OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Peurs sur le web http://owni.fr/2011/11/29/peur-sur-le-web-pedophilie-action-innocence/ http://owni.fr/2011/11/29/peur-sur-le-web-pedophilie-action-innocence/#comments Tue, 29 Nov 2011 08:00:52 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=53466 En 2011, 22 000 enfants ont assisté aux interventions d’Actions Innocence, devenu un acteur incontournable de l’éducation aux “dangers du Net” depuis son implantation en France en 2003. L’ONG, d’origine suisse, est signataire d’une convention de coopération avec le ministère de l’Éducation nationale depuis 2005, malgré les controverses qui l’entourent. Des campagnes que certaines voix critiques estiment anxiogènes.

Historiquement, Action Innocence se focalisait sur un danger, les cyberpédophiles. Une initiative de Valérie Wertheimer, épouse de Gérard Wertheimer, le co-propriétaire de Chanel, une des plus grosses fortunes de France. “Le déclic survient en 1994 alors que Valérie Wertheimer se rend en Thaïlande avec des amis. Elle prend pleinement conscience de l’horreur du tourisme sexuel et décide d’agir”, apprend-on dans un portrait. Ce paramètre émotionnel fait partie de l’ADN d’Action Innocence et explique ses choix en matière de communication. L’organisation se fait ainsi remarquer par des campagnes fortes. Aujourd’hui encore, son nom est indissociable de sa campagne mettant en scène “le masque” du cyberpédophile.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Et tant pis si le discours est à côté des chiffres : il y a infiniment plus de chance que l’adulte qui abuse d’un enfant soit le tonton ou le voisin de palier. Emmanuelle Erny-Newton, psychologue, spécialiste de l’éducation au numérique, rappelait ainsi :

Dans son rapport Techno-Panic & 21st Century Education: Make Sure Internet Safety Messaging Does Not Undermine Education for the Future, Nancy Willard, du Center for Safe and Responsible Internet Use, note qu’une grande partie du discours sécuritaire sur Internet est de la désinformation : on y présente le Web comme un lieu où les jeunes sont à haut risque de prédation sexuelle, alors que la recherche et les statistiques d’arrestations témoignent du contraire. [...]

Dans les cas débouchant sur des poursuites, les individus accusés de leurre d’enfants sur Internet étaient le plus souvent des hommes de 18 à 34 ans. Les données montrent également que les prédateurs sexuels mentent rarement sur leur âge ou leurs motifs, lorsqu’ils prennent contact avec un jeune en ligne. Leur tactique n’est pas la tromperie mais la séduction : ils manifestent beaucoup d’attention, d’affection et de gentillesse envers les jeunes, les amenant à croire qu’ils sont réellement amoureux. La plupart des jeunes qui acceptent alors une rencontre en personne le font en sachant qu’ils vont s’engager dans une relation sexuelle – relation sexuelle qui sera d’ailleurs répétée dans 73% des cas. Très peu de cas (5%) sont de nature violente, selon le Crimes Against Children Research Center.

Action Innocence assume ce parti-pris, comme l’a expliqué à OWNI Elizabeth Sahel, la présidente de l’antenne française :

“Le masque” date de 2006, nous avons été en 1999 une des premières associations à pointer du doigt les dérives d’Internet, tout ce qui préparait en matière de pédocriminalité, nous étions assez avant-gardistes en montrant les risques de mauvaise rencontre. Les cyberprédateurs existent aussi. Notre travail n’est pas de lutter contre la pédophilie, nous sommes une association de prévention pour l’enfance. Quand nous nous sommes demandés où nous allions intervenir en priorité, nous nous sommes dits qu’il y avait une porte ouverte. À travers cette communication, il n’a jamais été question de dire que le pédophile est plus sur Internet. Heureusement, d’autres personnes prennent en charge cette lutte, dont la cyberpédophilie, comme les gendarmes.

L’échange fut l’occasion de lui faire découvrir le pedobear, ce mème destiné à moquer le cliché du cyberprédateur. La position est assumée, quitte à se montrer contradictoire :

Nous avons des retours terrains, les élèves ont compris les risques de mauvaises rencontres, ils ne donnent plus leur numéro de téléphone, on s’en réjouit. Quant à dire que c’est grâce à nous, je ne sais pas. [...] Sur les 22 000 enfants que nous avons vus cette année, aucun ne nous a dit “on a peur du pédophile sur Internet”, personne ne nous parle de cette campagne comme de quelque chose de dramatisant, les usages n’ont pas été influencés par cette campagne. C’est une prudence qui est transmise par leurs parents et par les enfants.”

La jeune femme, qui souligne que leur équipe “a baigné dans Internet”, fait remarquer que leurs modules de formation ont évolué :

Aujourd’hui, il y a un autre risque, lié aux relations entre pairs, nous sommes davantage sur une aide sur les relations entre camarades, et une remise en question des actes. Il y a une infinie possibilité de bonnes pratiques comme de mauvaises pratiques, notre objectif est de préserver les jeunes de ces risques possibles.

“Net-rumeur, vie privée et droit à l’image, réseaux sociaux, diffamations, cyber-intimidation, incitations dangereuses, téléchargement illégal”, etc. sont ainsi aussi abordés. Glissement de culpabilité aussi : l’objectif initial était de “Préserver la dignité et l’intégrité des enfants sur Internet” (sous-entendu des adultes), il s’agit aussi de prévenir des agissements des jeunes envers d’autres jeunes mais aussi envers les adultes, par exemple les professeurs… ou les ayants-droit.

“Pour pointer du doigt la réalité, il y a les études”

Sur ce champs élargie, la pédagogie du faits divers et de l’émotion est encore de mise. Une étude [pdf] produite par une de leurs psychologues, Martine Courvoisier, pointe l’absence de travaux démontrant l’impact à long terme des images pornographiques sur les enfants. Pourtant, la pornographie n’a pas spécialement bonne presse à Action Innocence, comme en témoigne ce visuel, intitulé “Amour et pornographie n’ont rien à voir !”. Il montre une fille, cet être romantique et désincarnée, claquant son petit ami, cette bite sur patte, qui essaye de la peloter, après avoir regardé du porno sur Internet pour “assurer”. Elizabeth Sahel répond :

Pour pointer du doigt la réalité, il y a les études. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas prouvé l’impact direct entre un risque et sa conséquence qu’on n’a pas intérêt à prévenir ces éventuelles conséquences. Là je vous parle en tant que maman, c’est comme si je vous dis le téléphone sur un enfant aucune étude n’a prouvé que c’était nocif, qu’il n’y a pas par ailleurs une conscience protectrice qui consiste à équiper son enfant en téléphone le plus tard possible, c’est deux choses différentes. Dans l’un c’est l’intuition, dans l’autre c’est juste une remise en question de la diabolisation d’un phénomène sur les enfants.

