure exploitation et une plus grande sécurité du tunnel.

L’instruction judiciaire menée à la suite de la catastrophe de 1999 va là aussi livrer une lecture édifiante du bilan des travaux de cette commission. Un bilan qui s’avère plutôt sommaire. Réunie une fois par an et présidée par un diplomate, la commission de contrôle comprend parmi ses membres, des fonctionnaires par ailleurs membres du conseil d’administration d’ATMB et de SITMB. Toutefois, mis à part la Direction Département de l’Équipement de Haute Savoie qui représente le préfet, aucun professionnel local de prévention ou de secours ne participe à la commission. Résultat: l’essentiel des discussions porte sur la révision annuelle des tarifs de péage, et sur la nécessité de garantir la règle de parité – recettes de péages et dépenses d’exploitation – entre les deux sociétés.

En revanche, il n’est pas prévu que les gros travaux de rénovation, de modernisation ou de sécurité entrent dans la règle de parité. Ils sont considérés à la charge de chaque société qui les programme selon ses propres priorités et avec ses propres choix techniques. Conséquence : la commission se bornera à mettre sur pied un groupe de travail sur le transport des matières dangereuses mais n’ira pas plus loin.

En coulisses, le drame se prépare

Côté ATMB, c’est aussi une toute autre histoire qui s’écrit année après année dans les coulisses du service de sécurité de l’ATMB comme le relate l’audience des responsables du dit service, le mercredi 9 mars 2005 au cours du procès . L’un d’entre eux admet aux juges mal connaître les équipements de signalisation existant à l’intérieur de l’ouvrage. Un second responsable revient quant à lui, sur les problèmes posés par la gestion de la distance entre les véhicules dans le tunnel. En cas de gros trafic, ceux-ci ont tendance à s’arrêter les uns derrière les autres et à créer des bouchons. Il souligne qu’il était conscient du caractère fondamental de ce problème en cas d’incendie mais que le contrôle et la sanction étaient très délicats à appliquer.

Enfin, le responsable en chef de la sécurité ajoute devant le président du tribunal que le système de contrôle de l’interdistance des véhicules existant avant 1999 avait été neutralisé car selon lui « les usagers s’amusant à faire s’allumer les panneaux lumineux associés au radar » sans qu’il ne se souvienne pour autant qui lui en a donné l’ordre. Un quatrième témoin ose apporter une explication à cette décision : « On court-circuitait les panneaux pour les laisser en fixe car le trafic était dense ». Explication confirmée par une cinquième personne qui reconnaît que « le dispositif clignotant était souvent mis en panne afin de ne pas ralentir le trafic. Parfois on envoyait des motards pour accélérer le trafic ». Interrogée sur la structure d’intervention mise en place par la société, cette même personne confesse alors :

Comme les pompiers professionnels ont démissionné les uns derrière les autres, on a fait appel à des péagistes, mais ceux-ci étaient peu et mal formés. Ils savaient dérouler les tuyaux, étaient plein de bonne volonté, mais ne connaissaient pas l’intérieur du tunnel. Ce personnel était plus une charge qu’une aide car il fallait prendre soin d’eux.

L’enquête confirme en effet la chute de l’effectif des pompiers professionnels tombé à deux. Cette chute préoccupante fut passée sous silence dans les divers rapports de sécurité d’ATMB.

A l’issue de trois mois de débats au procès et d’une instruction judiciaire préalable de 4 ans et 7 mois qui aura coûté plus de 3 millions d’euros à la collectivité, le verdict tombe. Des peines de 4 mois à 2 ans de prison avec sursis et des amendes de 1 500 à 15 000 euros sont majoritairement prononcées à l’encontre des différents prévenus. Si le constructeur du camion à l’origine de l’incendie a été relaxé, l’État français a été lui, condamné, au travers de la représentante du ministère de l’Équipement, à 6 mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende. Côté ATMB, le responsable de la sécurité du tunnel, écope de la plus grosse condamnation avec 30 mois de prison dont 6 mois fermes. A la fin du procès, le président du tribunal prononce les mots suivants : « La catastrophe aurait pu être évitée » avant d’ajouter en guise de conclusion qu’aujourd’hui : « les faits ne comportaient plus de zone d’ombre ».

Après la quiétude, les enjeux remontent

Le choc des révélations fait désormais son œuvre. Après l’incendie de mars 1999, le tunnel est fermé pendant trois ans pour entreprendre sa réhabilitation et sa modernisation. Un système informatisé centralisé des installations de sécurité est installé. Les niches et les abris de sécurité sont renforcés et élargis. Une galerie d’évacuation est aménagée sur toute la longueur du  tunnel. Enfin, un système de désenfumage creusé dans la roche assure l’extraction des gaz et quatre réservoirs alimentent les bouches à incendie du tunnel. Des équipes de secours sont présentes 24 heures sur 24 aux deux têtes et dans un local au  centre du tunnel.

Image Cofiroute

En France, une circulaire impose dès août 2000, la multiplication des refuges, l’amélioration de la signalétique et des exercices annuels de sécurité dans les 110 tunnels de plus de 300 mètres de long que compte le territoire français. Certaines collectivités locales ont même entamé – pour les tunnels qui dépendent d’elles – une mise en conformité sur les mêmes bases. C’est le cas du département du Rhône pour les tunnels du périphérique lyonnais. Enfin, la France crée également à Bron (Rhône) un premier centre pour former les personnels exerçant dans les tunnels puis un second centre d’entraînement de lutte contre les incendies dans les tunnels (unique en Europe).  Lequel ouvre ses portes en avril 2002 au Fréjus en Savoie.

Pour autant, il va falloir encore deux catastrophes similaires en Europe pour que les instances de Bruxelles se soucient à leur tour de la sécurité des tunnels. Le 29 mai 1999, un nouvel incendie éclate dans le tunnel du Tauern en Autriche suite à une collision en chaîne entre un camion et des voitures. Il provoque la mort de 12 personnes. Deux ans plus tard, le 24 octobre, le scénario se renouvelle dans le tunnel du Gothard en Suisse où un feu se déclenche après que deux poids lourds se soient heurtés frontalement. Le macabre bilan est cette fois de 11 morts. Deux drames qui conduisent à l’adoption de la directive européenne du 29 avril 2004, qui s’inspire fortement de la circulaire française de 2000.

La peur du tunnel fait tâche d’huile dans l’opinion

Dans l’opinion publique, tous les enjeux liés à la gestion des tunnels remontent à la surface. C’est d’abord la controverse entre le transport des marchandises par la route et le ferroutage (solution qui consiste à embarquer des camions sur des trains) qui s’envenime alors même que le volume du fret qui traverse les Alpes ne cesse de grimper annuellement, de 98 millions de tonnes en 2005 contre 58 millions en 1985. Un chiffre qui est appelé à encore progresser d’ici 2011 avec 232 millions de tonnes de fret. L’idée du ferroutage n’est pas novatrice en soi puisque dès mars 1993, la France et l’Italie envisageaient déjà la possibilité d’une liaison ferroviaire Lyon-Turin où les remorques des camions seraient chargées sur des wagons entre les deux villes pour limiter les déplacements de camions. Ce projet était même inscrit sur la liste des grands travaux européens en 1994. Mais c’est seulement après la catastrophe du Mont-Blanc que le problème du financement de ce projet est vraiment déclaré prioritaire par l’Union Européenne. Il va nécessiter le percement d’un tunnel de 52 km de long entre la France et l’Italie. Le coût  total de la liaison est estimé à 12,5 milliards d’euros et la fin des travaux  est prévue à l’horizon 2015-2018.

Le drame du Mont-Blanc a aussi mobilisé les communautés locales. Les habitants de la vallée de Chamonix ont particulièrement apprécié les trois années sans camion au moment de la fermeture et de la reconstruction du tunnel. Le report du trafic routier sur le tunnel du Fréjus qui a doublé par ricochet pendant cette période, a en revanche provoqué la colère des habitants de la vallée de la Maurienne. Mais dans les deux cas, les questions environnementales ont pris une ampleur qu’elles n’avaient jamais eue jusqu’alors. Aujourd’hui, des comités locaux continuent de se battre pour tenter de diminuer le trafic des semi-remorques dans leurs vallées respectives.

Il suffit d’un nouvel accident pour que la controverse enregistre à nouveau un pic de tension. Ce fut le cas le 6 juin 2005 dans le tunnel du Fréjus lorsqu’un camion slovaque transportant des pneumatiques s’est enflammé et causé la mort des deux chauffeurs. Le tunnel est aussitôt fermé et la circulation des camions temporairement déviée dans la vallée de Chamonix. Une décision qui déclenche illico la colère de l’Association pour le respect du site du Mont-Blanc (ARSMB) qui estime dans un communiqué de presse que « des seuils critiques de pollution avaient déjà été atteints avant cette augmentation prévisible du trafic ».

Le tunnel de raccordement de l'A86 autour de Paris fut l'objet d'intenses controverses

Aujourd’hui, le traumatisme laissé par la catastrophe du Mont-Blanc est loin d’être résorbé. Il est même devenu l’exemple de référence pour quiconque cherche à s’opposer à chaque nouveau projet de tunnel. Ce fut le cas du chantier concernant le bouclage de l’autoroute A86 qui contourne Paris. Dès le démarrage de l’enquête d’utilité publique en 1995 pour la construction d’un tunnel routier d’une dizaine de kilomètres dans l’Ouest parisien pour achever le raccordement des tronçons existants, une association locale de riverains, l’Union des Amis de Vaucresson, a affiché son hostilité résolue aux solutions techniques envisagées par la société Cofiroute en charge des travaux de réalisation.

Une deuxième association, le Groupement des Associations de l’Ouest Parisien (Galop), dépose même un recours le 28 janvier 2000 devant le Conseil d’Etat en arguant que l’Etat n’a pas tiré les leçons du tunnel du Mont-Blanc et aurait dû prolonger la consultation au seul regard du principe de précaution . Une pétition est même lancée via un site Internet et rassemble la signature de plusieurs municipalités et divers collectifs du département des Hauts-de-Seine. La page d’accueil du site donne le ton pour l’internaute qui s’y rend. S’appuyant sur des extraits de rapports officiels, elle affiche des statistiques inquiétantes et met en exergue le bilan meurtrier du tunnel du Mont-Blanc.

Tout au long du chantier, les controverses n’ont pas manqué entre le constructeur Cofiroute et l’association Galop. Comme par exemple celle qui a porté sur la hauteur de plafond du futur tunnel qui ne dépasse pas 2,55 mètres, interdisant de fait la circulation des camions et des véhicules ayant une garde au sol élevée ou une galerie. Le président de l’association dénonce cette conception :

Imaginez vous en train de rouler sur 10 kilomètres à 70 kilomètres à l’heure dans un boyau pas plus haut que votre salle à manger. Mieux vaut ne pas être claustrophobe !

Par la voix de son directeur du marketing, Cofiroute réplique en soulignant les efforts consentis en matière d’aménagement « pour donner un sentiment de confort et de zen » avec des lumières tamisées, des panneaux de signalisation et une chaussée de couleur beige. Le directeur de projet du tunnel estime quant à lui que Cofiroute est allé au-delà des mesures de sécurité imposées depuis le drame du Mont-Blanc avec une douzaine de sas d’évacuation, des refuges tous les 200 mètres, un système d’aération sophistiqué, des caméras de surveillance et de contrôle de la vitesse ainsi que … des véhicules de secours spécialement adaptés au tunnel. Un point qui chagrine un docteur du Samu des Hauts-de-Seine en cas d’accident à l’intérieur du tunnel : « les délais d’intervention seront plus longs parce qu’il nous faudra changer de véhicule » entre l’extérieur et l’intérieur du tunnel. Ouvert depuis 2009, on ne déplore pour l’instant aucun incident grave.

Conclusion – Petite géologie de la crise

Le tunnel est à nouveau en service mais a-t-on vraiment appris ?

La catastrophe du tunnel du Mont-Blanc constitue un exemple symptomatique d’absence de révélation des enjeux. Absence qui conduit tôt ou tard à une crise majeure aux répercussions souvent durables. La crise est en fait une pathologie ancienne qui trouve précisément ses racines dans cette occultation initiale de la révélation des enjeux auprès des acteurs impliqués.

Tant que le changement n’est pas palpable, tant que la routine n’est pas perturbée, la quiétude sociale n’est pas affectée et chacun vaque à ses occupations, avec ses croyances, ses valeurs et par conséquent sans inquiétude notable. En façade, la quiétude sociale perdure tandis qu’en coulisses, les lézardes et les fissures commencent leur travail de sape. Un peu à l’image d’un gravillon qui fendille légèrement un pare-brise jusqu’au jour où, faute d’avoir procédé au remplacement de ce dernier, il explose soudainement lors d’un énième impact ou sous le coup d’une forte chaleur pour entraîner parfois de redoutables conséquences.

Une fois répandue au grand jour, la crise fait alors brutalement découvrir un système dans sa globalité de son fonctionnement et de ses dysfonctionnements, voire au-delà. Il aura souvent suffi d’un facteur déclencheur impromptu pour tout accélérer brutalement, réactiver des mécanismes anciens et générer des décalages avec au bout du compte une crise durable et aléatoire ainsi qu’un renversement ontologique des valeurs qui présidaient jusqu’alors à la quiétude sociale.

A travers une démarche permanente de questionnement et de dialogue sur les risques comme l’approche cindynique le propose, le repérage des signes précurseurs autour du tunnel du Mont-Blanc aurait sans doute pu empêcher le drame qui a coûté la vie à 39 personnes et éviter que par la suite, tout nouveau projet de tunnel ne suscite immédiatement une levée de bouclier au nom d’une confiance désormais rompue par le drame du Mont-Blanc. Encore faut-il avoir la volonté d’être en posture d’entendre les alertes, de les interpréter, de mener les actions et les changements nécessaires et d’éviter ainsi la rupture de confiance qu’une crise engendre inévitablement. Additionner les angles de vision peut aider à éviter bien des crises.


