Libération des données: “On ne reviendra pas en arrière”
Cet hiver, Rennes a fait sa data-révolution, une première pour une collectivité territoriale en France. Xavier Crouan, directeur de l'Information et de l'innovation numérique de Rennes Métropole & Ville, revient sur ce saut.
San Francisco, Londres, Vancouver… : l’ouverture des données, petit à petit, fait son chemin dans les villes. En France, c’est à la “modeste” Rennes qu’il revient d’ouvrir le bal des données, justifiant son image de ville dynamique. En février dernier, la ville bretonne et Rennes métropole annonçait une première pour une collectivité territoriale : l’ouverture de données publiques, en l’occurrence celles de son réseau STAR, le service de transport en commun de Rennes Métropole, et du service LE vélo STAR et les données d’informations pratiques géolocalisées de 1.500 organismes publics et associatifs.
Une précision avant de poursuivre : par réseau données publiques de transport, on entend bien plus que le bus : le réseau, son infrastructure, la disponibilités des équipements -ascenseurs, escalators, stations de vélos) ou la location d’un lieu public. Bref un large bac à sable pour innover.
Xavier Crouan, directeur de l’Information et de l’innovation numérique, de Rennes Métropole & Ville, revient sur ce saut. Il parle en early-adopter convaincu, il parle avec autant de foi que d’optimisme. Un enthousiasme qu’il convient de tempérer. Mme Michu ne s’intéresse pour l’instant pas à l’opendata, cela reste un sujet de conversation chez les geeks (comme OWNI par exemple :) Les quelques applications créées évoquées par Xavier Crouan restent d’usage confidentiel. “Cela ne constitue pas une révolution dans le quotidien des Rennais. Ils s’intéressent plus au fait qu’un vélo sur trois a été volé ou détérioré…”, témoigne un habitant. Et c’est fort logique puisque on en est aux premiers pas. La révolution aura lieu lorsque des usages concrets, pratiques feront jour.
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Aux origines de l’ouverture des données à Rennes, il y a une initiative du privé…
Le point de départ effectivement, c’est Keolis, qui est délégataire du transport de Rennes métropole. La compagnie a posé comme condition l’ouverture des données transports. À Rennes, nous sommes ouverts aux nouveaux usages et aux innovations issus des nouvelles technologies depuis un certain nombre de temps, nous avons donc saisi la balle au bond. C’est dans l’air du temps, il y a aujourd’hui dans le monde anglo-saxon beaucoup d’initiatives. En France, il n’en existe pas, réagissons et essayons de mener cela ensemble, de manière à la fois plus structurée et de plus grande ampleur.
Les données LE vélo STAR ont déjà été libérées (accessibles sur une API sous Creative Commons, Ndlr). Nous libèrerons d’autres données de transports progressivement du mois de juin jusqu’à fin août : les données des horaires théoriques des bus et métros, ceux en temps réel le seront dans un an environ, quand le système sera mis en place. Toujours dans le temps réel, les alertes trafic, l’état d’occupation en temps réel des parcs relais, le fonctionnement des ascenseurs et des escalators, l’accessibilité des lignes pour les personnes à mobilité réduite… Ce sont des données qui appartiennent à Rennes métropole mais gérées par Keolis pour le compte du service public, en délégation.
Vous n’en êtes pas resté là …
Nous avons aussi offert d’autres données, qui géolocalisent 1.500 organismes publics, parapublics, culturels, sportifs, associatifs. Elles sont recensées dans un guide que nous éditons chaque année depuis vingt ans, Vivre à Rennes. Voilà trois ans, j’ai lancé l’idée de mettre ses données sur une base, pour pouvoir les exploiter. C’est ainsi que nous avons été la première collectivité à lancer une appli iPhone, Vivreà Rennes, en octobre dernier, rassemblant ces données structurées en thèmes et sous-thèmes avec un contenu informationnel géolocalisé avec les horaires d’ouvertures, les sites Internet de chaque organisme, etc.
Nous allons aussi libérer, mais je ne peux pas vous fournir de détails car nous travaillons dessus, bon nombre de données du système d’information géographique, ce sont des données importantes avec de la cartographie, des couches d’informations essentielles pour des usages que nous n’imaginons pas encore aujourd’hui mais dont on connaît les potentialités.