Elle nous a assuré que le porno n’était pas diabolisé lors de leurs interventions :

Nous ne sommes pas là avec nos pancartes “non à la pornographie”, nous n’avons pas de jugement à donner. Nous indiquons cette nuance entre la réalité et la pornographie, ce n’est pas que ça les relations humaines. On leur dit ce qu’est la pornographie, il y a des tas de confusions possibles. Une image pornographique est négative si elle va créer chez vous une émotion, si elle vous choque, parlez-en dans ce cas-là à vos parents, ce n’est pas grave, on est vraiment dans ce discours pour protéger le jeune, qu’il ne sente ni coupable, ni choqué, qu’il garde éventuellement ça pour lui, c’est bon aussi pour les images violentes.

À voir le succès des formations, elles répondent aussi à une attente. Les retours que nous avons eus, en particulier de personnels pédagogiques de l’éducation, sont mi-figue, mi-raisin. Certains les trouvent pertinentes et équilibrés, d’autres les jugent anxiogènes et n’offrant pas une vision constructive d’Internet.

“Ceux qui les critiquent ne connaissant pas nos modules, répond Elizabeth Sahel. C’est qui ? Des blogueurs ?” Nous lui expliquons alors qu’il s’agit de personnels pédagogiques qui ont assisté aux formations récentes :

On ne peut pas plaire à tout le monde, j’entends ces critiques. Il y a deux façons de faire, de la prévention jusqu’à l’éducation au numérique, nous sommes au milieu. Pour avoir une attitude responsable et citoyenne des nouvelles technologies, il faut aussi connaître les dangers et les risques. Pour moi, nous sommes vraiment dans une démarche extrêmement positive.

L’association de Mme Chanel

On reproche à Action Innocence de verser dans le cliché, elle renvoie la balle, lassée d’être réduite à l’association de l’épouse du co-propriétaire de Chanel, tailleur pied-de-poule, réseaux et locaux dans le XVIème. D’emblée, lorsque l’entretien part sur cette question, Elizabeth Sahel se braque :

- Valérie Wertheimer est la figure-clé de l’association, elle a mis ses moyens financiers et son réseau au service de la cause, comment concrètement ce réseau vous bénéficie-t-il ?

- C’est une question sensible. Je ne répondrai pas à la partie concernant Valérie Wertheimer.

-Je dois voir avec qui alors ?

-Personne. Soit on parle du projet de l’association… Vous enregistrez ? On peut décider quand commence l’interview car là je vous parle de choses qu’à mon sens je n’ai pas à vous préciser.

- Sur les moyens financiers…

- Ça non plus, je ne vois pas… ils évoluent, on mène des conférences le soir avec des parents, des mécènes, des partenariats.

Le seul coup de pouce de Valérie Wertheimer, nous explique-t-elle, c’est le gala annuel de charité. Un coup de pouce maousse à 300 000 euros en 2010 [pdf], sachant que l’association a six salariés. On n’en saura pas plus sur les budget. Pour montrer que l’association ne roule pas sur l’or, Elizabeth Sahel souligne qu’ils viennent d’embaucher un responsable partenariat, lesquels complètent les sommes rapportées par les interventions. Celles dans les établissements scolaires [pdf] sont gratuites et durent d’une heure à deux heures, en revanche, celles pour les parents sont à 200 euros, pour 2 h 30. “Des associations de parents d’élèves organisent la rencontre, en général après une session auprès des élèves”, détaille Elizabeth Sahel. Celle pour les professionnels de l’enfance sont sur devis. Dans chaque cas, transport et hébergement le cas échéant sont à la charge des organisateurs. Comme l’association est partenaire du ministère, il est possible de se faire rembourser une partie des frais.

Enfin, Action Innocence élargit tellement sa palette d’action qu’elle propose aussi d’intervenir… en entreprise [pdf] :

La  sécurité des systèmes d’information est un enjeu majeur pour les  entreprises qui peuvent faire l’objet de cyber attaques plus ou moins  graves. En parlant de la protection des enfants sur Internet, Action  Innocence permet à certaines entreprises d’aborder la sécurité  informatique d’un point de vue plus global.

Pour 500 euros l’heure et demi, les bénéficiaires de la formation sauront ainsi “Les véritables activités des enfants sur Internet, Le cyber pédophile et ses techniques d’approche”, etc. toute chose fort utile pour une entreprise soucieuse de sa sécurité informatique et pour rentabiliser des Powerpoints.

Interrogée sur le fait de savoir s’il est normal qu’une association soit subventionnée pour effectuer ce qui relève du socle commun des compétences que l’école doit transmettre à tout élève à la fin de la scolarité obligatoire, Elizabeth Sahel nous a répondu avec franchise :

Oui tout à fait, c’est juste.

Sur ce point, Thomas Rohmer, co-fondateur de Calysto, une société qui s’est taillée sa part sur ce qui est bien un marché, avait été moins direct :

Est-ce que l’école peut tout assurer alors qu’il y a des restrictions budgétaires ?


Illustrations par Marion Boucharlat pour OWNI

Image de Une Marie Crochemore pour OWNI

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Education au numérique: quand une société privée fait la leçon http://owni.fr/2011/03/28/education-numerique-menage-des-salles-meme-combat-prive/ http://owni.fr/2011/03/28/education-numerique-menage-des-salles-meme-combat-prive/#comments Mon, 28 Mar 2011 15:00:41 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=50652

Toute cette conférence n’amorce aucune réflexion, ne construit aucune démarche pédagogique et s’enfonce elle-même dans ses propres contradictions à force d’avoir recours à la rhétorique du fait-divers. On a le sentiment d’un grand gâchis.

C’est par ce jugement sans appel qu’un expert académique du numérique concluait son compte-rendu d’une intervention sur les « dangers de l’Internet »  effectuée par la  société Calysto en 2009 dans un collège. Il n’est pas le seul à remettre en cause le travail de Calysto : LeMonde.fr en 2005 et plus récemment Framasoft l’avait aussi critiqué.

Pourtant, Calysto a signé depuis 2004 une convention de coopération avec le ministère de l’Éducation nationale, soit un an après sa création, ce qui en fait un partenaire privilégié pour intervenir sur ce sujet dans les établissements scolaires. La société s’est positionnée sur ce créneau en 2004, comme nous l’explique au cours d’un premier entretien Thomas Rohmer, co-fondateur de Calysto :

Nous organisions des cycles de conférence sur la fracture numérique, plutôt pour des adultes, entre autres avec des associations de parents d’élèves. Elles nous ont suggéré de faire la même chose mais pour les jeunes. Nous sommes alors allé voir le ministère de l’Education nationale.

Une simple circulaire créé un marché

En 2004, Xavier Darcos, alors à la tête de ce ministère, a en effet fait passer une circulaire stipulant :

Le développement de l’usage de l’internet est une priorité nationale. Il doit s’accompagner des mesures de formation et de contrôle permettant d’assurer la sécurité des citoyens et notamment des mineurs.