Article initialement publié sur le blog du communicant 2.0

Photos flickr CC Abarth500 ; Kevin Brennan ; Mammaoca2008 ; Thomas Hawk

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Tea Party & Sarah Palin: une infusion de com’ saveur réac http://owni.fr/2010/11/17/tea-party-sarah-palin-infusion-de-communication-saveur-reac/ http://owni.fr/2010/11/17/tea-party-sarah-palin-infusion-de-communication-saveur-reac/#comments Wed, 17 Nov 2010 14:53:27 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=35948 Cette percée fulgurante du Tea Party qui bouscule les lignes politiques conventionnelles, repose sur une communication binaire surfant volontiers sur un détonnant cocktail où les peurs sociétales de l’Amérique profonde s’entremêlent aux valeurs ancestrales des Pères Pèlerins, fondateurs de la Nation américaine.

Difficile aujourd’hui de prédire si le Tea Party relève de la bouilloire contestataire sans véritable lendemain ou si au contraire, cette décoction populiste va continuer à infuser dans une opinion publique américaine chauffée à blanc par la récusation des élites et la crise financière. Décryptage d’un phénomène politico-médiatique aux idées courtes mais aux longs effets de traîne que réseaux sociaux et postures communicantes chocs sèment à tout vent. Avec en embuscade depuis son Grand Nord sauvage, une Sarah Palin revigorée et sans complexes pour lancer une OPA sur le Tea Party et se positionner pour 2012.

Les pionniers du Tea Party débarquent

Si le site officiel du Tea Party attribue la paternité du mouvement à un ancien Marines de carrière dénommé Dale Robertson, force est de constater que cette figure tutélaire affichée s’est pourtant diluée au profit de personnages nettement plus marquants. Lors de la campagne électorale de mi-mandat qui vient de s’achever début novembre, Dale Robertson a été largement éclipsé par une flopée de candidats « grassroots » qui ont fait le miel des médias en mal de portraits croustillants.

Signe des temps numériques ou pas, les militants du Tea Party décernent plutôt l’acte fondateur du Tea Party à une blogueuse implantée à Seattle, ville berceau d’entreprises américaines aussi mythiques que Boeing, Microsoft, Starbucks et Amazon et surtout qualifiée de « Mecque des libéraux radicaux » dans la bouche dédaigneuse des conservateurs les plus durs. Bien que la « marque » Tea Party soit en réalité apparue dans la foulée de la crise financière de 2008, la légende retient prioritairement le nom de Keli Carender comme étant l’instigatrice qui a provoqué la véritable étincelle de l’écho médiatique dont jouit aujourd’hui le mouvement.

Énervée par le « stimulus package » de Barack Obama, un plan visant à injecter 787 milliards de dollars pour redynamiser l’économie américaine en berne, elle ouvre un blog en janvier 2009 pour faire entendre son opposition virulente. Sur ce blog, elle se présente sous les traits masquées d’une super-héroïne prénommée Liberty Belle qui « ne veut pas s’asseoir oisivement à regarder les sociaux-démocrates, les socialistes ou les communistes essayer de dominer ce pays ».

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le ton est donné. Le mois suivant, elle s’empare de l’emblème Tea Party, lance un appel à la mobilisation et réussit à faire descendre dans la rue 120 personnes. Fière de son coup d’essai, elle enfonce le clou à plusieurs reprises à travers son blog. Six semaines plus tard, 1200 personnes se rassemblent pour sa Tax Day Tea Party à Seattle.

Son initiative rencontre d’autant plus d’écho qu’en février 2009, l’ascension médiatico-politique du Tea Party bénéficie d’un effet d’aubaine amplificateur non négligeable. Peu de temps après la première manifestation de Seattle, un journaliste TV, Rick Santelli, s’égosille en direct sur CNBC le 19 février 2009 contre la décision du Président des États-Unis de consacrer 75 milliards de dollars pour venir en aide aux propriétaires croulant sous les dettes et les saisies d’huissiers. Pour contester ce qu’il estime être une dilapidation de l’argent du contribuable, il suggère l’idée d’organiser une « Tea Party » à Chicago. La vidéo publiée dans la foulée sur YouTube, rencontre aussitôt un succès phénoménal. La légende du Tea Party est en marche !

« Tea Party » ou le code génétique de l’Amérique

Dans la conscience collective nationale, l’épisode haut en couleurs du Tea Party de Boston constitue un puissant et magnétique référent culturel et patriotique au même titre que l’exécution de Louis XVI en France qui précipita la chute de la royauté française en 1789. En d’autres termes, la « Boston Tea Party » est indéfectiblement enchâssée dans l’ADN de l’Amérique des Pères Fondateurs. Cette page glorieuse est en effet le premier acte de désobéissance civile de l’embryonnaire nation américaine à l’égard de la tutelle royale anglaise.

En 1773, une soixantaine de Bostoniens grimés en Indiens grimpèrent à bord de trois bateaux de la Couronne britannique mouillant dans le port de la ville et jetèrent par-dessus bord les cargaisons de thé. Objectif : protester contre les taxes imposées par la monarchie anglaise aux 13 colonies d’Amérique du Nord. Cette contestation marquera le coup d’envoi de la Révolution américaine, un conflit armé au cours duquel l’Amérique de George Washington déclarera son indépendance en 1776 avant de parvenir à se la voir définitivement accordée par Londres en 1783.

De ce fait saillant de l’Histoire de la bannière étoilée, les supporters du Tea Party en tirent aujourd’hui un argument instaurateur pour revenir aux fondamentaux de l’identité unitaire américaine dont à leurs yeux, la nation contemporaine (surtout celle de Barack Obama !) s’est bien trop éloignée. Les mêmes oublient un peu vite au passage que cette même nation américaine a pourtant accouché dans la douleur et dans le sang.

Les divergences philosophiques profondes et des conflits meurtriers ont été légion comme la célèbre Guerre de Sécession où s’affrontèrent les Nordistes, tenants d’une nation fédéraliste avec un État fort et les Sudistes, partisans d’une nation confédérale avec un État réduit à son strict minimum. Aujourd’hui encore, ces lignes de fracture perdurent dans les mentalités et se retrouvent d’ailleurs dans la hargne du Tea Party envers le pouvoir central de Washington et l’administration Obama.

En dépit de ces contradictions sous-jacentes mais opportunément mises sous le boisseau, le Tea Party déroule une symbolique magnifiée qui emprunte très abondamment à l’époque des insurgés américains. À chaque manifestation d’envergure, les supporters du Tea Party n’hésitent pas à ressortir des placards de l’Histoire, les tricornes, les perruques et les redingotes des insurgés des 13 colonies de la Nouvelle-Angleterre. Sans complexes, ils rejouent la scène version 2010 sous l’œil gourmand des médias trop ravis de saisir des images clinquantes à mi-chemin entre la fresque historique farfelue et le bal masqué de mauvais goût.

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« Tea Party » ou la marque de la vraie Amérique

Décorum plouc ou pas, les sympathisants n’ont qu’une obsession en tête lors de leurs rassemblements : établir le nom de Tea Party comme le label exclusif de l’Amérique authentique. À cet égard, la dénomination « Tea Party » fonctionne aujourd’hui véritablement comme le principe marketing de la marque ombrelle bien connu dans l’univers des biens de grande consommation. Ce principe permet de cautionner des déclinaisons de produits en les adossant à une marque puissante et notoire et ainsi de leur faire bénéficier de l’estampille rassurante de la marque mère.

Depuis 2009, le mouvement du Tea Party a ainsi essaimé sur tout le territoire américain. Si les dénominations varient selon les villes et les États, toutes revendiquent et accolent en revanche la mention « Tea Party » comme un sceau validant leur combat. Une marque qui dispose même de sa boutique de merchandising en ligne dans laquelle tout militant peut afficher ses sympathies envers le Tea Party.

Un roadshow contestataire né en Californie pour s’achever sur la côte Est dans le New Hampshire se baptise par exemple « Tea Party Express ». À Nashville dans le Tennessee, un groupe se désigne sous le nom de « Tea Party Nation » pour faire entendre son attachement au 2ème amendement de la Constitution (à savoir le droit de chaque citoyen de porter des armes). À Chicago, un « Tea Party Patriots » se forme pour pousser plus haut et plus fort le cri de colère du journaliste de CNBC, Rick Santelli.

Un autre groupe, émanation de l’ex-milice anti-immigration du Minutemen Project, se qualifie de « 1776 Tea Party » pour défendre Dieu et la Nation. L’association ResistNet reprend à son compte le sigle Tea Party pour appeler à la résistance contre la propagation du socialisme à travers les réseaux numériques. Une autre intitulée « White Plains Tea Party » entend faire tomber les élus d’un comté de l’État de New York au motif qu’ils ont oublié les fondamentaux constitutionnels. Et ainsi de suite à travers les USA.

Au total, près de 750 groupes agrègent et catalysent les mouvements d’humeur du Tea Party jusqu’au 15 avril 2009, date butoir qui marque le paiement des impôts pour les contribuables américains et par la même, une échéance métaphorique pour le mouvement de grogne. Avec un point d’orgue qui intervient le 12 septembre 2009 à Washington où une immense manifestation baptisée « Taxpayer March » fait converger des milliers de « tea partiers » en provenance de tous les États-Unis.

Tryptique basique pour citoyens excédés : Drapeau, Dollar et Dieu

Si le Tea Party a rallié autant de supporters sur le territoire américain, c’est parce que le mouvement ne s’embarrasse guère de circonvolutions oratoires pour frapper au cœur et convaincre son auditoire. Les arguments sont en règle générale basiques. Ils parlent de manière simpliste mais terriblement efficace des maux complexes de la nation à des Américains majoritairement blancs, souvent chrétiens convaincus, défenseurs en diable des valeurs familiales et patriotiques les plus strictes et plus étonnant, plutôt éduqués et aisés financièrement comme l’a révélé une enquête démographique du New York Times en avril 2010. Au final, leur poids est estimé à 18% de l’électorat américain.

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Le fonds de commerce argumentaire du Tea Party repose sur trois piliers indissociables qu’on pourrait résumer en trois mots-clés :

  • Drapeau ou haro sur le pouvoir central ! Les discours s’inspirent largement de la veine antifédéraliste qui avait combattu (en vain) la rédaction de la Constitution de Philadelphie en 1787 au motif qu’un pareil texte serait attentatoire à la liberté individuelle de chaque citoyen américain. Lois fédérales et élites politiciennes de Washington sont conspuées à longueur de temps pour avoir souillé les valeurs fondatrices du pays. Si les Républicains en prennent au passage pour leur grade, accusés d’avoir bradé leurs principes, c’est surtout Barack Obama qui cristallise les haines au point d’être dépeint régulièrement en dictateur sous les traits de Staline ou d’Hitler.
  • Dollar ou stop aux impôts ! C’est sans nul doute l’épine dorsale du Tea Party même si tous les militants ne l’admettent pas aussi ouvertement. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont l’impression d’être toujours les cochons de payants pour le sauvetage des banques frappées par la crise financière, l’aide aux chômeurs jugés fainéants et au final, l’impossible renflouement de l’abyssale dette publique. Pas étonnant qu’ils soient aussitôt montés en première ligne pour combattre le projet de réforme du système de santé américain entrepris par l’administration Obama début 2010. Un projet qu’ils qualifient de socialiste, voire de soviétisation de la société américaine.
  • Dieu ou retour aux principes chrétiens des Pères fondateurs. La référence à la chrétienté est récurrente dans les discours du Tea Party. Mais au-delà des convictions religieuses, elle sert aussi à plus ou moins « habiller » d’autres combats troubles contre l’immigration noire, asiatique et latino, contre les médias jugés trop gauchisants pour la plupart et contre l’islam qui attaque et envahit subrepticement l’Amérique. Là encore, c’est le président Obama qui sert de cible défouloir où il est qualifié de « Mau-Mau kenyan crypto-musulman ».

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Avec le Tea Party, les contre-vérités et les inventions à grosses mailles se ramassent à la pelle. Mais qu’importe, les militants trouvent là un exutoire réconfortant à leur colère et leur angoisse. Exemple pioché parmi les nombreuses affirmations du Tea Party : la loi sur la réforme du système de santé. Pour mobiliser, le Tea Party a alors prétexté que des « death panels » dirigés par des médecins bureaucrates allaient être mis en place pour euthanasier les personnes âgées si les ressources budgétaires pour les soins médicaux le requièrent !

Cet été toutefois, le Tea Party s’est efforcé de gagner un peu en consistance et d’étoffer sa rhétorique militante. Il s’est notamment doté d’un programme intitulé « Contract From America » qui repose sur 10 points clés devant impérativement structurer l’action publique de tout élu. À ce jour, le site Web spécialement dédié claironne avoir obtenu plus de 300 signatures de candidats et d’élus.

Poujadisme concentrique à la sauce américaine

À la différence des mastodontes antédiluviens de la vie politique américaine que sont l’éléphant républicain et l’âne démocrate, le Tea Party n’est pas à proprement parler un parti structuré comme tel mais plutôt un amalgame de contestataires en butte à l’oligarchie traditionnelle constituée par les Démocrates et les Républicains. Pour autant et fort de ses arguments massue, il opère çà et là des brèches qui bousculent les rentes politiques locales.

Une particularité de ce mouvement spontané et virulent est qu’il se déploie par capillarité sur tout le territoire. Soit en générant des boutures locales se réclamant ouvertement du Tea Party et griffées comme telles, soit en en bénéficiant du support logistique et financier de think tanks privés aux idées cousines comme par exemple, Americans for Tax Reform, Regular Folks United, Americans for Prosperity ou encore Freedom Works. Réservoirs à idées qui établissent en outre de nombreuses passerelles programmatiques avec l’aile dure des Républicains. Cette approche idéologique concentrique ne repose pas sur les épaules d’un leader charismatique mais se décline au contraire par le truchement de personnalités engagées et suscitant très facilement le buzz médiatique avec des déclarations à l’emporte-pièce.

C’est le cas par exemple de Christine O’Donnell, candidate malheureuse au Sénat dans l’État du Delaware. Sous des airs d’oie blanche un peu nunuche, elle a pourtant vite focalisé l’attention sur elle autour de deux phrases simplissimes mais séduisantes pour l’Américain blanc moyen : « I am You » et « Je n’ai pas fait Yale ».

Elle a gagné encore un peu plus en bruit médiatique en affichant pendant sa campagne électorale, son aversion avérée de la masturbation parce que synonyme d’adultère selon elle. Une notoriété à peine ternie lorsqu’une télé américaine exhume une vidéo de 1999 où elle racontait ses prestations de sorcellerie sur un autel satanique durant sa jeunesse !

