Angleterre : un rapport officiel montre (presque) la voie du Copyright 2.0

Le 5 novembre 2009

L’Angleterre défraye la chronique numérique en ce moment avec ses projets de passage à la riposte graduée Hadopi-like pour lutter contre le téléchargement illégal. Mais il ne faudrait pas verser trop vite dans le syndrome de la perfide Albion, car il émane en ce moment d’Angleterre des propositions vraiment novatrices en matière d’adaptation du droit d’auteur [...]

L’Angleterre défraye la chronique numérique en ce moment avec ses projets de passage à la riposte graduée Hadopi-like pour lutter contre le téléchargement illégal.

Mais il ne faudrait pas verser trop vite dans le syndrome de la perfide Albion, car il émane en ce moment d’Angleterre des propositions vraiment novatrices en matière d’adaptation du droit d’auteur à l’environnement numérique.

Le pays qui a inventé le copyright (ne l’oublions pas) ne serait-il pas sur le point de poser les bases pour le réinventer ?

Je peux réutiliser cette photo au charme délicieusement londonien parce qu’elle est placée sous licence Creative Commons NC (pas d’utilisation commerciale). Imaginez maintenant que l’ensemble du web soit placé sous ce régime … Utopique ? C’est pourtant (presque) ce que propose un rapport du très sérieux Intellectual Property Office (London bus. Par E01. CC-BY-SA. Source : Flickr)

L’Intellectual Property Office, la principale agence gouvernementale anglaise en matière de copyright, a publié un rapport© The Way Ahead : A Strategy for Copyright In The Digital Age” qui pointe pour une fois les vraies questions, loin des sentiers battus et rebattus en France.

Jugez-en plutôt par l’entrée en matière (traduction par mes soins) :

“Pour la première fois, les citoyens individuels disposent grâce aux technologies numériques des moyens de créer, d’utiliser et de diffuser des Å“uvres protégées. Ils veulent se saisir de ces opportunités, mais ce faisant, il est presque inévitable qu’ils enfreindront le droit d’auteur. Cette distorsion au niveau des attentes (mismatch of expectations) est significative, parce que ni la loi, ni les attitudes du public ne sont faciles à changer.”

Sempiternel hiatus, maintes fois constaté et dénoncé, entre les possibilités vertigineuses offertes par le numérique et la rigidité du système de la propriété intellectuelle, avec en toile de fond la conscience émergente qu’il existe un réel droit du public à la réutilisation des contenus, doté d’une dignité et d’une valeur égales à celle du droit d’auteur (j’avais essayé d’en parler ici). Le grand mérite du rapport de l’IPO est de dépasser ce seul constat en proposant des pistes concrètes pour sortir le web de cette situation de blocage juridique (le rapport fait 54 pages, mais vous pourrez en lire une bonne synthèse dans ce billet du British Journal of Photography).

La principale proposition réside dans l’idée d’introduire dans la loi anglaise une exception permettant la réutilisation à des fins non commerciales des contenus de manière générale et sans avoir à rechercher l’autorisation des titulaires de droits (cf. p.29 du rapport). L’IPO précise quels types d’usages cette exception pourrait recouvrir :

- créations de mash-ups de sons et/ou d’images à des fins personnelles, comme des samples musicaux ou l’ajout d’une bande-son à des photos de famille

- conversion de formats de CDs en MP3 sur les ordinateurs, les téléphones ou les baladeurs

- partage de photos entre les amis ou les membres de la famille.

L’accent est mis sur la réutilisation créative des contenus dans l’esprit du Remix et le rapport insiste beaucoup sur la nécessaire simplification des mécanismes contractuels de délivrance des licences qui entravent ce types d’usages (voir l’excellent schéma ci-dessous Copyright Nightmare qui illustre le parcours du combattant auquel un utilisateur est confronté pour monter une simple vidéo de mariage).

copyright nightmare
Copyright Nightmare – the Wedding Video (p. 29 du rapport). Un doute me saisit … Aurais-je commis un acte de contrefaçon en reproduisant une page de ce rapport, consacré à la nécessité de faciliter la réutilisation des contenus ? Peut-être bien que oui ! Une mise en abyme qui révèle toute l’ampleur du problème …

Un flou persiste cependant dans le rapport quand à la portée réelle de cette proposition. Il est affirmé en effet que cette exception présenterait un caractère “personnel” et qu’elle ne pourrait s’appliquer au cas d’un DJ diffusant une musique créée à partir de morceaux protégés dans le cadre d’une performance rémunérée ou si des revenus publicitaires étaient générés à travers la diffusion en ligne du morceau (donc distinction usage commercial/non commercial, à l’image de la licence Creative Commons NC). Mais on peut lire un peu plus loin que le caractère “personnel” de l’exception s’opposerait à la communication en public (“public performance”) ou au partage des Å“uvres à grande échelle. Il y a donc un certain flottement désagréable entre la distinction commercial/non-commercial et la distinction usage privé/usage public, qui mérite clarification sous peine de rendre inapplicable la proposition aux usages en ligne (ballot quand même pour un rapport sur le Digital Age …).