Calysto a donc saisi la balle au bond. M. Rohmer précise que sa société n’est pas arrivée en terrain inconnu : « Nous avions déjà un bagage important avec les enfants : j’ai été animateur bénévole dans une radio associative pour intégrer les médias dans le processus éducatif. Et nous avons travaillé en amont avec des associations et des psychologues. »

Depuis 2005, elle mène donc, entre autres, l’opération le Tour de France des Établissements scolaires, qui vise à « sensibiliser les élèves (écoliers, collégiens, lycéens) et les membres de la communauté éducative (parents et enseignants) aux bons usages de l’Internet et du téléphone mobile ». En 2010, c’est ainsi environ 1.200 interventions qui ont été effectuées dans ce cadre, d’une demi-journée à plusieurs jours, en fonction de la demande des établissements. Pour une journée en collège, cela donne le programme suivant :

« La journée d’information et de sensibilisation que nous vous proposons vous apporte des réponses concrètes fondées sur notre expertise et l’expérience que nous avons acquise sur le terrain.

Objectifs des rencontres collégiens

  • Aiguiser leur sens critique vis-à-vis de ce média et de ses contenus,
  • Éveiller leur curiosité afin de diversifier leurs pratiques de l’Internet et des outils numériques,
  • Les sensibiliser aux risques encourus et les aider à développer une démarche « morale et citoyenne ».

Objectifs des rencontres parents/enseignants

  • Leur présenter les usages des collégiens,
  • Les accompagner, les rassurer et les informer sur les enjeux et les risques liés à l’utilisation de l’Internet et des outils numériques,
  • Leur présenter les usages des collégiens dans leur établissement mais aussi ceux pratiqués chez eux.

Ces journées d’information expliquent les règles de comportement relatives à l’utilisation de l’Internet et des outils numériques ainsi que les risques encourus par le non-respect de ces règles. »

Le web : anxiogène ou pas anxiogène ?

Assurées par des personnes au profil d’animateur socio-culturel formé en interne à la thématique, elles dérangent certains. Ces formations seraient d’une part trop anxiogènes, mettant l’accent sur les aspects négatifs : « Internet est un territoire fréquenté par des prédateurs pédophiles : “Ne laissez jamais vos coordonnées à un inconnu. Ne vous rendez jamais seul à un rendez-vous pris sur le réseau.” » donné en exemple par LeMonde.fr. « Tu ne téléchargeras pas ! (sinon, c’est la prison) [...] Tu ne regarderas pas les vidéos en ligne (sinon, tu meurs !) [...] N’ouvre pas tes emails [...] Débranche ta webcam [...] », déroulait le rapport cité plus haut.

Thomas Rohmer se défend, en indiquant à juste titre :

On responsabilise sans diaboliser. On se bat par exemple contre l’image de l’internaute-pédophile, on sait bien que les pédophiles sont surtout dans l’entourage. Si montrer des images de sites pro-ana, c’est être anxiogène, alors j’assume !

Quant au volet législatif, en particulier sur le chapitre délicat du téléchargement illégal, Thomas Rohmer justifie :

On leur explique les risques, ils font ce qu’ils veulent. Notre rôle, c’est d’évoquer le droit à l’image,  la diffamation, etc. On évoque aussi les alternatives légales. Hadopi est un sujet délicat, nous sommes pointilleux et neutre. Si je dis qu’il y a un débat sur Hadopi, je tronque le débat.

Il assure que la convention n’implique pas l’obligation tacite de se faire le messager du gouvernement. « Lors de la loi Dadvsi ((loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information)), nous avons été convoqués par le ministère de la Culture, pour nous demander de diffuser un guide prenant le parti des majors du disque, nous avons refusé. » En guise de pédagogie, Cyril de Palma,  co-fondateur de Calysto, expliquait :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Soit, pour reprendre le résumé de Touspourlamusique, cette curieuse pédagogie :

Cyril Di Palma, co-fondateur de l’agence Calysto résume six années de Tour de France des Collèges, réalisé en partenariat avec TPLM, ou comment expliquer aux élèves et aux enseignants les bons usages de l’Internet et notamment, le respect de la propriété intellectuelle.  Pas si facile… Finalement, le peur du virus et le risque de voir ses enfants confrontés à des images pornographiques sont des arguments plus convaincants que la défense d’une filière de la création musicale. Mais avec l’Hadopi et sa réponse graduée, ça peut changer…

Et tout en niant être anxiogène, la maigre revue de presse liste des articles qui semblent plutôt accréditer le contraire. Ainsi cet article de presse régionale qui se conclut ainsi : « D’autres encore ont décidé de supprimer  leur compte Facebook (ce qui n’est pas aisé).
Ils se sentent complètement concernés par ce thème, et seront sûrement plus méfiants sur la toile.
»

Et cet autre, titré « Sur internet, les collégiens sont des cibles » :

Hier, les élèves de 4e du collège Brizeux ont suivi une formation sur la pratique du web. Données privées détournées, intentions malveillantes… La génération numérique est vulnérable.

Linda est un joli brin de fille de 16 ans. Comme de nombreux ados, elle aime discuter en ligne, grâce à internet. Elle y rencontre des garçons de toute la France. Comme Denis, 14 ans, qui n’a pas hésité, il y a quelques mois à lui envoyer sa photo, son numéro de portable et son adresse mail, dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous.

Le problème, c’est que Linda s’appelle en fait Fabien Le Louédec. Ce dernier est un formateur de la société Calysto. Hier, il intervenait auprès des élèves de quatrième du collège Brizeux pour une session de sensibilisation à la pratique d’internet. « J’ai créé Linda pour vous montrer qu’il ne faut jamais se fier aveuglément à une personne rencontrée sur internet », explique le formateur, en affichant l’historique des conversations avec Denis.

Des informations erronées

Plus gênant encore, les informations données ne seraient pas toujours justes comme le notait Framasoft. Le dialogue suivant rapporte un échange entre un professeur (moi) et un formateur (lui) :

« Exemple 2 : L’HADOPI

Lui – L’Hadopi a faim, ils veulent rentrer dans leurs frais ça coûte cher, elle a condamné 75 000 internautes depuis le mois d’août.
Moi – Personne n’a été condamné, des mails d’avertissements ont été envoyés mais à ce jour aucun accès internet n’a été coupé !
Lui – Si il y a eu 75 000 condamnations et pas plus tard que …. il y a avait un jeune de 19 ans qui s’est fait couper son accès.
Moi – Il y a eu 75 000 mails envoyés je vous l’accorde mais aucune coupure.
Lui – Nous avons les chiffres, mon collègue de Calysto va à l’ALPA (Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle) tout le temps alors… »

Explication de Thomas Rohmer :

Je ne dis pas qu’on est tout beau, tout joli, on envoie des êtres humains dans les écoles, imparfaits par définition.