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Quasiment partout, le Tea Party excelle dans l’art de confier ses couleurs à des candidats particulièrement clivants et ne reculant devant aucune déclaration tapageuse. Autre exemple dans le Nevada avec Sharron Angle (également vaincue dans sa tentative sénatoriale). Dans un même élan, elle appelle au boycott des Nations Unies qu’elle qualifie de « bastions gauchistes », affirme que la loi islamique de la charia doit être boutée des États-Unis car déjà en vigueur dans certains comtés et gaffe pour finir en confondant des écoliers latinos avec des écoliers asiatiques lors d’une visite dans un établissement scolaire.

Dans un registre quasi identique, Carl Paladino (battu lui aussi pour le poste de gouverneur de l’Etat de New York) a fait très fort au point de longtemps menacer dans les sondages son adversaire démocrate. Surnommé « Crazy Carl », l’ex-promoteur est parti en croisade contre la construction d’une mosquée sur les lieux même de Ground Zero où se sont écroulées les tours jumelles du World Trade Center, a étrillé la communauté gay en estimant « qu’il n’y a pas de quoi être fier quand on est un homosexuel dysfonctionnel. Ce n’est pas la façon dont Dieu nous a créé » avant de matraquer un adversaire politique en le traitant de « Hitler » et d’« Antéchrist »

Quand le Tea Party tisse sa Toile

En soi, les courants droitiers extrémistes et populistes ont toujours traversé chroniquement la scène politique américaine. Ils ont notamment nourri idéologiquement la campagne victorieuse de Ronald Reagan en 1980 ou celle échouée de Ross Perot en 1992. Pour autant, ils ne sont jamais réellement parvenus à décrocher une visibilité forte sur l’échiquier politique américain.

À la différence de ses précurseurs, le Tea Party jouit en revanche d’une viralisation et d’une médiatisation hors pair de ses idées. Pour vite émerger, le mouvement a su habilement combiner un activisme digital sans relâche sur Internet avec quelques puissants relais médiatiques au premier rang desquels figure la chaîne de télévision ultraconservatrice Fox News.

C’est d’abord sur le Web que le Tea Party a mené ses premières incursions militantes. À la suite de la blogueuse Keli Carender, une myriade de sites, blogs et autres plateformes militantes a champignonné sur Internet pour recruter de nouveaux adhérents et opérer un harcèlement numérique de grande ampleur auprès des élus républicains et démocrates.

Le site-blog de Freedom Works est particulièrement emblématique de cette capacité du Tea Party à s’emparer du levier d’influence que constitue le Web 2.0. Le site a notamment établi une cartographie exhaustive des candidats en lice pour le Tea Party. Il offre aux sympathisants la possibilité d’interagir avec eux et les noter en fonction de leur implication dans la campagne pour pousser les idées de Tea Party.

Dans la même optique mais à l’adresse cette fois des candidats sortants, le site Freedom Works propose des modèles de courriels sur différentes thématiques sensibles pour inonder les boîtes des élus, le tout étant mis à jour quotidiennement avec des graphiques, des courbes d’audience et des compteurs montrant la progression in situ des idées de Tea Party.

Rien n’est laissé au hasard. Chaque espace numérique est occupé comme il se doit. Sur YouTube par exemple, Tea Party s’est doté d’une chaîne intitulée « Tea Party Movie » qui retrace en images les différentes marches et meetings électoraux sur le territoire américain. Enfin, chaque site renvoie à d’autres sites de la même obédience constituant ainsi un maillage incroyablement dense dans lequel le militant peut largement trouver de quoi étayer ses convictions.

Les militants sont de surcroît vivement encouragés à s’emparer de tous les outils électroniques qui sont à leur portée. Un reportage d’Hélène Vissière, correspondante aux États-Unis du magazine Le Point, raconte ainsi un meeting électoral qui se double d’une séance de formation intensive aux médias sociaux où l’on enseigne l’usage de Twitter ou encore l’entrisme éditorial sur Wikipedia pour orienter les définitions sur des sujets sensibles et chers au Tea Party.

Quand les médias prêtent leur porte-voix

Si Tea Party s’est taillé un inexpugnable bastion numérique, ce dernier n’aurait probablement guère pu dépasser les bornes du Web si des relais médiatiques classiques puissants n’avaient pas prêté leur concours et relayé à plus grande échelle. La stratégie médiatique de Tea Party a donc consisté à investir les tribunes d’expression que sont les stations de radio et les journaux locaux. Jugée gauchiste irrécupérable et de mèche avec les élites politiques, la presse nationale a en revanche été largement boycottée, exceptée la chaîne TV Fox News connue pour ses engagements droitiers musclés.

Sur cette chaîne détenue par le magnat de la presse Rupert Murdoch, un homme est particulièrement à la pointe de la lutte pour le conservatisme. Il s’agit du polémiste et animateur Glenn Beck. Inlassable pourfendeur des adversaires du conservatisme, l’homme multiplie les interventions et les talk-shows dans les radios, sur les sites Web. En parallèle, il écrit dans le magazine mensuel Fusion et a déjà publié six livres brûlots. Mais c’est véritablement sur Fox News qu’il fait le plus parler la poudre argumentaire avec une émission intitulée « les vendredis des fondateurs ».

Dans ce programme, il donne libre cours à sa réinterprétation personnelle de l’histoire des États-Unis pour mieux asséner ses convictions militantes. Ainsi, il n’a pas hésité à se réapproprier à sa sauce le symbole de la célèbre marche de Martin Luther King sur Washington en août 1962 pour dérouler la sienne 47 ans plus tard dans la même ville mais cette fois tout à la gloire des militaires, des patriotes et des supporters du Tea Party sous la bannière de « Restaurer l’honneur de l’Amérique ».

En plus de cet omniprésent et puissant porte-voix qui touche près de 3 millions de téléspectateurs avec son show et 10 millions d’auditeurs du Sud et du Midwest avec ses programmes radio, le Tea Party s’appuie également sur l’impact non moins négligeable d’un autre vibrion en croisade : Rush Limbaugh. Prédicateur halluciné à la radio, il martèle en boucle et sans discontinuer l’argumentaire contestataire du Tea Party qu’il décline ensuite sur son portail Internet personnel.

Le Tea Party dans les griffes de Mama Grizzly ?

Malgré une mobilisation intense, le Tea Party n’a pas engrangé autant de sièges qu’il escomptait lors des élections de mi-mandat. Certes, il s’empare des postes de gouverneur en Floride, dans le Maine et en Caroline du Sud. Il signe également son entrée sur les bancs du Sénat avec le gain de sièges en Floride, en Caroline du Sud et dans le Kentucky. Néanmoins, on est encore loin du tsunami électoral qu’espéraient voir déferler les « insurgés » du Tea Party au Congrès américain.

Peut-on parler pour autant de mouvement voué à refluer dans l’anonymat des sites militants de la Toile ? Rien n’est moins sûr. La percée médiatique de l’hétéroclite attelage du Tea Party a notamment bénéficié à une personnalité politique républicaine atypique : Sarah Palin. Ex-co-listière du malheureux candidat républicain John McCain à la présidence des États-Unis en 2008 et ancienne gouverneure de l’État d’Alaska, Sarah Palin surfe sans vergogne sur la vague de fond contestataire amplifiée par le Tea Party durant ces vingt derniers mois.

L’image rustique et authentique qu’elle s’échine à cultiver s’emboîte plutôt bien avec le socle argumentaire du Tea Party. Son autobiographie à succès en atteste. Going Rogue – An American Life (littéralement « Entrée en rébellion ») figure en très bonne place dans les ventes en librairies au point d’avoir supplanté les Mémoires d’une autre figure emblématique de la vie politique américaine, Bill Clinton.

Dans ce livre, elle jongle à l’envi avec des valeurs très similaires à celles véhiculées par Tea Party. Elle porte fièrement en bandoulière son origine villageoise de Wasilla, improbable patelin de 5500 habitants situé aux confins de l’Alaska. Origine qui la rend de fait en termes d’image, empathique et proche des aspirations du peuple américain. Elle y décline aussi sous toutes les coutures le concept « palinien » de la Mama Grizzly : une mère de famille active et engagée, une femme au physique flatteur et au maquillage enjôleur, une femme au langage tranché qui n’hésite pas à en remontrer aux hommes, notamment avec son expression fétiche de « Man Up » (littéralement « Sois un homme »).

C’est exactement l’incarnation de ce concept de mère conservatrice que l’on retrouve à travers plusieurs figures de proue féminines de Tea Party ou assimilées. Qu’il s’agisse de Michele Bachmann, députée du Minnesota, Christine O’Donnell, candidate battue du Delaware, Nikki Haley, élue gouverneur de la Caroline du Sud ou encore Dana Loesch, co-fondatrice du Tea Party de Saint-Louis/Missouri, toutes possèdent en commun d’être un clone parfait de « Mama Grizzly ». Laquelle n’a d’ailleurs pas hésité à leur prêter main forte et à s’afficher à leurs côtés lors de la dernière campagne électorale.

Conclusion – Palin, future tasse de thé du Tea Party ?

Même les Démocrates et les Républicains modérés en conviennent. La bataille électorale de mi-mandat de novembre 2010 a ouvert des brèches durables pour le Tea Party. Que le mouvement survive ou s’effiloche, il aura dans tous les cas ancré certaines revendications droitières au sein d’une forte frange de l’électorat américain.

Faut-il y voir une coïncidence fortuite ? Toujours est-il que Sarah Palin vient d’enclencher la vitesse supérieure en matière de communication. Déjà forte d’une page Facebook qui rassemble 2,4 millions de fans, d’un fil Twitter qui compte près de 300 000 abonnés et de deux sites militants dédiés à son œuvre (Conservatives4Palin et Team Sarah), l’égérie populiste de l’Alaska s’apprête à publier courant novembre un deuxième livre sous le titre à la tonalité très Tea Party de « America by Heart : Reflections on Family, Faith and Flag ».

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Alors peut-on parler d’OPA communicante sur le Tea Party ? Sarah Palin dispose en tout cas de tous les atouts pour capter et engranger l’écho acquis par le jeune mouvement populiste. En janvier 2010, elle a signé avec Fox News un contrat de 3 ans pour livrer ses commentaires sur l’actualité et participer à un show sur la même chaîne baptisé « Real American Heroes » où elle met en exergue des héros de l’Amérique injustement ignorés.

Plus fort encore ! Depuis le 14 novembre sur la chaîne câblée TLC, Sarah Palin présente « Sarah Palin’s Alaska », un programme de télé-réalité tout à la gloire de … Sarah Palin elle-même. La bande annonce est à l’aune de l’imagerie « Far West » du Tea Party. Elle s’attarde sur la vie au grand air de Mama Grizzly, fusil à lunettes ou canne à pêche en main, à l’affût dans les immensités sauvages de l’Alaska. À la touche Davy Crockett, trappeur tout droit surgi de la mythique « Wild Frontier », succède ensuite une maman sportive et décontractée qui se double d’un rôle de chef de tribu familiale entouré d’une progéniture aux dents blanches et aux joues roses.

Pour rameuter le ban et l’arrière-ban des fans de l’égérie d’Alaska, la chaîne TLC n’a pas lésiné sur les outils de communication : un site dédié, un compte Twitter, une page Facebook de « Sarah Palin’s America » sont disponibles en ligne pour suivre et commenter les aventures de celle à qui l’on prête l’intention de se présenter à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2012.

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Hypothèse farfelue ? À voir si l’on se fie au sondage Gallup de juillet 2010 qui la créditait de 76% d’opinions favorables au sein du Parti Républicain (avec 11 points d’avance sur son rival Mitt Romney). Un autre sondage publié par le magazine National Journal montrait qu’en cas de duel Obama-Palin, les électeurs masculins donneraient 2 points d’avance à Palin. L’heure du thé a peut-être sonné pour Sarah Palin.

À lire en complément

- L’interview de François Vergniolle de Chantal, chercheur en sciences politiques et civilisation américaine – « L’inconnue Tea Party » – Le Monde Magazine – 30 octobre 2010
- L’article de Denis Lacorne, directeur de recherches à Sciences Po – « Tea Party, une vague de fond » – Le Monde – 19 octobre 2010
- L’enquête sur Sarah Palin par Fabrice Rousselot – « Pour une Maison bien blanche » – Libération – 16 octobre 2010
- Le livre de Kate Zernike, journaliste au New York TimesBoiling Mad – Inside Tea Party America – Times Books – 2010
- La biographie critique sur Glenn Beck d’Alexander Zaitchik, journaliste d’investigation – Common nonsense : Glenn Beck and the Triumph of Ignorance – Wiley – 2010
- L’excellent blog « I Love Politics » des journalistes Marjorie Paillon et Julien Landfried qui décrypte la communication politique aux Etats-Unis
- Dans le même registre, le blog « Great America » des journalistes Lorraine Millot et Fabrice Rousselot, correspondants de Libération aux Etats-Unis
- En bonus, un hallucinant dessin animé vidéo pour expliquer le Tea Party. Tout est résumé !

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Crédits photo cc FlickR : Truthout.org, ragesoss, Les_Stockton, messay.com, dmixo6.

Article initialement publié sur Le blog du communicant 2.0.

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http://owni.fr/2010/11/17/tea-party-sarah-palin-infusion-de-communication-saveur-reac/feed/ 3
Wikileaks: renaissance du journalisme ou imposture médiatique? http://owni.fr/2010/10/21/wikileaks-renaissance-du-journalisme-ou-imposture-mediatique/ http://owni.fr/2010/10/21/wikileaks-renaissance-du-journalisme-ou-imposture-mediatique/#comments Thu, 21 Oct 2010 17:50:12 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=26015 Pour les assoiffés d’investigation journalistique, Wikileaks est le canal médiatique hype du moment. Depuis quelques semaines, le site d’information participatif est sous les feux des projecteurs pour avoir balancé sur la place publique plus de 90 000 documents internes sur les opérations de l’armée américaine en Afghanistan. Cautionné et repris en exclusivité par un trio de médias chevronnés et renommés (The Guardian, Der Spiegel et The New York Times, excusez du peu !), Wikileaks a soudainement gagné ses galons de journaliste enquêteur là où il apparaissait jusqu’à présent comme un ovni éditorial faisant certes bouger les lignes de l’information mais aux intentions parfois difficiles à cerner.