Le rapport se prononce également en faveur de l’instauration en Angleterre d’un système de licence collective étendue pour la gestion des droits d’usage en ligne, mécanisme qui existe déjà dans les pays scandinaves mais sans avoir une portée aussi générale. La licence collective étendue permet à une société de gestion qui atteint un niveau suffisant de représentation de solliciter un agrément auprès de l’Etat pour être en mesure de collecter et répartir les droits de l’ensemble des titulaires sans avoir à recevoir de mandat de leur part. Les titulaires conservent seulement la possibilité de se retirer du système par le biais d’une procédure d’opt-out volontaire. Il n’existe pour l’instant pas d’exemple d’application d’un tel système pour les usages en ligne, mais cette solution pourrait jouer un rôle de simplification non négligeable (j’ai cependant découvert il y a peu un très étonnant système de gestion collective obligatoire pour les usages en ligne qui serait sur le point de se mettre en place en Slovénie). Le rapport contient également une proposition pour le coup révolutionnaire (cf. p. 50) : réexaminer l’opportunité de rétablir une forme d’enregistrement volontaire des titulaires de droits pour pouvoir bénéficier de la protection offertes par le copyright, estimant qu’il s’agit du seul moyen de régler efficacement la question de la gestion des droits (ce que je proposais ici). Ni plus ni moins qu’une sorte d’opt-out géant établi au niveau mondial …

Sous réserve de clarifier la portée réelle de l’exception proposée, les pistes formulées par le rapport de l’IPO me font très fortement penser à la notion de Copyright 2.0 proposée en juin 2008 par Marco Ricolfi, alors membre du High Level Expert Group mis en place par la Commission dans le cadre du programme I-2010 Digital Librairies. Dans son papier “Copyright Policy for digital libraries in the context of the i2010 strategy” (il faut aller à la fin de l’article), Ricolfi trace les contours d’une feuille de route qui aurait mérité plus d’attention de la part des décideurs (je traduis) :

Ce dont nous avons besoin en ce moment, c’est d’une nouvelle sorte de copyright, que nous pourrions appeler, si vous le voulez bien, Copyright 2.0. Je propose que le nouveau système s’articule selon quatre principes de base. L’ancien copyright, ou Copyright 1.0, continuerait à être valable ; mais il devrait être revendiqué explicitement par le créateur pour exister, en apposant par exemple la marque © sur l’oeuvre ou comme cela se passait aux Etats-Unis avant qu’ils ne ratifient la Convention de Berne. Au cas où aucune mention ne porterait de dispositions contraires, le Copyright 2.0 s’appliquerait ; et il ne donnerait au créateur qu’un seul droit, celui à la reconnaissance de sa paternité sur l’oeuvre. La mention pourrait également être ajoutée après la création, mais elle aurait alors pour effet d’interdire seulement certains types particuliers d’usages (en particulier l’utilisation commerciale). La protection conférée par le Copyright 1.0 en vertu de la mention originale pourrait également être retirée après une certaine période de temps (par exemple les 14 années de protection prévue par la première loi historique sur le copyright) [..]

Quel est le but de l’exercice conceptuel auquel je viens de me livrer ? A vrai dire, je dois avouer que je ne suis pas totalement certain que les quatre principes que j’ai décrits soient parfaitement adaptés aux besoins de nos sociétés. Ce que je veux dire cependant, c’est que suivre ce canevas nous permet d’imaginer comment différentes catégories de règles pourraient correspondre aux besoins des créateurs en fonction de la manière dont ils élaborent leurs oeuvres. Nous reconnaissons que l’ancien Copyright 1.0 doit être maintenu, car il sera encore revendiqué par les créateurs (et les firmes) qui créent de manière traditionnelle. Le but n’est pas de supprimer l’ancien copyright qui paraît encore fonctionner dans beaucoup de situations, mais d’ouvrir une nouvelle possibilité alternative, le Copyright 2.0, qui pourrait être mieux adapté aux caractéristiques de la création et de la diffusion des oeuvres dans l’environnement numérique.