Certes, mais pour des professionnels payés pour ce travail, c’est gênant. Nous avons contacté le ministère de l’Éducation nationale pour savoir ce qu’il pensait de ces propos, nous attendons encore la réponse.

Une politique de partenariat avec le privé

Il est possible que les dirigeants de Calysto aient peu de sympathie pour Hadopi, comme Thomas Rohmer l’a laissé entendre dans la conversation que nous avons eu et qu’ils ne pensent pas vraiment que l’Internet soit un territoire miné. En réalité, cette société ne fait que surfer sur une double vague.

La première, c’est une tendance de fond de partenariats avec le privé, a fortiori dans un contexte de réduction budgétaire. Ainsi, une dizaine d’entreprises/associations figurent aux côtés de Calysto dans la rubrique « protection des mineurs » sur la page listant les conventions de coopération d’Educnet, le portail gouvernemental dédié aux Tice.

Interrogé sur le bien-fondé de ce choix, M. Rohmer refuse de prendre position :

Est-ce que l’école peut tout assurer alors qu’il y a des restrictions budgétaires ?

L’interrogation n’a rien de rhétorique.

Historiquement, il a été décide d’avoir recours au privé car les personnels éducatifs étaient désemparés face aux nouvelles technologies et à Internet en particulier, alors que l’Éducation nationale demandait à l’école de prendre en charge aussi cet aspect. « C’était un moyen de décharger les professeurs et les chefs d’établissements d’une tâche dont ils ne voyaient pas le bout, se souvient un ancien chargé de mission sur ces questions. La politique de l’époque, c’était le dialogue public/privé. Calysto a rendu et continue de rendre des services. L’Éducation nationale est un dinosaure qui met un temps fou à répandre les innovations. Il y a des résistances y compris du côté des professeurs. » Pour lui, il n’est pas choquant de faire appel au privé : « Qu’est-ce que cela a de gênant ? Le ménage est bien géré par des sociétés extérieures. » Ménage des salles et éducation numérique, même combat. Il reconnait « qu’il fallait faire un gros effort initial qui n’a pas été très bien répercuté en formation continue. »

Et c’est ainsi que les collectivités locales, en charge des établissements, ont été incitées à faire appel à Calysto. Si elles prennent bien en charge une partie des frais, 350 euros en moyenne la journée, c’est bien in fine le contribuable qui finance une société privée. Le ministère de l’Éducation nationale ne nous a pas non plus répondu sur la question des partenariats public/privé.

« Tout est bon pour vendre de la peur et du fantasme »

Pour Jean-François Clair, responsable des Tice (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Education) au SNES, le syndicat majoritaire des enseignants du second degré.

Ce type de société profite de choix politiques et budgétaires. Les chefs d’établissements n’y connaissent pas grand chose en général, ils s’inquiètent, ils veulent protéger les élèves, et aucun espace n’est dédié à la réflexion au collège dans le cadre du B2i (brevet informatique et Internet). Alors quand ils se font démarcher, ils acceptent pour se faire bien voir des parents d’élèves, des élèves, du rectorat… Les enseignants et les documentalistes aussi ne sont pas toujours au courant. De même, les collectivités locales se donnent ainsi un vernis de respectabilité. Mais éduquer, ce n’est pas enseigner. Et le but d’une société privée, c’est de faire du business.

Il y a quelques années, la FCPE s’était opposée au tour de France des établissements, refusant cette concurrence non légitime.

Un expert du numérique à l’école anonyme parle de « lobbying actif auprès des écoles et des collèges, dans les collectivités territoriales (communes, collèges), auprès des fédérations de parents d’élèves… Tout est bon pour vendre de la peur et du fantasme. » Sollicitée une seconde fois à ce sujet, Calysto a refusé de répondre si nous ne leur faisions pas relire notre article avant. Nous n’avons pas accepté leur demande.

Le deuxième aspect, comme le souligne dans un article très pertinent Odile Chenevez, coordinatrice CLEMI dans l’académie d’Aix-Marseille, c’est la tendance à traiter l’Internet comme le sida. Il est en partie le corollaire de cette lacune en matière de formation continue :

Ce phénomène, qui consiste pour l’école à se décharger sur des intervenants associatifs de certaines questions vives de la société, touche également le problème des risques liés aux usages d’Internet. Certaines officines ont trouvé là une véritable mission alimentée par la pléthore de peurs qui entourent le sujet. L’association la plus en vue actuellement sur cette question se nomme Calysto et a entrepris un Tour de France des collèges et des écoles pour y délivrer une théorie de bons comportements sur Internet aux élèves comme à leurs enseignants et leurs parents. L’intention est louable et les retours des participants très positifs si l’on en croit les multiples témoignages de satisfaction de chefs d’établissement sur le site web de l’opération.

Un choix dont Odile Chenevez pose les limites : « Si donc une intervention du Tour de France peut être intégrée à cette approche, elle ne peut en aucun cas libérer l’école de son obligation d’un enseignement construit de ces questions, jour après jour au cœur des disciplines. [...] En une heure ou deux, avec des élèves qu’il ne reverra jamais, qu’est-ce que peut faire d’autre un intervenant que de prendre la posture du « sachant » face à des « non-sachants » qui recevront des réponses calibrées à des questions calibrées, au statut de vérité universelle, quelle que soit la qualité du contact qu’il établit avec les élèves ou l’originalité de sa prestation ? »

Et si on formait en interne en prenant son temps ?

Réduit à l’état de coquille vide, le B2i n’est pas en mesure d’assurer cette formation. Pour pallier cette situation, certains prennent les devants en interne, s’ils en ont les moyens. 

« Calysto joue un peu sur la peur et c’est payant, ça nous choque, la maitrise de l’Internet est inscrite dans le socle commun des compétences, explique Isabelle Martin, coordonnatrice académique du CLEMI dans l’académie de Bordeaux. Dans le cadre du plan de développement des usages du numérique à l’école qui sera mis en place à la rentrée prochaine, j’ai proposé au niveau académique un volet “éducation aux médias numériques” qui inclut la formation des enseignants et des élèves. Le groupe de pilotage académique l’a validé. L’objectif est de dépasser la simple intervention ponctuelle qui a peu d’effet à mon avis. Il est préférable d’aider les enseignants à intégrer ce travail dans leurs pratiques pédagogiques disciplinaires, en lien avec la validation des compétences du socle. » Des formateurs du CLEMI, du Catice (Centre académique aux TICE) et du CDDP (Centre de Documentation Pédagogique) pourront intervenir dans tous les départements.