Fondé en décembre 2006 par Julian Assange, ce site entend révéler au public des vérités sensibles ou estampillées « confidentiel défense » qu’institutions, entreprises et médias classiques s’échineraient à bâillonner. Avec le récent coup d’éclat des « warlogs » américains sur l’Afghanistan, le démiurge de Wikileaks joue maintenant dans la cour éditoriale des grands. A tel point qu’il est célébré par d’aucuns comme le nouveau héraut de la démocratie et de la transparence totale. Mi-août, il fut ainsi invité à s’exprimer sur le reportage d’investigation devant les étudiants de la prestigieuse école de journalisme de l’université de Berkeley en Californie. Autre signe d’adoubement institutionnel : Julian Assange écrit des tribunes éditoriales pour le quotidien suédois Aftonbladet. Enfin, il reçu de la branche britannique d’Amnesty International, le Prix des Médias pour saluer son œuvre de défense des droits de l’Homme.

Julian Assange est désormais le tribun qu’on s’arrache pour parler journalisme, investigation et censure dans les colloques les plus prestigieux ou celui qu’on cite volontiers pour parler de liberté de l’information. Cet engouement pour ce justicier épris de transparence suscite pourtant quelques questions épineuses et non des moindres. N’est-on pas au final en train de propulser un peu vite l’énigmatique Julian Assange en preux chevalier des temps éditoriaux ou nouvel Albert Londres des réseaux numériques ?

Un personnage digne des thrillers américains

Australien de 39 ans, Julian Assange est un pur autodidacte qui a traîné ses guêtres très jeune dans le monde entier où il a accompagné sa mère dans ses périples mi-artistiques, mi-mystiques « New Age » et où il aura fréquenté « 37 écoles et 6 universités » au total. Pour mieux se figurer la personnalité ésotérique de l’homme, on peut lire les exhaustifs portraits publiés dans The New Yorker en juin 2010 et Le Monde en août 2010.

Ce parcours hors normes trouve naturellement son prolongement dans le profil que Julian Assange se plait à lui-même cultiver. Sa biographie demeure nimbée d’un halo de mystère qui sied à dessein au fondateur de Wikileaks. Sans résidence officielle, l’ex-étudiant en mathématiques et physique de l’université de Melbourne se veut un routard des temps modernes qui ne s’encombre d’aucun bien matériel sinon d’une fortune personnelle accomplie dans le Web. Laquelle lui permet de sillonner la planète au gré de ses pérégrinations investigatrices. Tout juste lui connaît-on un passé un peu sulfureux de geek activiste et de hacker qui lui a valu quelques démêlés avec les autorités policières.

Côté look, l’homme ne laisse pas indifférent non plus. Grand, svelte et chevelure platine, il joue facilement de ce physique avantageux qu’il appuie d’un envoûtant regard oscillant entre une posture ténébreuse et l’œil malicieux de celui qui se joue des pouvoirs. Si pendant longtemps il a épousé une allure d’informaticien baroudeur un peu dépenaillé, il a opté récemment pour un style plus sobre à la « Men in Black » qu’il décline depuis à chaque intervention publique comme lors du colloque sur l’information en temps de guerre le 14 août dernier à Stockholm.

Ces attributs que les médias ont largement repris lui ont été fort utiles pour se bâtir une aura hybride messianique, à mi-chemin entre prophète de l’information numérique et chevalier du journalisme alternatif en croisade. A cet égard, son premier blog « IQ.org » contenait déjà les germes avancés de la profession de foi éditoriale qu’il concrétisera ensuite avec la création de Wikileaks. Aujourd’hui, il n’hésite pas à s’autoproclamer le « service de renseignement du peuple » et à « changer le monde en abolissant le secret officiel ». Une posture missionnaire qu’il a réaffirmée en juillet dernier au cours d’une très courue conférence TED à Oxford devant un parterre de spectateurs huppés issus de l’univers des nouvelles technologies.

Lorsque la pythie des news ne court pas les pupitres des conférences pour évangéliser le public, Julian Assange délivre ses oracles quotidiens via son fil Twitter qui rassemble près de 121 600 abonnés (au 24 août 2010) mais qui présente la particularité de ne suivre … personne ! Au journaliste du Monde, Yves Eudes qui l’interrogeait en août dernier, il brosse en résumé l’autoportrait protéiforme suivant : « Je suis militant, journaliste, programmeur de logiciels et expert en cryptographie, spécialisé dans les systèmes conçus pour protéger les défenseurs des droits de l’homme ». Ni plus, ni moins !

Un décorum libertaire soigneusement cultivé

Philosophie libertaire et Internet libre sont les valeurs de Wikileaks

L’environnement dans lequel il campe son personnage à la proue de Wikileaks, n’est pas non plus laissé au hasard. Le profil de l’entreprise éditoriale s’inspire pleinement de la philosophie des chantres de l’Internet libre. Presque homonyme avec sa célèbre devancière, l’encyclopédie collaborative Wikipedia, Wikileaks se veut à ce titre un organisme à but non lucratif. A travers ce dernier baptisé The Sunshine Press, le site vit de donations et de levées de fonds individuelles via un unique mode de paiement qui sonne très Web 2.0 : PayPal ! Un financement qui exclut volontairement en revanche les banques et les entreprises afin de préserver l’indépendance du site.

Le mode de fonctionnement de Wikileaks est également symptomatique du credo de l’Internet libre. Pour cela, il repose sur le concept des « lanceurs d’alerte » (connu dans le monde anglo-saxon sous le terme de « whistleblowing »).

Défenseurs des droits de l’homme, technophiles, citoyens avertis, journalistes d’investigation sont ainsi invités à divulguer des informations compromettantes aux employés bénévoles de Wikileaks (dont le nombre est estimé à 5 aujourd’hui mais sur lequel Julian Assange entretient un flou permanent) via un système informatique maison à base de formulaires sécurisés, de courriels cryptés et de serveurs redondants pour éviter tout sabotage externe ou intrusion indélicate. Cette discrétion forcenée est véritablement la marque de fabrique de Wikileaks pour préserver le maquis de ses informateurs (800 à un millier de bénévoles répartis dans le monde entier selon diverses sources).

Enfin, pour parachever ce capiteux parfum libertaire et génétiquement pur Web 2.0, Wikileaks bénéficie du soutien d’associations de hackers et de militants des logiciels libres à travers la planète entière comme par exemple le hacker et officieux porte-parole de Wikileaks aux Etats-Unis, Jacob Appelbaum. Une sommité de l’Internet libre très impliquée par ailleurs dans le Tor Project, un projet de logiciel libre informatique pour communiquer anonymement sur Internet. Dans le même registre, Wikileaks est également hébergé par une entreprise qui abrite par ailleurs le sulfureux site The Pirate Bay, site de téléchargement illégal de contenus musicaux et vidéo. Sans parler de l’appui officiel reçu de l’émanation politique du site scandinave qui dispose de deux députés au Parlement européen depuis les dernières élections.

Des coups médiatiques pour marquer les esprits

Depuis sa fondation, Wikileaks affiche un impressionnant tableau de chasse. Parmi les cibles épinglées, on trouve des informations aussi variées qu’épineuses comme le blanchiment d’argent opéré par la banque suisse Julius Baer (en procès actuellement avec le site), la faillite frauduleuse de la banque islandaise Kaupthing, la pollution mortelle de la société Trafigura en Côte d’Ivoire, la corruption de membres du pouvoir au Kenya, les violations des droits de l’homme de l’administration américaine dans le camp de prisonniers de Guantanamo à Cuba. La liste est particulièrement fournie et n’épargne aucun domaine, ni aucune zone géographique du monde.

Toutefois, c’est en avril 2010 que l’activisme investigateur de Wikileaks connaît véritablement son heure de gloire. Le 5 de ce mois, le site frappe fort en mettant en ligne une vidéo intitulée « Collateral murder ». Tenues secrètes jusqu’alors par les autorités militaires américaines, les images sont accablantes. Elles révèlent une abominable bavure de l’armée US en Irak. Avec acharnement et sans états d’âme, deux hélicoptères tirent et tuent à la mitrailleuse 30 mm une douzaine de civils dont deux photographes de l’agence de presse Reuters. L’information est répercutée par les télévisions du monde entier et le gouvernement américain sommé de s’expliquer sur cet acte de barbarie.

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Pour Wikileaks, c’est le jackpot sur toute la ligne. En s’attaquant à la première puissance mondiale aussi frontalement, le site sort du succès d’estime restreint dont il jouissait auprès des initiés pour devenir un acteur notoire du monde de l’information. De ce coup d’éclat, Wikileaks ne tarde guère à en faire fructifier la cagnotte médiatique en publiant en juillet 2010 de nouveaux documents militaires américains top secret sur la guerre menée en Afghanistan. Les fichiers dévoilent la réalité crue et kafkaïenne du bourbier mortel dans lequel s’empêtrent les « boys » et leurs alliés.

Cette fois, le sacre journalistique de Wikileaks est acquis. Nombreux sont les éditorialistes du monde entier qui n’hésitent pas à établir de glorieuses comparaisons avec les « Pentagon papers » révélés en leur temps par le New York Times. Des documents qui mettaient à jour les mensonges éhontés de l’administration Lyndon Johnson sur la guerre contestée du Vietnam et qui hâtèrent le retrait définitif des soldats américains. Julian Assange lui-même est dithyrambique. Il n’hésite pas à qualifier son scoop d’équivalent à la divulgation des archives secrètes de la sinistre police est-allemande, la Stasi en 2003.

Alléluia, le futur du journalisme est-il là ?

Pareils thuriféraires se retrouvent également dans la communauté des blogueurs et experts du Web. Ainsi, Jeff Jarvis, journaliste reconnu et auteur du livre blockbuster La Méthode Google, juge que « Wikileaks fournit un travail qu’un journal ne voudrait ou ne pourrait pas faire. Et pour un gouvernement ou une entreprise, un journal est plus facile à attaquer ». Sur son blog « Sur mon écran radar », Jean-Christophe Féraud, par ailleurs journaliste nouvelles technologies et médias aux Echos, se réjouit de voir un nouveau souffle pour le journalisme d’investigation à travers le coup réalisé par Wikileaks. Avec précaution toutefois, il pense discerner « une renaissance possible du métier dans son expression la plus noble et la plus radicale ».

Autre blogueur émérite, Enikao, lui emboîte d’ailleurs le pas en commentant l’avis de Jean-Christophe Féraud : « On peut aussi être un peu plus optimiste et voir dans Wikileaks une stratégie de contournement : là où certains médias seraient gênés aux entournures pour révéler une info (sur leur actionnaire ou sur un gros annonceur), la stratégie grandiloquente de Wikileaks (conférence publique, mystère et tout le toutim) peut éventuellement permettre aux journalistes de traiter l’information avec l’angle vaguement innocent du « spectaculaire », façon ‘oh la vache vous avez vu ce que Wikileaks vient de révéler ?’ ».

Des réflexions qui trouvent écho chez d’autres observateurs pointus du Web et de l’information. Sur son site Novövision, Narvic estime que l’approche technologique de Wikileaks ouvre des perspectives pour la presse traditionnelle : « Ses documents numérisés seraient répartis sur différents serveurs, dans des pays aux législations sur la presse différentes. Ils circuleraient en permanence entre ces serveurs par des « tunnels » informatiques sécurisés, noyés dans une masse considérable de « fausses données » destinées à les dissimuler. C’est un recours intéressant, quand on voit que même une démocratie comme la Grande-Bretagne avait permis qu’on empêche The Guardian de publier les documents de l’affaire Trafigura ».

Ancien rédacteur en chef et fondateur du Post.fr, Benoît Raphaël est encore plus catégorique concernant l’apport journalistique de Wikileaks qu’il considère comme l’équivalent d’une « social newsroom » bien utile pour les médias classiques : « On ne parle pas de journalisme citoyen, mais bien d’un partage des compétences. Avec Wikileaks, cette dimension participative va jusque dans l’organisation de la récupération et de la révélation de données inédites dans le cadre du journalisme d’investigation ».

Eden éditorial ou obscure machine à manip’ ?

Devant un tel déferlement de louanges, Wikileaks incarne-t-il pour autant l’Eden journalistique que les tenants de l’alter-information numérique n’ont de cesse de promettre face aux médias traditionnels aujourd’hui en pleine crise de crédibilité et de respectabilité ? Est-il réellement une alternative éditoriale aux oligarques de l’information et à la nomenklatura journalistique si décriés pour leurs compromissions et renoncements envers les pouvoirs politiques et économiques ?

Avec Wikileaks, certains se réjouissent de voir au rebut ces intermédiaires « véreux » qui triturent et brident l’information selon leurs intérêts. Chacun peut accéder désormais en direct à la réalité des choses et s’investir activement en tant qu’émetteur et/ou récepteur sans devoir passer par les fourches caudines des possesseurs des circuits médiatiques. Si l’on écoute les prophéties de Julian Assange et de ses panégyristes, on peut effectivement être tenté de voir Wikileaks comme la réponse citoyenne et démocratique face à des médias timorés et parfois verrouillés de l’intérieur.

Si l’histoire est belle, il convient de savoir raison garder à l’égard de Wikileaks. A son corps défendant, Internet est ainsi devenu un terrain de jeu très prisé pour distiller sa propre logique informationnelle. Sur fond d’ostracisme médiacratique, nombreux sont les sites à s’engouffrer dans la brèche de l’information communautariste et conspirationniste tout en professant paradoxalement (et abusivement !) une volonté d’ouverture et le respect de la liberté d’opinion de chacun.

Narvic fait notamment état des questions soulevées par le journaliste américain Jim Barnett. Spécialiste du journalisme à but non lucratif, il s’interroge franchement sur les motivations exactes de Wikileaks : « Si Wikileaks veut promouvoir la transparence, qu’il commence par l’appliquer à ses propres activités ». Ce n’est effectivement pas là le moindre des paradoxes que recèle Wikileaks. Il est bien malaisé par exemple de savoir qui finance vraiment le site et de quelles imbrications exactes bénéficie-t-il pour continuer ses opérations.