Azincourt … Waterloo … Riposte graduée Hadopi-Like … On pourrait avoir des raisons de se méfier de l’Angleterre. Mais il ne faudrait pas jeter le Copyright 2.0 avec l’eau du thé ! (Spilt tea. Par Caro Wallis. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Il y a quelque chose de ce Copyright 2.0 qui transparaît dans le rapport de l’IPO, sans qu’on parvienne tout à fait encore à un changement aussi radical. Le régime de l’exception supprime d’une certaine manière le “système à double niveau” – classique et moderne – envisagé par Ricolfi. Mais il a presque pour effet de placer l’intégralité du web sous une sorte de licence Creative Commons /Paternité/Pas d’usage commercial, ce qui aurait un immense effet libérateur sur les usages. Ou plutôt devrais-je dire : qui aurait l’effet d’aligner enfin la superstructure du système juridique sur l’infrastructure des usages et des conditions de productions réelles des contenus sur le web (désolé pour les accents marxistes, mais cela reste la meilleure manière de dire les choses quant une révolution est nécessaire !). J’ai particulièrement apprécié le passage du rapport qui aborde de front la vraie question de légitimité citoyenne du droit d’auteur :

Tout cela doit être pris en compte, car ni la loi, ni l’attitude du public ne sont faciles à changer, mais les deux doivent être conciliés si l’on souhaite que le copyright reste effectif à l’âge du numérique. On ne peut pas s’attendre à ce que le système du copyright reçoive l’adhésion du public, à moins que les consommateurs puissent utiliser les oeuvres de la manière dont ils le souhaitent, par exemple en partageant des photos avec leurs amis sur le web. Cela signifie que les titulaires de droits proposer des oeuvres en ouvrant plus largement les usages.

Un engagement en faveur de l’équilibre à comparer avec le discours “répressivo-pédagogique” des pouvoirs publics français qui nous expliquent qu’il faut “rééduquer” ces pauvres citoyens égarés pour leur faire retrouver le chemin de l’offre légale, tellement plus attractive que les horreurs du P2P !

Il faut noter que ce n’est pas la première fois que l’on voit venir d’Angleterre de telles propositions novatrices. En 2006 déjà, le rapport Gowers avait avancé l’idée qu’une exception pouvait être introduite pour couvrir les usages créatifs constatées dans les pratiques amateurs et conduisant à la production des User-generated Content sur le web. Cette proposition avait fait son chemin et elle s’était retrouvée parmi les questions posées par le Livre vert de la Commission européenne paru en 2008 “Le Droit d’Auteur dans l’Economie de la Connaissance” :

Question 24 : faut-il instaurer des règles plus précises en en ce qui concerne les actes que les utilisateurs finals [sic] peuvent effectuer ou non lorsqu’ils utilisent des matériels protégés par le droit d’auteur ?

Question 25 : faut-il introduire dans la directive une exception pour le contenu créé par les utilisateurs ?

Cette proposition qui lorgne très fort du côté d’un “fair use à l’européenne” n’a hélas visiblement pas recueilli suffisamment d’échos favorables lors de la consultation qui a accompagné le Livre vert, puisqu’elle n’a pas été reprise dans la synthèse dressée par la Commission dans une récente communication “Copyright in the Knowledge Economy“. Les réactions des titulaires de droits ont été trop fortes, et si vous voulez découvrir un modèle quasi parfait d’immobilisme juridique, je vous conseille d’aller voir la manière dont le gouvernement français dans sa réponse a démoli cette idée. Ne changeons surtout rien, le monde est tellement parfait …

Toujours est-il que nous voyons aujourd’hui réapparaître dans le rapport de l’IPO ce qui constitue à mes yeux LA grande question à laquelle est confronté le système de la propriété intellectuelle pour parvenir à un nouvel équilibre dans l’environnement numérique. Il faut souhaiter que l’idée puisse faire son chemin en Angleterre et plus largement en Europe, car rien ne pourra se faire complètement sans une action communautaire. Surveillons – mais aussi participons ! – à la nouvelle consultation lancée par la Commission sur les contenus culturels créatifs qui pourraient être utilisée comme caisse de résonance !

Étonnant quand même qu’il faille se tourner vers l’Angleterre pour sortir un peu la tête du fog numérique qui règne ici ! (London in the fog. Par trexcali. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Hélas me direz-vous, le rapport de l’IPO soutient également le mécanisme de la riposte graduée Hadopi-like et le principe de la coupure de l’accès à internet pour réprimer les pirates, ce qui peut faire douter de la cohérence de sa ligne politique. Ceci dit, si les usages non commerciaux des Å“uvres protégées sont plus largement autorisés, on peut aussi penser que la lutte contre le téléchargement illégal pourrait se recentrer sur des actes manifestement abusifs, visant à tirer profit du partage des Å“uvres (Là, je me fais l’avocat du diable, mais il y a un peu de vrai quand même …).

En tout cas en ces temps où la France essaie désespérément de sortir du bourbier intellectuel dans laquelle la loi Hadopi l’a engluée, on aimerait voir émaner d’un organisme gouvernemental des propositions aussi avancées que celles qui figurent dans le rapport anglais.

Let’s try !

PS : Le rapport contient aussi des propositions intéressantes en matière d’Å“uvres orphelines, autre dossier sur lequel les Anglais ont l’air d’avoir décidé d’avancer de manière très volontaire (voir ici pour l’analyse détaillée des solutions envisagées et là pour une synthèse). J’en parlerai plus longuement dans un prochain billet consacré à la question.

Un billet publié à l’origine sur le blog S.I.Lex


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