« Sur notre zone, nous avons conçu un dispositif de formation qu’on propose systématiquement aux chefs d’établissement pour les accompagner, détaille Michel Guillou, adjoint au conseiller Tice, et coordinateur académique du Clemi, à l’académie de Versailles. Il s’appuie pour l’essentiel sur nos valeurs, qui sont celles de l’éducation, et les documents de ctoutnet.fr et notamment ce diaporama. Au contraire de bien d’autres, nous souhaitons valoriser au maximum les usages positifs de l’Internet, promouvoir la liberté des élèves à s’exprimer, s’attarder sur leur responsabilité et réfléchir avec eux aux dérives possibles sans pour cela diaboliser. »

Des initiatives locales trop ponctuelles pour mettre un coup de frein à ce marché lucratif. Lucratif, le doute nous saisit en entendant la réaction de M. Rohmer lorsqu’on aborde ce point : « On perd de l’argent en envoyant des animateurs », annonce-t-il. La petite entreprise serait-elle à deux doigts de mettre la clé sous la porte en dépit de toutes ces formations ? On s’enquiert alors de sa santé financière générale : « la société se porte bien mais nous n’avons pas vocation à être millionnaire, tempère-t-il alors, sinon on ferait autre chose. »

Crédits photos Flickr wandrerstefan, fireflythegreat

Retrouvez les autres articles de notre dossier :

Internet et sida, même prescription scolaire ?

Prévention Internet au lycée : l’imposture

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Internet et sida, ||même prescription scolaire? http://owni.fr/2011/03/28/internet-et-sida-me%cc%82me-prescription-scolaire/ http://owni.fr/2011/03/28/internet-et-sida-me%cc%82me-prescription-scolaire/#comments Mon, 28 Mar 2011 14:30:46 +0000 Odile Chenevez http://owni.fr/?p=52305

[Tribune initialement publiée en octobre 2007] Les élèves qui arrivent aujourd’hui à l’âge du lycée ne veulent plus entendre parler d’éducation à la sexualité. Ils ont le sentiment de tout savoir sur un sujet qu’on leur a servi chaque année de collège sous l’angle de la prévention contre le sida. Ce sont toujours des intervenants, partenaires associatifs, et extérieurs, qui s’y collent avec un dévouement d’acier, une mission louable et des outils de démonstration vaillamment décomplexés…

Ces interventions sont souvent parfaites dans leur organisation. Animées avec talent, elles recueillent l’adhésion du système scolaire, qui trouve là un palliatif pour un contenu à enseigner indispensable, et d’ailleurs annoncé dans le programme de SVT des collèges : « Adopter une attitude raisonnée fondée sur la connaissance et développer un comportement citoyen responsable vis-à-vis de l’environnement et de la santé (choix personnels et comportements collectifs). »

Il est en effet plus confortable d’abandonner la dimension concrète de cette approche à des associations spécialisées. Ces interventions sont souvent détachées du reste de l’activité d’enseignement et proposées comme une information sur les risques et les bons comportements. Elles reviennent à la transmission d’une doxa, et ne constituent pas un enseignement, qui supposerait une approche plus longue, mieux intégrée et contextualisée, dans une relation aux savoirs où les élèves ne sont pas un auditoire passager d’un spectacle (au mieux) interactif. Les enseignants qui ont assumé d’intégrer la question du sida à leur enseignement le savent bien, même, et surtout, s’ils l’ont fait sous la forme d’un IDD ou d’un TPE où le recours à un intervenant est possible mais ne constitue pas l’unique modalité de l’étude.

Une solution « clés en main »

Ce phénomène, qui consiste pour l’école à se décharger sur des intervenants associatifs de certaines questions vives de la société, touche également le problème des risques liés aux usages d’Internet. Certaines officines ont trouvé là une véritable mission alimentée par la pléthore de peurs qui entourent le sujet. L’association la plus en vue actuellement sur cette question se nomme Calysto et a entrepris un Tour de France des collèges et des écoles pour y délivrer une théorie de bons comportements sur Internet aux élèves comme à leurs enseignants et leurs parents. L’intention est louable et les retours des participants très positifs si l’on en croit les multiples témoignages de satisfaction de chefs d’établissement sur le site web de l’opération. Sa mission est effectivement salutaire, puisqu’elle se définit ainsi :

« Concernant les collégiens, cette opération a pour but :
– d’aiguiser leur sens critique vis-à-vis de ce média et de ses contenus ;
– d’éveiller leur curiosité afin de diversifier les pratiques d’Internet ;
– de les sensibiliser aux risques encourus et de les aider à développer une démarche “morale et citoyenne”.
Concernant les parents et enseignants, cette opération a pour but :
– de leur présenter les usages des collégiens ;
– de les accompagner, les rassurer et les informer des enjeux et des risques liés à l’utilisation d’Internet ;
– de développer la réflexion autour d’une approche pédagogique complémentaire entre les usages d’Internet au collège et ceux pratiqués à la maison. »

Pour tout cela, Calysto propose une solution « clés en main » d’une journée, au modeste prix de 299 euros, avec, comme au restaurant, deux formules au choix.
« Formule 1: pour voir un maximum de collégiens (Option 1 : Internet ; Option 2 : Le téléphone mobile) :
– 5 fois 1 heure, soit 5 séances “collégiens”. Horaires : 10 h-12 h/14 h-17 h ;
– 1 fois 1 h 30, soit 1 séance “parents/professeurs”. Horaires : 18 h-19 h 30 ;

Formule 2 : pour une approche approfondie/Internet et le téléphone mobile :
– 3 fois 2 heures, soit 3 séances “collégiens”. Horaires : 8 h-12 h/14 h-16 h ;
– 1 fois 1 h 30, soit 1 séance “professeurs”. Horaires : 16 h-17 h 30. »

La page d’accueil du site présente une bannière clignotante en gros caractères : « Un élève renvoyé/Propos racistes à l’égard d’un professeur sur un blog/M. Rivoire, le principal du collège, témoigne ». La bannière, cliquable, renvoie sur la rubrique des témoignages, où se déclinent les peurs que suscite Internet, les adultes « dépassés » et l’excellent travail accompli par l’animateur. Rarement les chefs d’établissement interrogés font le lien avec une activité menée par le collège pour donner une suite à l’intervention, par exemple la rédaction d’une charte informatique.

Le soutien du ministère de l’Éducation et de la délégation aux usages d’Internet appuie la crédibilité de ces actions, et les collectivités territoriales ne rechignent pas à leur financement. Le prix à payer reste modeste pour un « clés en main » qui annonce un tel programme, avec un animateur « autonome », qui vient avec son ordinateur et son vidéoprojecteur et remet à chaque élève une brochure reprenant les conseils de l’intervention. En une journée, le « collège-étape » est traité, sans rien avoir à organiser. On laisse ainsi à la « vraie » école, rassurée d’avoir formé les élèves, le temps de s’occuper des choses sérieuses : les programmes disciplinaires.