Bien que des grands noms des médias continuent d’accorder du crédit éditorial à Wikileaks, d’autres commencent à prendre leurs distances. Newsweek a ainsi récemment publié un article se demandant s’il ne fallait pas lancer à son tour l’alerte à l’égard de Wikileaks pour son manque criant d’éthique. De respectables ONG de défense des droits de l’homme (dont Amnesty International et Reporters Sans Frontières) se sont également émues des pratiques un peu laxistes de Wikileaks. En publiant les « warlogs » d’Afghanistan, le site a aussi laissé fuiter les noms des Afghans qui aident les forces américaines sur le terrain. Dans le genre information responsable, on a connu mieux ! L’éditorialiste du Washington Post, Marc Thiessen, cogne encore plus rudement en réclamant purement et simplement l’arrêt de Wikileaks au motif que le site est une entreprise criminelle.

D’anciens fervents alliés se détachent également de Wikileaks. C’est le cas de l’association conspirationniste ReOpen911 qui milite pour le réexamen des enquêtes sur le 11 septembre 2001. Celle-ci espérait que Wikileaks soit un auxiliaire de taille dans son objectif de réviser l’histoire officielle des attentats du World Trade Center à New York. Pas de chance, Wikileaks n’a pas donné le résultat escompté. Le site est aujourd’hui accusé par ReOpen911 d’être manipulé par la CIA. Dur d’être un héros de l’information !

La théorie du complot en toile de fond

Le fondateur de Wikileaks recourt souvent à la théorie du complot pour faire face aux oppositions

Avec l’émergence des sites d’information alternative et devant la récusation des grands médias, la théorie du complot fait régulièrement florès. En cas d’adversité et/ou de résistance trop forte, il est de plus en plus fréquent de voir brandie en retour la rhétorique conspirationniste.

Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir de l’incroyable écho médiatique que le journaliste et animateur du Réseau Voltaire, Thierry Meyssan est parvenu à générer autour de sa thèse révisionniste de l’attentat du 11 septembre sur le Pentagone : jamais aucun avion ne s’est écrasé sur le bâtiment du département de la Défense du gouvernement américain. Les destructions sont l’œuvre d’un missile que le complexe militaro-industriel américain aurait lancé pour justifier a posteriori des interventions militaires au Moyen-Orient. Grâce à une habile stratégie militante sur Internet et en dépit des sévères critiques des médias, il parvient à mobiliser. Il fera même un énorme succès de librairie avec son livre-enquête L’Effroyable Imposture (300 000 exemplaires écoulés).

Internet est véritablement devenu un champ de bataille où information et militantisme se côtoient sans parfois parvenir à se distinguer clairement. Le mystère cultivé autour de Wikileaks par Julian Assange a par conséquent de quoi laisser dubitatif sur les intentions profondes et réelles de son fondateur. A mesure qu’il empile les scoops et les révélations, il doit affro”znter les réactions adverses. Réactions qu’il esquive et impute à son tour sur le compte bien pratique de la théorie du complot.

Lors de ses interventions publiques, Julian Assange ne se prive pas en effet pour narrer par le menu les petites tracasseries et grandes menaces dont il semble faire l’objet. A ses yeux, les enquêtes policières australiennes, américaines et britanniques sur Wikileaks et la mise sous surveillance de certains des militants procèdent d’un harcèlement destiné à protéger des intérêts puissants.

Avec lui, les anecdotes complotistes abondent. Il dénonce le gouvernement australien de retenir son passeport pour l’empêcher de faire son travail ou le fait qu’il ne peut pas pénétrer le territoire américain sous risque d’être embastillé illico. Il s’étonne ouvertement de la suppression du compte Wikileaks sur Facebook. Il narre volontiers la tentative d’assassinat au Kenya à son encontre après qu’il eut révélé la torture et l’assassinat de deux opposants kenyans.

Scénario haletant pour fier-à-bras éditorial

Plus les oukases de la CIA et la Maison Blanche s’abattent sur Wikileaks et réclament la fermeture du site, plus Julian Assange conforte son image d’inflexible prophète de l’information libre. C’est ainsi qu’il a fait part de son intention d’immatriculer son site en Suède. Pays où les lois n’autorisent pas la censure et sont très protectrices en matière de liberté de la presse et de confidentialité des sources. Et histoire de montrer qu’il ne cède pas aux pressions, il a récemment annoncé qu’il va récidiver en publiant 15 000 nouveaux documents sur la guerre en Afghanistan.

Le dernier avatar en date que Julian Assange a dû subir, relève du même mécanisme. Mis un peu trop vite et trop légèrement en examen par un procureur suédois zélé pour viols et violences commis sur deux jeunes femmes, le fondateur de Wikileaks a aussitôt rebondi pour clamer son innocence : « Je ne sais pas qui est derrière mais nous avons été prévenus que le Pentagone, par exemple, pensait utiliser des coups bas pour nous détruire. Et on m’a notamment mis en garde contre des pièges sexuels ». Un peu de conspirationnisme pour alimenter la légende naissante ?

Conclusion : Wikileaks ou peut-on vraiment être journaliste à la place du journaliste ?

Sans être non plus méprisé ou ignoré, Wikileaks comme ses succédanés dopés au journalisme participatif, doit malgré tout activer la vigilance éditoriale des journalistes plutôt que l’excitation animale du scoop en puissance. Avec l’avènement de ce type de sites, l’arène de l’information a acquis une autre dimension où plus que jamais, le rôle du journaliste va être fondamental pour soutenir ou bien contrer ces guérilleros de l’information. La profession journalistique dispose là d’une opportunité unique de reconquérir ses lettres de noblesse. Dans le labyrinthe de l’information numérique, le citoyen même averti a de plus en plus besoin d’une expertise éditoriale et d’une vigie éclairante que seuls les journalistes peuvent dispenser avec qualité.

L’enjeu est fondamental. Veut-on désormais d’une société où la diffusion de l’information est l’apanage de « n’importe qui » mué par ses uniques croyances et/ou ses intérêts communautaristes au prétexte quelque peu fallacieux que les médias « officiels » sont aux ordres des dominants et véhiculent une dictature informationnelle ? Veut-on que des groupuscules hurlants mais bien organisés, sous prétexte d’être plus blanc que blanc pour paraphraser le regretté Coluche, s’arrogent le droit de décréter ce qui est information et ce qui ne l’est pas, tout en instillant perversement un climat de peur, de conspiration et de magouille ?

Peut-on raisonnablement croire une seule seconde qu’un citoyen s’auto-bombardant journaliste accomplira un meilleur travail d’enquête qu’un professionnel patenté ? Figure du journalisme français, Edwy Plenel tient à rappeler que générosité et curiosité sont des « conditions nécessaires mais non suffisantes. Elles ne le sont que si sont mises en œuvre toutes les procédures propres à l’exercice professionnel, rigueur, précision, recoupement, opinions contradictoires ».

Malgré l’avalanche de blâmes récurrents, les journalistes restent encore (mais pour combien de temps ?) considérés comme des acteurs influents de la société française dans l’évolution des valeurs et des comportements. Selon une étude publiée en avril 2009 par l’Observatoire des influences, 59% des personnes interrogées leur reconnaissent ce rôle prééminent face aux groupes d’intérêt et aux lobbies même si leur appréciation demeure dans le même temps, teintée d’une forte coloration de défiance.

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Billet initialement publié sur le blog du Communicant

Voir tous nos billets sur Wikileaks, ainsi que notre billet sur les Warlogs, et celui qui revient sur une facette moins connue de la personnalité de Julian Assange.

Crédits Photos CC Flickr : Espenmoe, Biatch0r, Alexcovic, Elliot Lepers.

Pour en savoir plus

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http://owni.fr/2010/10/21/wikileaks-renaissance-du-journalisme-ou-imposture-mediatique/feed/ 16
Insulter les journalistes fait-il mieux exister ses idées? http://owni.fr/2010/10/20/insulter-les-journalistes-fait-il-mieux-exister-ses-idees/ http://owni.fr/2010/10/20/insulter-les-journalistes-fait-il-mieux-exister-ses-idees/#comments Wed, 20 Oct 2010 06:30:27 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=32144

Calomnier les journalistes est devenu une technique communicante actuellement très en vogue chez de nombreux acteurs de la vie politique. Le gourdin de l’injure est en soi loin d’être inédit et même une antienne usitée depuis des décennies à l’encontre des reporters jugés trop importuns ou critiques. Mais ces derniers temps, quelques figures notoires s’y adonnent avec une gourmandise énervée assez surprenante.

Pourquoi tant de virulence à répétition à l’égard d’une profession qui certes n’est pas exempte de reproches mais qui s’efforce malgré tout de faire son métier d’information ? Faut-il y voir une astuce manipulatrice pour susciter ce fameux buzz médiatique dont beaucoup sont friands pour exister sur la place publique ou bien une tendance lourde de la dégradation d’un métier malmené et vilipendé ? Quelques éléments de réponse dans le fatras des insultes !

« Il y a désormais un droit à l’insulte ouvert dans ce pays, ce qui laisse augurer d’une campagne présidentielle « très agréable » pour les journalistes ». Ce constat mi-amer, mi-ironique émane de Thierry Thuillier, le directeur de l’information du groupe France Télévisions suite aux insultes proférées quelques jours plus tôt par le sénateur et leader du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon à l’égard du présentateur du JT de 20 heures de France 2, David Pujadas.

Pourquoi tant de haine ?

L’élu n’avait en effet pas hésité à qualifier le journaliste de « salaud », « laquais » et « larbin du pouvoir » pour son interview jugée trop pugnace d’un syndicaliste CGT impliqué dans des actes de dégradation de biens suite à la fermeture programmée de l’usine Continental de Clairoix (Oise). Sommé de s’expliquer par la confrérie journalistique sur cet écart de langage, Jean-Luc Mélenchon a au contraire persisté en refusant de formuler la moindre excuse. Bravache à souhait, il a même renchéri sur son accusation initiale : « Oui, après tout, c’est vrai. C’est tout ce qu’il méritait ».

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Ce qui pourrait apparaître comme une énième et superfétatoire passe d’armes pour initiés du microcosme politico-médiatique relève en fait d’un phénomène qui a tendance à nettement s’accentuer depuis quelques mois, tous camps politiques confondus. En s’attaquant de plus en plus frontalement aux journalistes, les politiques surfent allègrement dans l’air du temps et essayent de capitaliser à leur avantage l’étiolement certain dont souffrent les journalistes.

Paru en 2009, ce petit livre aborde les vraies questions du journalisme

L’étoile du « quatrième pouvoir » comme on surnomme souvent les journalistes s’est en effet singulièrement flétrie au gré du temps. Les racines de cette situation délétère sont profondes. Dans un livre pertinent publié en 1991, Yves Mamou diagnostiquait déjà la tumeur en citant deux sondages aux chiffres éloquents. Le premier réalisé trois ans plus tôt par le quotidien La Croix indiquait que 50% des Français estimaient la presse pas assez indépendante des partis politiques et des pouvoirs de l’argent. Le second mené par Le Nouvel Observateur établissait un classement préférentiel des métiers prestigieux aux yeux des Français. Lequel reléguait les journalistes en queue de peloton aux côtés des prostituées et des députés !

Le verdict aurait pu constituer un électrochoc salutaire. Il n’en fut rien et même pire. En 2007, un sondage LH2-Libération renvoyait un scanner encore plus implacable : 62% des Français jugent les médias dépendants des pouvoirs politiques. À l’orée de la nouvelle décennie, l’érosion de la confiance est encore montée d’un cran. Dans sa dernière livraison de janvier 2010, le désormais classique coup de sonde du journal La Croix montre que les compteurs se sont un peu plus encore enfoncés en zone rouge. 66% des personnes interrogées considèrent que les journalistes ne résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir et 60% prêts à succomber aux pressions de l’argent.

Cette défiance accusatoire à l’égard de la presse n’est pas un fait fondamentalement inédit. Par exemple, l’écrivain et journaliste Jules Vallès plantait déjà des banderilles acérées sur son dos en la soupçonnant de blâmables collusions dans les colonnes du journal Le Peuple : « Depuis 1852, la presse a toujours eu pour égéries certaines puissances financières ». En revanche, l’argument ressort à intervalles de plus en plus réguliers. Lors de la dernière élection présidentielle de 2007, François Bayrou n’a pas hésité à son tour à taper du poing sur la table en s’insurgeant contre la fracture médiatique sévissant entre d’un côté, les deux poids lourds Sarko et Ségo couvés et choyés par les médias et de l’autre, la piétaille des autres prétendants réduits à jouer les supplétifs de bas étage dans un duel bipolaire écrit d’avance.

Un contexte de récusation des élites

Pas de chance pour la presse ! Les reproches qu’on lui assène coïncident pile poil avec l’avènement d’un contexte sociétal de récusation généralisée des élites. Jamais les esprits n’ont été en effet aussi échauffés et au bord de la crise de nerfs à l’égard de ceux qui incarnent une autorité. Un cocktail détonnant de peur, de suspicion et de sectarisme semble s’être enkysté de manière récurrente dans les moindres recoins de la société. Plus aucun domaine n’est épargné par les admonestations énervées. Politique, économique, diplomatique, industriel, médical, scientifique, environnemental mais aussi social, militaire, sportif, religieux, générationnel, éducatif, tout le monde est logé à la même enseigne et la liste noire est loin d’être exhaustive !

Dans ce tir aux pigeons où la remise en cause des élites et des experts est devenue systématique, les journalistes en prennent évidement plein leur grade au même titre que la liste égrenée ci-dessus. Le sociologue Michel Maffesoli le constate sans détours : « Depuis deux décennies, un très grand fossé s’est creusé entre l’élite, ceux qui ont le pouvoir de dire, et le peuple, ceux qui n’ont pas le pouvoir de dire. C’est une crise globale de la représentation qui affecte le vieux contrat social républicain. Toute société a besoin de se dire et de se raconter. Même si le discours n’est que rituel, il sert de référence commune. Cette fonction de dire la société revient aux clercs. Or aujourd’hui le discours des clercs ne correspond plus du tout à la réalité. Cette rupture introduit un sentiment de mensonge global. On ne se sent plus représenté. Donc on suppute qu’on est trompé. »

Le journaliste, au même titre que l'expert, est tombé de son piédestal.

La déliquescence est donc installée. Le journaliste est désormais regardé comme au mieux un acteur brinqueballé et manipulé par des enjeux qui le dépassent ou au pire un collabo versé dans la collusion avec les puissants, voire un chasseur sans foi ni loi de scoops sensationnalistes et racoleurs. Il faut bien avouer que cette métastase de la défiance a été largement alimentée par de nombreux journalistes. Par des renoncements serviles, à cause d’ambitions cupides et/ou par laxisme déontologique, la profession s’est abîmée en endossant régulièrement les habits de l’apprenti faustien pactisant avec le pouvoir politique tout en croyant pouvoir s’en défaire lorsque nécessité se fait jour.

Dominique de Montvalon, ancien directeur de la rédaction du Parisien et rédacteur en chef du service politique de France Soir, témoigne de ce flip-flap radical que le public français a opéré à l’égard des journalistes. Lesquels sont aujourd’hui allègrement perçus comme des suppôts d’un ordre établi : « Ce n’était pas le cas quand j’ai débuté il y a trente ans et quelque. À l’époque, j’étais au Point. Les gens se disaient : « Oh la la ! Vous devez en connaître des choses et des gens ». Je caricature un peu mais il y avait une forme d’admiration, de déférence. Il fréquente les puissants et il sait les secrets du monde. Trente ans plus tard, c’est la situation inverse. Les journalistes font l’objet d’un rejet ou en tout cas d’une violence inouïe. On leur reproche d’être du même monde, d’avoir les mêmes analyses, les mêmes loisirs, les mêmes habitations, les mêmes types de réflexe et de servir chacun à sa façon, le même brouet qui devient assommant. C’est une espèce de pensée conformiste, politiquement correcte et d’autant plus insupportable que la majorité des journalistes adopte volontiers un ton arrogant. Ils ne disent jamais ne s’être trompés, ne pratiquent guère le doute et ne corrigent pas leurs écrits ou leurs paroles. »

Petit florilège 2010 de castagne anti-journaliste

Matraquer verbalement les journalistes est la marque de fabrique de Jean-Luc Mélenchon.

Dans ce contexte de désacralisation des journalistes, l’arsenal déployé par les politiques donne de moins en moins dans la fioriture. Le mot d’ordre peut même se résumer la plupart du temps dans les quelques mots d’une boutade sarcastique inventée par des conservateurs radicaux américains à l’adresse de certains journalistes peu avenants : « If you don’t like the message, shoot the messenger ». Autrement dit, puisque les journalistes souffrent d’une cote d’estime aussi basse auprès de l’opinion, pourquoi se priver de tirer dessus à boulets rouges pour redorer soi-même son blason ?

Dans ce matraquage verbal en règle, Jean-Luc Mélenchon a clairement pris une longueur d’avance parmi ses confrères et consœurs de la classe politique française. Au sein d’une mouvance de gauche anticapitaliste en pleine recomposition où le leadership reste à conquérir, ce diplômé en littérature a choisi de faire de la vitupération anti-journalistique, sa marque de fabrique. En mars 2010, un apprenti reporter voulant le faire réagir sur le sujet des maisons closes, s’est vu vertement rudoyé et qualifié de « petite cervelle » par Jean-Luc Mélenchon.

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Sur son blog, il s’auto-congratule du vilain tour joué au jeune homme. Il jouit ouvertement du coup médiatique que sa saillie verbale a engendré : « Pour moi c’est un buzz inespéré dans une semaine où je ne suis pas là du fait de mes congés. Mais, plus sérieusement, l’incident m’intéresse. Je crois que nous pouvons en profiter si nous l’utilisons correctement. Que l’occasion fasse les larrons. C’est surtout un exercice de démonstration par la preuve de ce que j’avance à propos des dérives de ce métier. Car cette vidéo a immédiatement suscité, m’a-t-on dit, des centaines de témoignages qui me donnent raison et dire que cette profession est en train de sombrer. Il est très important, pour la lutte que nous menons, de faire en sorte que les gens se décomplexent à l’égard des médias et rétablissent un rapport critique à ceux-ci. »

Depuis ce coup d’éclat, Jean-Luc Mélenchon ne rate pas une occasion d’étriller la profession journalistique comme sa récente descente en flammes envers David Pujadas. Le politologue Stéphane Rozès décrypte parfaitement bien la tactique discursive du sénateur Mélenchon : « Il exploite l’idée répandue que les médias sont au service du pouvoir économique et financier et il parle au peuple comme le peuple. » Résultat payant s’il en est puisque jamais Jean-Luc Mélenchon n’a été autant présent dans l’espace médiatique au point d’avoir décroché un ticket d’accès pour s’asseoir début novembre 2010 sur le si prisé canapé dominical de Michel Drucker dans son émission « Vivement Dimanche ».

Médias = complot

Benjamin Lancar (UMP) voit des complots trotskystes partout dans la presse.

Dans un registre plus complotiste mais tout aussi lance-flammes, deux médias ont récemment dû affronter des flèches particulièrement venimeuses et enduites d’une glose totalitaire qu’on aurait pu croire révolue tellement la ficelle est grosse. Pourtant, Mediapart comme TF1 ont tour à tour reçu une volée de bois vert au motif qu’ils étaient au service exclusif d’une cause politique indigne aux yeux de leurs contempteurs de service.

Dans le cas de Mediapart, ce sont les ténors de l’UMP qui sont montés au créneau pour s’offusquer du traitement médiatique effectué par le site d’information sur l’affaire Woerth-Bettencourt. Dans un article paru en septembre dernier, le journaliste Jean-Claude Guillebaud s’est livré avec ironie à une exhaustive compilation des déclarations les plus cinglantes à l’égard du site fondé par Edwy Plenel. Pêle-mêle, on y retrouve par exemple les « méthodes fascistes » dénoncées par Xavier Bertrand, la fine analyse du président des Jeunes Populaires, Benjamin Lancar (« Du temps de Staline, il y avait les montages photo ; en 2010, il y a Mediapart mené par un trotskyste »), le « site de ragots et de déclarations anonymes » de Nadine Morano ou encore la puissante admonestation du porte-parole de l’UMP, Dominique Paillé (« Ce comportement est scandaleux tant il repose sur des montages farfelus, fabriqués de toutes pièces »).

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Concernant TF1, la charge émane en revanche d’un seul homme, le député socialiste Arnaud Montebourg mais elle n’en demeure pas moins brutale que celle du pack UMP. Après s’être fait prendre en flagrant délit de dénigrement caractérisé de la première chaîne dans une vidéo sur Internet, Arnaud Montebourg a alors défouraillé plein pot en adressant un courrier acerbe au PDG, Nonce Paolini. Courrier qu’il publie dans la foulée sur son blog personnel. Là aussi, l’accusateur n’y va pas de main morte. Arguant son écharpe tricolore d’élu de la Nation, Arnaud Montebourg dézingue TF1 en la rendant coupable de collusion politique et d’appauvrissement culturel des téléspectateurs français. En cela, Arnaud Montebourg renoue avec le combat qui l’avait fait connaître du grand public en 2004 avec l’association « Les pieds dans le PAF » qui croisait déjà le fer avec… TF1 !

« Je t’emmerde » ou la combine à Nanard

Avec Bernard Tapie, le canardage des médias est quasiment une seconde nature. Bien qu’il leur doive une grande partie de sa notoriété, l’homme d’affaires n’a jamais accepté qu’un journaliste lui oppose une quelconque résistance. Mais à la différence des exemples évoqués plus haut dans ce billet, le désormais remplumé citoyen Tapie ne s’embarrasse pas d’une dialectique élaborée pour jeter l’opprobre sur des médias qui l’agacent ou qui lui déplaisent.

Bernard Tapie : on cogne d'abord et on discute après (éventuellement !)

Ainsi, lors du sulfureux match entre l’Olympique de Marseille et l’US Valenciennes Anzin en mai 1993, le journaliste Pierre-Louis Basse fut le premier à émettre des doutes sur la régularité de la rencontre. Le dirigeant marseillais lui nourrira dès lors un ostracisme implacable et ouvertement assumé à chaque fois que leurs routes se croiseront. Un autre journaliste a également fait les frais des fureurs de Bernard Tapie mais cette fois physiquement. Journaliste à Antenne 2, Alain Vernon consacre plusieurs sujets sur le dopage dans le cyclisme et le football. Assez pour déplaire à l’homme d’affaires très actif dans ces deux sports qui lui assènera un violent coup de poing à la figure en 1991 lors d’un match européen.

Une réaction qu’on aurait pu mettre sur le compte de la jeunesse si près de 17 ans plus tard, le journaliste de RTL, Jean-Michel Aphatie n’avait pas à son tour subi le courroux débridé de Bernard Tapie. Après une interview radiophonique mouvementée sur l’affaire du Crédit Lyonnais, Bernard Tapie sortit de ses gonds, insulta copieusement le journaliste tout en étant à deux doigts de la bagarre à la sortie du studio.

Au fil des années, l’homme n’a pas varié d’un iota. Aussi n’hésite-t-il pas à ressortir du placard la bonne vieille pétoire à gros sel lors de son entretien mouvementé le 11 octobre dernier avec le journaliste de France Inter, Patrice Cohen. Au lieu de s’évertuer à avancer des arguments pour convaincre de son bon droit, Bernard Tapie fonce bille en tête en insinuant que les journalistes sont des jaloux du magot qu’il vient de récupérer par voie de justice. À coups de formules populistes musclées qui ont fait son succès, il provoque le journaliste : « “Ça fait quinze ans que j’ai raison et ça fait quinze ans que ça vous emmerde, parce que depuis le départ vous avez estimé que je devais avoir tort (…), il faudra vous y faire, j’ai gagné 45 millions et même un peu plus encore ! Et plus ça vous emmerde, plus ça me fait plaisir. (…) Je le sais que ça vous fait chier ». Et quand Patrice Cohen lui demande s’il aime Mélenchon parce qu’il tape sur les journalistes, l’impétrant réplique sans barguigner : « Voilà ! Parce qu’il pense comme moi ».

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Conclusion – Peut-on critiquer les journalistes ?

Exemple à suivre ? La question est ouverte (Extrait du Canard Enchaîné - Mars 2009)

On a encore tous en mémoire l’inénarrable propension de Georges Marchais, ancien premier secrétaire du Parti Communiste, à assommer verbalement les journalistes qui le gênaient dans ses propos. Le « Taisez-vous Elkabbach » figure et figurera encore pour longtemps au frontispice des répliques les plus cinglantes (bien que la source de cette phrase soit semble-t-il de l’humoriste Pierre Douglas et non du sus-nommé lui-même – NDLR : merci à Guy Birenbaum pour cette utile précision). De surcroît, il est sain dans une démocratie que les journalistes ne s’érigent pas en procureur zélé du haut de leur tribune médiatique. Cette inclination encore trop répandue a très probablement encouragé d’aucuns à répliquer aussi durement que les admonestations dont ils étaient les cibles médiatiques.

Pour autant, la tendance croissante à imputer aux journalistes toutes les erreurs du monde devient fâcheuse. Autant il est nécessaire que les journalistes puissent être critiqués (et force est d’admettre que la marge de progrès reste importante dans ce domaine), autant les dirigeants politiques devraient s’abstenir de recourir aux diatribes comminatoires et méprisantes dont ils usent et abusent pour couvrir leurs propres incohérences ou refuser d’assumer des évidences. Ce n’est pas en tuant le messager qu’on empêche le message de passer. En revanche, en le tuant, on risque fort de laisser le message se déformer au profit de minorités hurlantes qui ont fait de l’hallali anti-journaliste leur fonds de commerce fallacieux. Messieurs Mélenchon et consorts feraient bien de méditer cet axiome au lieu de s’inspirer de cette citation révélée par le Canard Enchaîné en 2009 (voir ci-contre).

Pour en savoir plus

- Visiter le site du chercheur Thomas Bouchet sur l’insulte en politique (Université de Bourgogne)
- Article de Thomas Legrand – « De l’insulte en politique » – Slate.fr – 5 avril 2010
- Lire le dossier enquête du Monde (en accès payant) – « TF1 est-elle une chaîne délinquante ? » – 12 octobre 2010
- Lire l’article mordant de Claude Soula – « Mélenchon, Tapie, Pujadas et Cie – Petites natures va ! » – Le Nouvel Observateur – 15 octobre 2010
- Lire l’interview décapante d’Arlette Chabot – « Journaliste, pas mieux considéré que flic ou pute » – Rue89 – 16 octobre 2010 (Merci à François Guillot pour cette info qu’il m’a transmise)

Billet initialement publié sur Le blog du communicant 2.0

Images CC Flickr jacob earl (une), erikgstewart (statut), Parti socialiste (Jean-Luc Mélenchon), smallislander (Trotsky), KayVee.INC (gants de boxe)

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http://owni.fr/2010/10/20/insulter-les-journalistes-fait-il-mieux-exister-ses-idees/feed/ 9
De l’achat des mot-clé pour informer http://owni.fr/2010/09/16/de-lachat-des-mot-cle-pour-informer/ http://owni.fr/2010/09/16/de-lachat-des-mot-cle-pour-informer/#comments Thu, 16 Sep 2010 17:14:39 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=28382 L’immixtion des mots clés dans la chaîne de l’information a connu un énième rebondissement avec le récent achat par l’UMP du mot «perquisition» sur Google pour atténuer la pression médiatique liée à l’enquête autour de l’affaire Woerth-Bettencourt. Le procédé n’est pas nouveau pour le parti majoritaire qui y recourt depuis 2005 de manière chronique pour attirer l’attention des internautes sur ses argumentaires et promouvoir ses idées politiques. Des entreprises s’adonnent également à l’usage tactique du mot-clé sur les moteurs de recherche pour mieux émerger dans le débat environnant et contrer d’éventuels opposants lors de période de crise. Le géant pétrolier BP y a d’ailleurs fait recours intensivement à la suite de la marée noire provoquée par l’explosion de sa plateforme d’extraction dans le Golfe du Mexique.

Si l’approche marketing et consumériste des mots clés peut se concevoir pour vendre des produits, des marques et des services, peut-on en revanche utiliser les mêmes outils commerciaux de référencement dès lors qu’il s’agit de sujets d’information aux enjeux sociétaux nettement plus sensibles. L’intrusion des mots clés dans l’arsenal du communicant d’entreprise et/ou politique soulève de véritables questions éthiques. Peut-on orienter le débat d’idées et les sujets d’actualité comme on promeut un modèle de voiture ou un site de petites annonces immobilières ? La question mérite d’être posée car elle sous-tend des déviances dangereuses pour la chaîne de l’information déjà suffisamment complexe et brouillée à l’heure actuelle.