Les préconisations du socle commun

Pourtant le quatrième pilier du socle commun des connaissances et des compétences (la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication) précise : « Ces techniques [celles de la culture numérique] font souvent l’objet d’un apprentissage empirique hors de l’école. Il appartient néanmoins à celle-ci de faire acquérir à chaque élève un ensemble de compétences lui permettant de les utiliser de façon réfléchie et plus efficace. »

Et il donne un cadre scolaire à cet apprentissage : « Les connaissances et les capacités exigibles pour le B2i collège (Brevet informatique et internet) correspondent au niveau requis pour le socle commun. Elles sont acquises dans le cadre d’activités relevant des différents champs disciplinaires. »

Quant aux attitudes attendues, elles sont énoncées ainsi : « Le développement du goût pour la recherche et les échanges d’informations à des fins éducatives, culturelles, sociales, professionnelles doit s’accompagner d’une attitude responsable – domaine également développé dans la définition du B2i – c’est-à-dire :
– une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l’information disponible ;
– une attitude de responsabilité dans l’utilisation des outils interactifs. »

Elles correspondent aux objectifs que l’intervention de Calysto prétend atteindre en une ou deux heures de travail avec les collégiens.

Information n’est pas enseignement

Or il est clairement impossible, si l’on veut répondre aux préconisations du socle commun, d’espérer régler cette question en la déconnectant de la patiente approche au quotidien de la classe. Impossible aussi d’oublier qu’un enseignement suppose une organisation didactique bien plus différenciée qu’une simple séance d’information. Il s’agit de mettre les élèves dans des situations variées où ils rencontreront des questions, où ils trouveront des réponses parfois contradictoires, où ils devront prendre des positions et les défendre ou apprendre de nouvelles techniques. Sur des questions aussi vives que celles de la culture numérique, il importe que les réponses se construisent patiemment et mettent en avant le débat de société sous-jacent. Si donc une intervention du Tour de France peut être intégrée à cette approche, elle ne peut en aucun cas libérer l’école de son obligation d’un enseignement construit de ces questions, jour après jour au cœur des disciplines.

Quelle place pour l’« éducation à… » ?

C’est bien la même problématique que rencontrent les multiples dispositifs d’« éducation à… » qui frappent aujourd’hui aux portes de l’École. Ils se nomment éducation à la santé, à la citoyenneté, à l’environnement et au développement durable, aux médias, aux risques d’Inter- net, etc. Un certain consensus existe sur le fait qu’il s’agit de répondre à des besoins de savoirs essentiels au citoyen d’aujourd’hui, mais un autre consensus, bien plus coriace, refuse de leur donner une vraie place au sein des sacro- saintes disciplines scolaires. Ils sont pourtant l’occasion de donner une réalité d’aujourd’hui à bien des savoirs de tradition disciplinaire.

On accumule donc, dans les corridors et les placards, diverses « éducations à… », pressantes, qui cherchent leur place dans les interstices scolaires, de préférence auprès des élèves en difficulté. Les autres auraient-ils mieux à faire ? Elles vivent dans les marges du facultatif, de l’option, du club, avec d’ailleurs des résultats fort intéressants pour ceux des élèves qui y participent. Et lorsque l’urgence est là, comme pour ce qui concerne Internet, le sida ou les drogues, lorsque les comportements de mises en danger des élèves sont réels, on se tourne vers la figure de l’intervenant associatif capable de rassurer toute une équipe éducative en une heure d’intervention devant les élèves.

La prestation, souvent de qualité, de ces intervenants peut malheureusement amener à confondre temps d’information et véritable enseignement. En une heure ou deux, avec des élèves qu’il ne reverra jamais, que peut faire d’autre un intervenant que de prendre la posture du « sachant » face à des « non-sachant » qui recevront des réponses calibrées à des questions calibrées, au statut de vérité universelle, quelles que soient la qualité du contact qu’il établit avec les élèves ou l’originalité de sa prestation ? Une telle intervention, si on la souhaite dans son établissement, devrait obligatoirement apparaître comme une ressource parmi d’autres, avec des compléments, des moments où l’on reparle de ce qui a été dit, des moments où l’on vérifie, où l’on expérimente autour de cette parole de l’intervenant.

De la même manière, de plus en plus d’éditeurs fabriquent des outils à destination des élèves et de leurs enseignants pour les guider dans la connaissance des risques ainsi que de leurs droits et devoirs sur Internet. Ces fascicules ou animations didactisés sont disponibles en ligne comme par exemple les Mémotice, ou Internet et moi ou encore les superbes animations Vinz et Lou, etc. Ils constituent des « prêts-à-enseigner » dont l’usage scolaire est à double tranchant. Une ressource documentaire de grande qualité ne remplacera jamais le travail sur la durée au sein de la classe, chaque professeur le sait bien pour tout ce qui relève des contenus traditionnels de sa discipline. Mais dans les domaines des « éducations à… » où les enseignants se sentent mal assurés quant aux savoirs à transmettre, ces « prêts-à-enseigner » risquent de tenir lieu de seul contenu d’enseignement.

Un projet de journal en ligne, un blog de classe, une correspondance scolaire

En revanche, les situations didactiques adaptées, comme une recherche raisonnée sur Internet, un projet de journal en ligne, un blog de classe, une correspondance scolaire, au cours desquelles on n’évacuera pas trop rapidement les questions qui se posent, auront quelques chances d’apporter aux élèves les milieux adaptés pour construire les savoirs dans leur dimension problématique. Il s’agira en effet d’élaborer des réponses à des questions qui se posent vraiment à la classe, en utilisant toutes les ressources possibles, plaquettes éducatives, intervenants extérieurs, ressources en ligne, témoignages, livres et savoirs disciplinaires.

Par exemple, lorsque Christelle Guillot, professeur de français dans un collège de Guérande, propose à ses élèves à la rentrée 2007 d’organiser le travail de la classe autour d’un blog, elle sait qu’elle va rencontrer des situations professionnelles nouvelles liées à la publication en ligne. « En soumettant à la classe et/ou à son enseignante son projet, l’élève doit donc argumenter, prendre des responsabilités vis-à-vis de ce qu’il a produit. Ensuite, il doit accepter la décision de ses pairs et/ou de son enseignante en recevant ou non l’autorisation de diffuser. Le blog devient alors une aventure commune : chacun participe, chacun apporte sa richesse ! »

Mais elle se heurtera aussi, parfois en même temps que ses élèves, à des questions à résoudre sur le droit à l’image, le droit d’auteur, la responsabilité d’un commentaire, les copiés-collés, etc. C’est alors que les ressources diverses, intervenants ou plaquettes, prendront un sens. J’ai plusieurs fois constaté que les seules mises en garde et listes d’interdits diffusées dans les établissements scolaires produisent soit l’ennui, soit le désir de transgresser, voire la peur ou l’effroi des élèves. De ce traitement contre-productif, l’épisode suivant, auquel j’ai moi-même participé en tant qu’intervenante, est une bonne illustration : en mai 2007, dans un collège du Vaucluse, à l’occasion d’une journée d’éducation à la citoyenneté consacrée aux nouveaux médias, des élèves, de la sixième à la troisième, écoutent des intervenants leur commentant les choses à ne pas faire sur Internet, avant de visionner un film sur la cybercriminalité présenté par un gendarme en tenue ; à l’issue de cette journée, les élèves, impressionnés, concluront timidement :

Il faudrait interdire Internet !