Mot-clé, vous avez dit mot-clé ?

C’est la devinette tendance du moment ! Quel est le point commun entre les vocables «violences», «émeutes», «banlieues», «Ségolène», «tsunami», «Bettencourt» et «perquisition» ? A première vue, la résolution de l’énigme semble s’adresser aux neurones chevronnés d’un cruciverbiste niveau 9 tellement ces mots n’entretiennent pas spontanément entre eux de liens sémantiques évidents. Pourtant, un critère identique les unit : ils ont tous été achetés en tant que mot-clé sur Google par l’UMP (Union pour un mouvement populaire), le dernier en date étant celui de perquisition, préempté pendant quelques heures vendredi 10 septembre.

C’est pour tenter d’atténuer l’impact médiatique potentiellement gênant de la visite d’enquêteurs de police au siège du parti présidentiel dans le cadre de l’affaire Woerth-Bettencourt que l’équipe communication de l’UMP a choisi d’acheter le mot clé « perquisition » à la régie publicitaire AdWords de Google. Objectif : mettre en avant sur le célèbre moteur de recherche la position officielle de l’UMP sur la démarche policière au cas où un internaute voudrait en savoir plus sur les tenants et les aboutissants de cette perquisition.

Le lendemain de la descente policière, Nicolas Voisin a été le premier à découvrir le procédé mis en place par le parti majoritaire. Information qu’il a relayée aussitôt sur son fil Twitter. Ainsi, lorsqu’on tapait le mot «perquisition» dans Google au cours de la matinée du 10 septembre, apparaissait alors un lien sponsorisé juste au-dessus du résultat des recherches. Un lien sans équivoque intitulé «L’UMP pas perquisitionné» qui invitait l’internaute à se rendre sur le site du parti pour connaître la version de l’UMP, à savoir qu’il n’est nullement question de perquisition mais «d’une demande de renseignement sur instruction du procureur de la République» et d’un «transport d’enquêteurs» (sic).

Pour les communicants de l’UMP, cette tactique sémantique via Google vise simplement à contrebalancer les effets pervers que les médias génèrent auprès de l’opinion publique. A leurs yeux, ces derniers utilisent en effet un peu trop prestement le mot de «perquisition» pour désigner en fait une simple visite de routine dans le cadre d’un processus judiciaire classique. Interrogé par François Krug, journaliste du site d’information Rue89, le service communication assume pleinement son initiative numérique :

Hier, pendant quelques heures, le mot de “perquisition” a été employé à tort dans l’ensemble des médias, des agences de presse à la télévision. Nous avons décidé de ne pas laisser utiliser à tort ce mot. Nous avons contacté tous les journalistes pour leur expliquer de quoi il s’agissait exactement. Et de son côté, notre pôle Internet a fait de même sur les réseaux sociaux. Ça ne nous arrive pas souvent d’acheter des mots-clés sur Google, mais si ça devait se représenter, on le referait sans problème.

Bien que pleinement revendiqué, le lien commercial disparaîtra malgré tout quelques heures plus tard des requêtes proposées par Google sur le mot «perquisition». Une disparition rapide qui laisse quelque peu perplexe puisque l’achat du mot-clé visait précisément à rétablir durablement un équilibre argumentaire que l’UMP estimait compromis.

Vous avez googlisé un mot ? Ne quittez pas ! L’UMP vous répond

En matière d’achats de mots clés sur Google, l’équipe communication de l’UMP n’en est pas à son coup d’essai. C’est en novembre 2005 qu’elle a étrenné cette approche communicante d’un nouveau genre. A l’époque, l’actualité nationale vit au rythme chaotique des émeutes qui enflamment plusieurs banlieues de grandes villes françaises suite à la mort de deux jeunes, Zied et Bouna, morts électrocutés dans un relais EDF en tentant d’échapper aux policiers qui les poursuivaient.

Dans les médias, les débats sont virulents entre les antis et les pros de la politique de stricte fermeté appliqué par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy. Pour soutenir l’action du «premier flic de France», les communicants de l’UMP sollicitent les services d’une jeune agence conseil en marketing et communication sur Internet. Baptisée «L’Enchanteur des nouveaux médias», l’agence a été fondée en 1999 par deux accros du Web qui ont également en commun d’avoir tâté un peu de la politique : Bruno Walther passé par les rangs de Génération Ecologie et surtout Arnaud Dassier, militant RPR de longue date et ancien chargé de mission d’Alain Madelin au ministère des PME-PMI. Ce dernier est particulièrement actif pour concilier son expertise numérique avérée et son militantisme assumé:

Travailler pour l’UMP, ce n’est pas travailler. J’adore ça. Tous les matins, un comité Internet se réunit au QG du parti et nous donnons vie à la campagne sur le Net.

Très vite en fonction des thématiques du moment où le parti doit se positionner impérativement, germe l’idée d’acquérir des mots clés ciblés en s’appuyant sur le système AdWords de Google. C’est ainsi que début novembre 2005, les adeptes de Google découvrent qu’en tapant des mots comme «racaille», «voiture brûlée», «émeutes», «banlieues», un lien publicitaire s’affiche en plus des résultats trouvés par le moteur de recherche. Un lien qui propose de soutenir l’UMP et l’action de rétablissement de l’ordre de Nicolas Sarkozy. Le résultat est en tout cas payant comme l’explique Arnaud Dassier: «Nous avons des taux de clics bien supérieurs à la moyenne, avec des pointes à 10% ou 15% parfois».

Si certains initiés du Web s’émeuvent de cette pratique jugée plus ou moins déviante, Arnaud Dassier n’en démord pas devant la journaliste qui l’interviewe et n’entend pas cesser la campagne:

Elle se poursuivra tant que les évènements durent, tant que les Français sont inquiets et cherchent des informations sur ce sujet.

De fait, à l’orée de la campagne présidentielle de 2007, les communicants de l’UMP ont à nouveau recouru à l’acquisition de mots clés comme «Ségolène» ou plus étrangement «tsunami». A l’époque, la ficelle numérique avait juste provoqué quelques vaguelettes d’agacement auprès de la blogosphère initiée et des militants 2.0.

Cet été, l’équipe communication de l’UMP a renouvelé l’exercice du mot-clé. Confronté à une tourmente médiatique sans précédent avec l’affaire Woerth-Bettencourt dévoilée par le site d’informations Mediapart, le parti majoritaire a alors bourse délié pour acheter sur une durée limitée plusieurs mots-clés comme «Bettencourt» ou encore «Liliane Bettencourt». But de la manœuvre : mieux positionner sur Google la page de soutien créée pour la circonstance au ministre du Travail, Eric Woerth mis en cause dans les médias. Avec un bandeau au texte explicite : «Soutien à Eric Woerth – l’UMP mobilisée pour soutenir Eric Woerth, un homme droit et intègre».

A la même époque, la bataille des bannières commerciales fait d’ailleurs rage puisque Mediapart utilise lui aussi la technique du lien sponsorisé avec une accroche non moins fracassante : «Affaire Bettencourt – Les révélations Mediapart, Edwy Plenel s’explique». Objectif : promouvoir l’enquête journalistique du site et recruter au passage quelques abonnés supplémentaires dont le site a besoin pour atteindre sa rentabilité.

D’un tsunami politique français à une marée noire médiatique américaine

De l’autre côté de l’Atlantique, BP a également succombé au charme discret de l’influent mot-clé. Pour tenter de se dépêtrer des vagues de protestation qui essaimaient sur Internet pour dénoncer la marée noire du Golfe du Mexique, le géant pétrolier s’est également tourné vers l’usage salvateur du mot-clé. Avec des gros moyens à la clé comparés aux incursions tactiques de l’UMP. En effet, BP a ciblé les trois moteurs de recherche leaders mondiaux (Google, Yahoo et Bing) pour espérer couper l’herbe sous le pied aux opposants de tout poil et mettre en avant ses propres pages Web dédiées à la catastrophe et aux interventions des équipes de nettoyage et de secours.

Sur ces trois moteurs, le pétrolier a acheté les mots-clés les plus communément usités par les internautes comme «Oil Spill» (marée noire), «Gulf Oil» (golfe pétrole), «Gulf Disaster» (golfe catastrophe), «Oil Cleanup» (pétrole nettoyage) et une flopée d’autres encore, tous directement évocateurs de la catastrophe de la plateforme pétrolière. Une initiative confirmée par un porte-parole de l’entreprise qui explique:

Faciliter les recherches des gens qui veulent en savoir plus sur les efforts que nous entreprenons dans le Golfe et les renvoyer plus facilement vers les liens qui ont trait aux dépôts de plainte, aux informations sur les plages souillées par le pétrole et aux appels aux volontaires.

Culture monétaire américaine oblige, des chiffres circulent très vite autour du montant dépensé par BP pour s’assurer la meilleure visibilité possible de ses contenus informatifs. Ainsi, un analyste marketing de New York, Scott Slatin, estime que le pétrolier investit quotidiennement 7500 $ sur Google ainsi que 3000 $ chacun sur Bing et Yahoo.

Là aussi, le procédé n’est pas en soi totalement inédit aux Etats-Unis. Durant leur affrontement électoral lors de la campagne présidentielle de 2008, le candidat républicain John McCain et le démocrate Barack Obama avaient copieusement préempté tous les mots-clés qui leur semblaient décisifs pour pousser l’avantage auprès des votants et obtenir leurs suffrages. La même chose s’est reproduite en 2009 lors des débats épidermiques autour de la réforme du système de santé américain que le président Obama s’évertuait à faire adopter par le Parlement.

Google, une menace pour l’équité de l’information ?

Si d’aucuns n’hésitent pas à s’enthousiasmer sur l’usage des mots-clés en matière de stratégie de communication institutionnelle et politique (le même Scott Slatin a ainsi qualifié l’opération mots-clés de BP d’ «initiative brillante»), chacun peut être toutefois en droit de s’interroger sur ce choix technologique musclé de faire circuler l’information à travers le forceps des moteurs de recherche. Ceci d’autant plus que le processus est plutôt simple à manier.

Une fois l’inscription effectuée sur Google AdWords, le demandeur peut démarrer sa campagne de mots-clés en établissant une liste de mots auquel il souhaite associer son message. A chaque-mot clé retenu, est attribuée une enchère appelée le «Coût Par Clic» (CPC) qui correspond au montant que l’annonceur est prêt à débourser dès que le mot en question sera cliqué par un internaute. Plus le montant de l’enchère est élevé, meilleure sera la visibilité du contenu promotionnel et donc le trafic sur le site référent. Nombreux sont les sites de services et de produits à recourir à cette technique pour accroître le nombre de visiteurs et les transformer en acheteurs potentiels.

Et l’enjeu des mots clés risque fort de s’accentuer encore avec les annonces de Google début septembre 2010 sur la mise en place opérationnelle de son nouveau service «Google Instant». Avec Google Instant, l’internaute visualise en effet en temps réel les premiers résultats suggérés par le moteur à mesure qu’il tape son mot recherché sur le clavier. Autant dire que l’importance d’émerger vite et bien va devenir cruciale surtout en cas de sujet épineux, de crise latente ou de polémique déclarée.

A ce petit jeu potentiellement pervers des mots-clés, s’est également ajouté un troisième outil de référencement sponsorisé. Depuis le 14 septembre, Google a introduit en Europe une autre fonctionnalité concernant les liens commerciaux, fonctionnalité déjà en vigueur depuis plusieurs années aux Etats-Unis. Profitant d’une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne, le moteur de recherche permet désormais à n’importe qui en Europe communautaire d’acheter des mots-clés liés à des marques, y compris celles d’un concurrent et sans son consentement.

Dès lors, on peut aisément imaginer que le nom d’un responsable politique, d’un dirigeant économique, une marque ou enseigne d’une entreprise soient indûment capturés par des petits malins dans le but de torpiller un peu plus une réputation, de répandre des informations biaisées ou bien de détourner une audience liée à ce nom à son unique profit. Tant du côté des annonceurs que des agences de communication, la nouvelle a fait grincer des dents. Nicolas Bordas, président de l’AACC (Association des agences conseil en communication) a commenté cette lourde décision:

Cette politique n’est souhaitable ni pour l’économie, ni pour les consommateurs qui risquent d’être trompés par manque de transparence.

Cette libéralisation de l’achat aux enchères de mots-clés si spécifiques a effectivement de quoi susciter des questions. Outre la contrefaçon et le détournement de flux commerciaux qui pointent en filigrane derrière cette option nouvelle offerte par Google, on peut également s’inquiéter des conséquences en matière d’information. Le risque de voir n’importe qui s’arroger le droit de dire n’importe quoi au nom d’un autre (surtout s’il dispose en plus des moyens budgétaires idoines pour acheter ses mots-clés) n’est désormais plus une vue de l’esprit mais une réalité bien tangible.

En matière de clarté de l’information, il n’est pas non plus garanti que le citoyen internaute y trouve son compte. Déjà confronté à une cacophonie numérique plutôt luxuriante, il lui faudra désormais être apte à démêler qui parle de quoi, à quel titre et dans quel contexte.

Un challenge qui est loin d’être gagné lorsque l’on sait que 4 Américains sur 5 ne font à l’origine pas la différence entre un lien sponsorisé et un contenu résultant d’un référencement naturel. C’est l’enseignement qu’a mis en exergue une étude menée en 2005 par Pew Internet & American Life auprès de 2200 internautes. 62% déclaraient ignorer les différentes catégories de résultats qu’un moteur de recherche pouvait leur restituer. 82% se déclaraient même incapables de faire la différence entre un contenu poussé commercialement et un contenu indexé automatiquement. Lorsqu’on sait en plus que l’immense majorité des internautes ne va guère au-delà de la première page de résultats (lorsque ce n’est pas en deçà des 10 premières propositions), il y a de quoi s’inquiéter pour la chaîne de l’information.

Conclusion : quelle clé aux maux des mots-clés ?

L’engouement naissant pour le dopage de contenus à coups d’acquisition de mots-clés n’augure pas forcément de bonnes choses. Si faire entendre sa voix dans le concert médiatique se résume désormais uniquement à l’usage des liens commerciaux survitaminés, il y a fort à parier que le débat sociétal et l’agora informationnelle ne vont guère gagner en pertinence, en qualité et en diversité.