Tribune initialement publiée dans les dossiers de l’ingénierie éducative, une publication du Centre national de documentation pédagogique.

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Éducation numérique, ménage des salles, même combat privé

Prévention Internet au lycée : l’imposture

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http://owni.fr/2011/03/28/internet-et-sida-me%cc%82me-prescription-scolaire/feed/ 5
Prévention Internet au lycée: l’imposture http://owni.fr/2011/03/04/prevention-internet-au-lycee-limposture/ http://owni.fr/2011/03/04/prevention-internet-au-lycee-limposture/#comments Fri, 04 Mar 2011 09:04:20 +0000 aKa (Framasoft) http://owni.fr/?p=49620 Il est des billets que l’on n’aime pas avoir à publier. Celui-ci en fait clairement partie tant il m’irrite au plus haut point ! Il illustre malheureusement une nouvelle fois l’incapacité chronique de l’école à comprendre et former aux nouvelles technologies et aux enjeux de demain.

C’est donc l’histoire d’un lycée qui souhaite organiser une journée de sensibilisation sur le thème « Réseaux sociaux, gérer son identité numérique ». Louable intention s’il en est. Et l’on imagine fort bien que derrière ce titre se cache l’ombre de Facebook, devenu effectivement omniprésent chez les ados avec toutes les questions et conséquences que cela implique.

Soit, les enseignants ne sont pas tous des spécialistes du numérique, mais il doit bien y avoir dans une équipe pédagogique quelques compétences en la matière. Donc logiquement cela devrait pouvoir se préparer en interne. Mais non, on fait appel à une société privée.

Calysto se définit comme « une agence qui concentre son activité dans la maîtrise des enjeux liés aux usages de l’internet et aux Technologies de l’Information et de la Communication ». Et, via son site TousConnectes.fr, elle propose aux établissements scolaires des journées d’information « dans le cadre de son partenariat avec le ministère de l’Education nationale ».

Voici la page de présentation de l’offre pour le lycée, sachant qu’il en coûtera à l’établissement (et donc au contribuable) 376 euros par jour. Elle commence ainsi : « Les lycéens se sont largement appropriés l’univers de l’internet et du téléphone mobile dont les usages sont en constante évolution. S’ils en sont très souvent les prescripteurs, certaines notions leur échappent et nécessitent d’être approfondies ». Calysto propose également des conférences pour les parents et se targue d’avoir déjà organisé plus de 230 conférences ayant touché plus de 22 000 adultes.

Sur le web, grand succès. Dans la réalité, moins

J’ai fait une rapide recherche web et il semblerait que beaucoup établissements scolaires aient déjà fait appel aux services de Calysto, qui, il y a à peine une semaine, a même eu l’honneur d’un article dans le journal Sud Ouest. Extrait : « De nombreux contenus multimédias sont soumis à des droits d’auteur, la récente loi Hadopi a été mise en place pour les protéger (…) On peut retrouver n’importe quel internaute par son adresse IP ». Cet extrait anxiogène n’est qu’un avant-goût de ce qui va suivre.

Calysto est passée tout dernièrement dans un lycée dont nous tairons le nom. C’est le témoignage édifiant d’un enseignant présent ce jour-là que nous vous proposons ci-dessous.

Parents vous pouvez dormir tranquille, la police de la pensée veille sur vos enfants ! Sauf que les enfants ne sont pas dupes, et leurs réactions radicales au sortir de la journée donnent paradoxalement espoir : « On fait quoi ? Il faut tout arrêter ? On ne va pas arrêter de vivre quand-même. Dans ce cas il faut interdire Internet ». Quant à nous (nous Framasoft, mais aussi April, Quadrature, Wikipédia, etc.), il faut absolument que l’on s’organise pour proposer des journées alternatives, bénévoles et gratuites, afin d’opposer à un tel discours notre propre approche et culture du Net.

Histoire édifiante : « La plus belle c’est Calysto ! »

Par un enseignant, quelque part en France

À l’initiative des documentalistes et des CPE dans mon lycée se sont tenus des débats-conférences autour des dangers de l’internet et des réseaux sociaux. Ils ont fait appel à la société privée Calysto qui propose des solutions « clé en main ».

J’y ai assisté avec mes élèves de seconde, et là je dois dire que j’ai été atterré. Le débat n’avait rien de participatif, l’intervenant faisait réagir les élèves avec des images chocs mais ne poussait pas la réflexion. Nous avons eu droit à une succession à un rythme effréné de faits divers et d’anecdotes. Le discours était très culpabilisant, ce qui est contre-productif avec les ados, « c’est interdit, c’est pas bien, vous n’avez pas lu les conditions d’utilisations, et oui, faut lire ».

Voici mon témoignage mais je dois préalablement dire que parmi mes collègues certains trouvaient d’une part que ça avait le mérite de lancer le débat et qu’il fallait donner une suite avec les profs, et d’autre part que tout le monde n’était pas spécialiste du sujet et qu’il fallait passer par des simplifications et des abus de langage. Et qu’un discours policé de spécialiste n’aurait pas eu d’effet sur le public ado.

Lors de la conférence il y a des oppositions franches sur des faits précis. L’intervenant soutenait certains propos que je lui disais être faux. Il a insisté et à aucun moment n’a montré le moindre doute du genre « je ne suis plus sûr du chiffre exact, il faudrait vérifier ». J’ai du prouver mon point de vue sourcé a posteriori à mes collègues pour démontrer qu’il s’était manifestement trompé et qu’il a soutenu le contraire, quitte à me faire passer pour un incompétent.

Exemple 1 : les conditions d’utilisation

Lui – Vous avez un compte Facebook par exemple ? Mains levées. Avez-vous lu les conditions d’utilisation ? Mains baissées. Eh oui faut lire !
Moi, me mettant dans la peau d’un élève – Mais encore ? Une fois qu’on l’a lu, on fait quoi s’il y a un truc qui nous gène ? On n’a pas le choix ?
Lui, véhément – Je ne peux vous laisser dire ça, on a toujours le choix, il faut lire les clauses c’est votre responsabilité, blabla…

C’était ma première intervention je ne pensais vraiment pas à mal, au contraire c’était pour lancer le débat.

Moi, dans mon idée faire émerger l’e-citoyen – Bien sûr mais ce que je veux dire c’est, s’il y a parfois des clauses abusives, on fait quoi ? Les CLUF sont rédigés par des armées d’avocats qui se sont blindés ! N’est-ce pas à la loi, à nos députés, aux associations de consommateurs de nous protéger ?