Que certains communicants politiques et institutionnels veuillent s’emparer du Web pour défendre et promouvoir les positions de la structure qu’ils représentent, peut se concevoir aisément. Encore faudrait-il que cette démarche procède plutôt de l’engagement et de la conversation durables plutôt que de manœuvres tactiques opportunistes où prime seulement la capacité à mieux maîtriser les mots-clés d’une thématique donnée.

L’initiateur de la stratégie numérique de l’UMP, Arnaud Dassier, semble lui-même conscient qu’il approche le «borderline». Sur son blog personnel, il n’hésite pas à brocarder l’actuelle conception de la présence numérique de l’UMP :

Il serait temps que l’UMP réinvestisse l’Internet, non comme elle le fait actuellement, en l’utilisant exclusivement comme un relais supplémentaire pour écouler sa propagande ou ses critiques de l’opposition, mais en participant aux débats qui s’y déroulent de manière constructive. Dans ce domaine, il est symptomatique et dommage que l’UMP ait abandonné son blog depuis près de 2 ans: http://blog-ump.typepad.fr. Malheureusement aujourd’hui, l’esprit qui anime les responsables de l’UMP vis-à-vis de l’Internet, essentiellement ressenti comme une boite de Pandore et le repaire de ses ennemis, est plutôt celui de la «riposte» et de la contre-propagande, comme l’a annoncé récemment Benjamin Lancar. Il faut évidemment répondre aux attaques sur le Net, mais cela ne doit en aucun cas être le principal axe stratégique de la cyber-communication de l’UMP, et encore moins faire l’objet d’effets d’annonces qui donnent une image inutilement agressive de l’UMP, et sonnent comme un aveu de faiblesse.

Le dernier avatar en date autour du mot «perquisition» laisse penser qu’on est encore loin d’un état d’esprit ouvert et participatif mais plutôt propagandiste et opportuniste.

Et pour élargir la réflexion de manière plus globale en matière d’éthique et d’usage du numérique, on peut également regarder la vidéo de Fabrice Epelboin. A passer en boucle dans certains QG de communicants !

Crédits photos FlickR edmittance, Matt McGee, nicasaurusrex, Calamity Meg.

Article initialement publié sur Le Blog du Communicant 2.0.

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Communication politique: je twitte donc je suis transparent http://owni.fr/2010/07/20/communication-politique-je-twitte-donc-je-suis-transparent/ http://owni.fr/2010/07/20/communication-politique-je-twitte-donc-je-suis-transparent/#comments Tue, 20 Jul 2010 09:03:57 +0000 Olivier Cimelière http://owni.fr/?p=22407 C’est le dernier truc en vogue chez certaines personnalités politiques : raconter en « live » les coulisses d’une réunion à ses « followers ». En twittant à tire-larigot, ces « chroniqueurs » numériques d’un nouveau genre ont érigé le principe de transparence comme moteur de leur action. Diffuser ce qui n’était pas initialement censé sur retrouver sur la place publique, devient leur geste de bravoure au nom de la démocratie et des citoyens. Et si pourtant on tournait sept fois son clavier dans sa main avant de tweeter ? La question n’est pas si anodine.

Dans un univers où tant de mensonges et de bluff cosmétique faussent les relations et opacifient les décisions, comment effectivement ne pas applaudir des deux mains à la tentation de la transparence dont d’aucuns se font les chantres ? Comment ne pas célébrer en effet Twitter qui permet de se glisser dans les interstices et de savoir ce qui se passe véritablement ? Ces dernières années, la transparence est devenue la vertu qu’on exige et qu’on revendique. En cela, la Toile et ses gènes 2.0 ont largement permis de contourner et d’ébrécher les chapes de silence que des décideurs politiques s’ingéniaient à échafauder.

La transparence est effectivement vertu. Souvenez-vous par exemple de la fameuse « glasnost » (qui signifie précisément en russe « transparence ») prônée par Mikhaïl Gorbatchev dès 1985 dans le cadre de sa politique de restructuration économique ? L’ouverture des archives longtemps dissimulées, la libération de la parole et la circulation des informations ont ainsi permis de démanteler un régime soviétique totalitaire et propagandiste qui masquait volontiers des pans entiers de la réalité sociale et économique du pays.

Moins révolutionnaire mais tout aussi révélatrice est la transparence que la Suède a érigé en principe fondateur de l’État depuis 1766. Là-bas, tout citoyen a la possibilité d’accéder aux informations concernant les actes passés et présents des pouvoirs publics. Au pays des Vikings, il est hors de question de badiner avec la probité des décideurs politiques et de les laisser se cacher. Chacun doit pouvoir savoir et agir en connaissance de cause si nécessaire. Ainsi, deux ministres en ont-elles fait l’amère expérience en octobre 2006. Respectivement nommées ministres du Commerce et de la Culture, Maria Borelius et Cecilia Stegö Chilo, ont dû rendre leur tablier ministériel quelques jours plus tard à la suite de révélations. La première n’avait pas déclaré au fisc la baby-sitter de ses enfants et la seconde n’avait pas payé la redevance audiovisuelle. On connaît d’autres pays où les rangs ministériels se seraient probablement encore plus vite dépeuplés si pareil principe drastique était appliqué stricto sensu !

Transparence, vous avez dit transparence ?

Les politiques se sont vite emparés du phénomène Twitter

En France, quelques politiques se sont récemment convertis au jeu tous azimuts de la transparence en direct. Parmi les plus connus et assidus, on peut citer pêle-mêle Nathalie Kosciusko-Morizet (secrétaire d’État à l’Économie Numérique), Laurent Wauquiez (secrétaire d’État à l’Emploi) ou encore le député européen PS, Benoît Hamon. Tous diffusent régulièrement sur leur fil personnel Twitter, l’agenda de leurs activités ou leurs impressions du moment.

Pour ces adeptes du gazouillis digital, l’outil est fantastique. Il leur permet de ne plus être systématiquement tributaire des journalistes pour espérer avoir un écho auprès des lecteurs. Tout comme ces producteurs qui s’affranchissent des distributeurs pour toucher leurs consommateurs, les élus parlent désormais directement aux électeurs. Un potentiel énorme où chacun se plait à rappeler que grâce à ce microblogging actif, Barack Obama a pu mobiliser des militants et lever des fonds pour gagner l’élection présidentielle de 2008 aux États-Unis.

Depuis, bon nombre d’élus de terrain ont ouvert à leur tour des fils Twitter. Députée UMP d’Eure-et-Loir, Laure de la Raudière figure par exemple parmi les utilisateurs assidus des messages en 140 caractères (en plus d’un blog personnel régulièrement nourri). Maire UMP de La Garenne-Colombes et député européen, Philippe Juvin a été un des pionniers à s’emparer de Twitter dans l’exercice de ses fonctions : « C’est un des outils devenus indispensables à la proximité politique ». Un usage croissant qui vaut désormais aux twitter-politiciens d’être régulièrement jaugés et classés en termes de régularité et d’influence.

Twitter ou ne pas twitter, telle est la question

C’est un fait acquis. Twitter et consorts permettent une nouvelle proximité entre les élus politiques et le corps social. Pour autant et à la lumière de certains faits récents, on peut se demander si ce désir de proximité et de transparence n’a pas parfois des effets collatéraux pernicieux.

Pendant la Coupe du Monde de football 2010, le député UMP de Haute-Savoie, Lionel Tardy a ainsi connu son heure de gloire médiatique en relatant par le menu le contenu des auditions parlementaires de Jean-Pierre Escalettes, l’ex-président de la FFF (Fédération Française de Football) et Raymond Domenech, l’ex-sélectionneur. L’impétrant n’en était pas à son premier coup d’éclat. En mars 2010, il avait déjà retranscris les débats houleux du groupe UMP à l’Assemblée nationale après la débâcle des élections régionales. Le même a ensuite récidivé avec un scoop en annonçant avant l’heure l’abandon de la taxe carbone pourtant longtemps défendue par le gouvernement.

Le fil Twitter de Frédéric Lefebvre a connu des déboires en 2009

En juin dernier, un autre député UMP de la Mayenne, Yannick Favennec, révélait depuis une réunion à l’Élysée où il participait que Nicolas Sarkozy procédera à un remaniement gouvernemental en octobre 2010. Aussitôt, une dépêche AFP est tombée et l’emballement médiatique a fait le reste ! Lui aussi n’était pas un novice en la matière. Tout comme son collègue des bancs parlementaires Lionel Tardy, il avait relayé les discussions enfiévrées du groupe UMP après la défaite cinglante des régionales. À chaque fois, les greffiers numériques ont fait le miel des journalistes et de la blogosphère qui se sont empressés de faire écho à ces informations inédites et surgies de là où on ne les attend d’ordinaire pas.

Plus anecdotique mais tout aussi ravageur, la conseillère régionale socialiste Anne Hidalgo s’était malicieusement amusée en décembre 2009 à prendre en photo depuis son smartphone, son adversaire politique Valérie Pécresse en pleine séance d’assoupissement caractérisé dans les travées de l’assemblée régionale. Cliché peu valorisant qu’elle avait ensuite publié avec une légende ironique sur son compte Twitter et qui généra aussitôt un buzz médiatique conséquent et l’ire de Valérie Pécresse. A la même époque, une passe d’armes opposa également en pleine séance de travail, des sénateurs socialistes à Christian Estrosi, ministre de l’Industrie, qui s’était auparavant permis de tweeter des commentaires peu amènes à l’égard de quelques élus de gauche du Palais Bourbon.

Une fois dépassé l’aspect certes sympathique du « potache dissipé », ces multiples exemples suscitent bien des questions. À vouloir à tout prix tout révéler et le diffuser aussi rapidement que l’éclair, ne va-t-on pas paradoxalement à l’encontre de la clarté des débats ? La transparence est évidemment une chose souhaitable mais à condition de ne pas devenir un réflexe pavlovien où n’importe quelle information sort à toute vitesse et sans contextualisation. À terme, ce genre de fuites peut même devenir source de confusion et de polémiques bien inutiles où personne n’est réellement gagnant.

De même, l’usage excessif de Twitter dans le cadre de réunions confidentielles ou restreintes risque à terme d’affadir la teneur des débats, voire générer une nouvelle langue de bois de la pire espèce, les protagonistes sachant désormais que leurs propos peuvent se retrouver transmis sur Twitter dans la seconde qui suit. Le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, s’en est d’ailleurs ému à la suite des « exploits » des députés Tardy et Favennec. A l’heure actuelle, il envisage l’interdiction de l’usage de Twitter pendant des commissions ou des auditions censées se dérouler à huis clos. Une idée qui ne recueille pas que des avis favorables parmi les députés qui avaient trouvé là, un excellent moyen de se faire connaître et d’émerger de la masse des 577 députés de l’Assemblée nationale.

Et qu’en disent les experts ?

Diffuser et partager à bon escient est l'enjeu d'un fil Twitter

La transparence inédite induite par Twitter représente en effet un véritable problème. L’idée n’est pas pour autant de revenir à la situation antérieure où tout se disait et se faisait à l’abri des discrets lambris molletonnés et en tenant soigneusement le citoyen à l’écart. Néanmoins, avant de céder à l’engouement adolescent de la transparence retrouvée, il convient de s’interroger. À cet égard, le juriste américain Lawrence Lessig a jeté en octobre 2009, un énorme pavé dans la mare en publiant un article provocateur intitulé « Against transparency » dans la revue The New Republic.

Dans ce texte polémique, il écrit notamment à propos de la transparence : « J’en viens de plus en plus à penser qu’il y a une faille dans cette bonne chose que nul ne conteste. Nous ne nous demandons pas assez dans quelles circonstances la transparence est une bonne chose et dans quelles circonstances elle peut au contraire être source de confusion, voire pire (…) Le « mouvement de la transparence nue » n’incitera pas au changement. Il finira par saper la confiance dans notre système politique ». Dans ce manifeste qui a fait couler beaucoup d’encre, l’auteur appelle au final à une « transparence ciblée » et non pas un brouhaha dépenaillé sous couvert hypocrite de transparence démocratique.

Dans une interview accordée il y a deux ans, le sociologue de la communication, Dominique Wolton, pointait déjà les dérives potentielles d’un usage abusif de cette soi-disant transparence numérique qu’autorisent Twitter et les réseaux sociaux. Selon lui, cet emballement pour le déballage public tient en une explication : « On a longtemps rêvé d’une information en temps réel au prétexte qu’elle allait permettre de mieux comprendre le monde. Nous sommes dans cet idéal de la vérité instantanée du direct. On s’aperçoit aujourd’hui de ses limites. Le direct ne vaut pas grand-chose sans son contexte, sans mise en perspective, sans connaissances ».

Conclusion : faut-il supprimer Twitter des mains politiques ?

La question est certes un peu abrupte mais après tout, à trop vouloir tout dire à tout moment, ne risque-t-on pas de brouiller les choses, voire d’insinuer ou laisser supputer des faits qui ne sont pas avérés ? Si ne peut plus avoir lieu le temps du débat serein entre personnes responsables et sans le joug dictatorial de l’immédiateté des technologies de l’information, alors nous nous acheminons droit devant vers une société cacophonique où seuls auront droit de cité les plus aptes à crier fort ou à émerger de manière radicale et tranchée. Ce qui ne constitue pas vraiment une avancée démocratique.

D’un jeune issu de la génération Y, on aurait pu attendre un usage plus pondéré et astucieux de Twitter. À suivre !

Pour autant, il ne s’agit pas de condamner Twitter et consorts au bûcher et à la censure. Dans d’autres circonstances, on sait bien que ces outils sont des ferments de savoir et de démocratie. Cela s’est encore vérifié avec les agitations estudiantines en Iran l’an passé. Seuls Twitter et les réseaux ont permis de se forger une idée un peu plus précise de la situation réelle qu’occultait le pouvoir iranien.

Simplement, l’outil numérique ne doit pas se substituer à l’action réelle des politiques, ni devenir un numéro de cirque ou un défouloir digne des pires moments de la IIIe République comme en témoigne par exemple la logorrhée surannée et bien peu propice au dialogue du fil Twitter de Benjamin Lancar, conseiller régional de Paris et président des Jeunes Populaires. En témoigne cette capture d’écran effectuée en pleine affaire Woerth-Bettencourt et Mediapart.

Pour en savoir plus

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Billet originellement publié sur Le Blog Du Communiquant 2.0.

Crédits Photo CC Flickr : Tveskov

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