(Et je ne parle même pas de class-action qu’on n’a pas en France.)

Lui, impatient ne voulant pas aller dans cette direction et voulant reprendre le fil de son intervention formatée et bien rodée – Non, vous avez accepté c’est trop tard.

À partir de là il me suggère franchement de me taire, je lui réponds que j’ai été invité avec mes élèves et l’intitulé de l’invitation était Conférence, débat et échanges. Là-dessus, il me mouche en me disant « oui, mais avec les élèves ». Je suis passablement énervé. J’ironise en disant que j’avais bien lu les CLUF pourtant.

Exemple 2 : L’HADOPI

Lui – L’Hadopi a faim, ils veulent rentrer dans leurs frais ça coûte cher, elle a condamné 75 000 internautes depuis le mois d’août.
Moi – Personne n’a été condamné, des mails d’avertissements ont été envoyés mais à ce jour aucun accès internet n’a été coupé !
Lui – Si il y a eu 75 000 condamnations et pas plus tard que …. il y a avait un jeune de 19 ans qui s’est fait couper son accès.
Moi – Il y a eu 75 000 mails envoyés je vous l’accorde mais aucune coupure.
Lui – Nous avons les chiffres, mon collègue de Calysto va à l’ALPA (Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle) tout le temps alors…

Grosso-modo on sait mieux que vous.

À ce moment là, j’abandonne vu la réaction d’un de mes collègues (mais c’est du détail les batailles de chiffres). Au même moment un autre collègue avec son iPhone se connecte sur le site de l’Hadopi et me dit qu’il doit confondre condamnations et recommandations ! Effarant. Là, en se moquant de moi, il me demande si je n’ai pas une pause à aller prendre.

On passe à des copies d’écrans de sites pro-ana, les images choquent et font réagir les élèves. Il demande le silence, les menace de ne plus laisser parler s’ils sont aussi bruyants.

Exemple 3 : La LOPPSI

Un autre prof pose la question suite aux diapos concernant le streaming et le direct download, peut-on (les autorités) aller voir dans mon disque dur ?

Lui – Oui bien sûr !
Moi, me sentant obligé de réagir alors que je ne voulais plus – Non c’est faux, il faut l’avis d’un juge, la police ou la gendarmerie doit avoir une commission rogatoire pour examiner le contenu de votre ordinateur.
Lui – Et non monsieur c’est LOPPSI 2, vous n’avez pas lu dans le journal : les dictateurs en rêvaient Sarkozy l’a fait ?!
Moi, j’ai un doute, j’avoue que je n’avais pas potassé la loi LOPPSI2 – La LOPPSI2 n’est pas encore entrée en vigueur, elle vient juste d’être votée, aucun décret d’application n’a été publié.

Lui poursuit sans tenir compte de ma réponse, alors dans la tête des élèves ça donne ceci : « la police, les gendarmes peuvent se connecter même de l’extérieur comme ils veulent à notre ordinateur et accéder à son contenu ».

Après avoir fait quelques recherches ils se trouve que la LOPPSI 2 est actuellement visée par le Conseil constitutionnel et sur Wikipédia (à vérifier) j’ai pu lire que :

La police, sur autorisation du juge des libertés, pourrait utiliser tout moyen (physiquement ou à distance) pour s’introduire dans des ordinateurs et en extraire des données dans diverses affaires, allant de crimes graves (pédophilie, meurtre, etc.) au trafic d’armes, de stupéfiants, au blanchiment d’argent, mais aussi au délit « d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier d’un étranger en France commis en bande organisée », sans le consentement des propriétaires des ordinateurs.

Nos ados téléchargeurs illégaux seraient-ils des terroristes trafiquants de stupéfiants ? Après ça, c’en était trop je suis sorti une dizaine de minutes de la salle, puis je suis revenu m’installer tout au fond pour ne plus rien dire jusqu’à la fin. Pendant ce temps, on assistait à d’autre passes d’armes moins intenses avec un autre collègue.

Quand il s’agit parler des Creatives Commons : incompétence flagrante

Et le libre dans tout ça ? Et bien surprise ! Il y en avait un peu. C’était pas le top mais quand même. On a eu droit à une diapo sur les contenus Creative Commons, mais sans rentrer dans les détails. « Il existe des contenus libres de droits comme le portail Jamendo pour la musique. »

Lui – Jamendo où ce sont des artistes pas connus qui partagent le contenu, c’est financé par la pub.
Moi – On peut aussi donner pour soutenir un artiste qu’on aime… aller à ses concerts.
Lui – Oui c’est comme Grégoire, vous misez sur un artiste en espérant que…

J’ai voulu dire que MyMajorCompany et Jamendo ce n’était pas la même chose, mais je n’ai pu le confier qu’à mon voisin car il était déjà reparti sur un autre sujet. On a vu aussi un slide sur le P2P avec trois contenus Batman_origin.avi, Firefox, Adobe Reader et il a demandé si c’était du piratage ? Oui pour Batman mais non pour Firefox et Acrobat Reader qui sont gratuits mais nous ne sommes pas rentrés dans les différences entre ces deux contenus « gratuits ».

Lui qui disait qu’il fallait absolument lire les CLUF pour savoir à quoi s’en tenir apparemment ne le savait pas. Et préalablement il a bien dit que l’outil P2P avait été conçu pour partager des fichiers et que ce sont certains utilisateurs qui s’en servent pour partager des contenus qui ne respectent pas le droit d’auteur.

Je pense  vraiment que l’intervenant était un animateur commercial formé sur le sujet à la va-vite, utilisant des techniques de communication éprouvées : frapper les esprits, faire réagir (rires) puis engueuler méchamment, culpabiliser, provoquer un sentiment de honte (en invoquant par exemple la sexualité hésitante des ados), affirmer sa connaissance sans faille en invoquant des sources bétons mais invérifiables, et abuser des arguments d’autorité sans justifier leur raison d’être.

Le thème que nous voulions traiter était « Réseaux sociaux, gérer son identité numérique ». J’ai eu l’occasion de parler avec quelques élèves par la suite, ils sont sortis de là en ce disant « On fait quoi ? Il faut tout arrêter ? On ne va pas arrêter de vivre quand-même. Dans ce cas il faut interdire Internet ».

Peut-être que c’est ce qui nous attend si ce genre d’idées simplistes continue à se diffuser. Bientôt on aura le droit un avertissement du type : « Internet tue, provoque la dépendance, l’isolement ». Et nous rajouterons : « et libère des peuples ».

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Article publié initialement sur Framablog sous le titre Quand Calysto passe au lycée, les élèves se demandent s’il ne faut pas arrêter Internet
Vous pouvez soutenir Framasoft.

Illustration CC Ed Yourdon, Guillaumus62 et Antonin Moulard

Retrouvez la suite de notre dossier :

Éducation numérique, ménage des salles, même combat privé

Internet et sida, même prescription scolaire ?

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