Je vais multiplier les rencontres pour avancer : la région Bretagne vendredi (le 11 juin, Ndlr), le département avant la fin du mois, un délégataire de service public qui gère les parkings de Rennes pour avoir les informations en temps réel, Dor Breizh, un système qui gère les informations sur les embouteillages à Rennes et alentour, le directeur de l’agence d’un organisme de Rennes métropole qui possède les données statistiques sur le territoire. Certaines données sont certaines, sur d’autres nous travaillons encore.
L’entrepôt des données, pour reprendre un terme anglo-saxon (datastore, Ndlr) va s’enrichir petit à petit et il sera recensé sur un site Internet, data.rennes.fr et data.rennes-metropole.fr avec des liens vers les détenteurs de ces données.
Avez-vous rencontrés des difficultés inattendues ?
Comme nous défrichons, nous essuyons quelques plâtres. Mais notre territoire est vraiment innovant, nous avons un terreau politique et des acteurs qui font que cela démarre au quart de tour, depuis quatre-cinq ans nous travaillons sur cette dynamique, les choses se passent assez facilement même si de temps à autre, des gens disent effectivement : “c’est mes données, c’est ma cassette et je ne la partage pas”
Les réticences viennent de qui ?
Pour l’instant nous n’avons pas rencontré fondamentalement de réticences., même si cela surprend au départ. Quand on explique la démarche et à quoi elle peut aboutir, c’est assez vite compris. Cependant, quand il s’agit d’un consortium, il y a des difficultés. J’évoquais Dor Breizh qui réunit cinq ou six acteurs. Pour savoir à qui appartient précisément les données, si elles sont libres de droit etc., des questions juridiques se posent. Dans la mesure où elles ont vocation à être diffusées, je ne vois pas pourquoi il y a des freins à cela. Après, on comprend bien pourquoi certaines personnes peuvent se montrer un peu frileuses.
Mais je pense que la dynamique est lancée, on ne reviendra pas en arrière, on a cassé les frontières, à Rennes comme en France. Notre exemple est un peu observé, cela va créer une vraie dynamique, il y a des enjeux importants derrière.
L’ouverture des données pose aussi des questions sur le plan juridique…
On va prendre une licence pour préciser le contexte dans lequel elles peuvent être utilisées, en application de la directive européenne de 2003 (transposée dans la loi français en 2005, elle autorise la réutilisation commerciale de ces données, Ndlr). Nous étions partis sur des Creative Commons et l’on s’aperçoit que les CC, qui sont éprouvés au niveau du droit international, couvre la réutilisation des Å“uvres. La commercialisation, la réutilisation de données retraitées a du mal à émerger dans le cadre de la licence CC : une Å“uvre d’art ne peut pas être réinterprétée et revendue. Il existe aussi la licence IP du ministère de la Justice mais qui ne correspond pas tout à fait aux données publiques au sens où on l’entend. En revanche, celle de l’APIE, (agence des biens immatériels de l’État), a été conçue dans ce sens et on devrait la réutiliser. Nous finalisons actuellement l’étude de cette licence.
De la même manière, il n’y a pas de jurisprudence, le droit s’écrit au fur et à mesure. On s’attend peut-être à ce que notre dispositif juridique soit observé.
Avez-vous des projets pour doper la participation et l’innovation ?
Nous allons lancer un concours d’app, mobile et web, du 1er octobre au 31 janvier, avec une dotation attractive de plus de 50.000 euros. Les critères : la notion d’accessibilité, d’intermodalité, de développement durable. Les donnée seront fournies gratuitement avec peut-être un plafond d’usage, pour éviter de faire gonfler notre parc serveur, ce qui coûterait cher, si nous avons trop de requêtes. Les app seront gratuites et la commercialisation des services issus de ces données pourra se faire sous forme de vente au téléchargement ou par voie publicitaire.
La question de la commercialisation était encore en suspend récemment, en fait vous vous dirigez dans ce sens. Ce n’est pas incompatible avec la philosophie du projet ?
Je ne crois pas, au contraire, on considère que ces données doivent avoir une valeur et nous laissons le marché réagir. Certains services seront gratuits, d’autres payants. Si cela ne crée pas de la valeur directe pour l’institution puisqu’on les livre gratuitement, elle peuvent en créer directement sur le territoire. C’est une façon d’inciter les gens à participer, d’étendre le champ des créateurs. Nous préférons cela au choix inverse, où nous vendrions les données avec un nombre moindre d’applis. Nous croyons à la multiplication des applis, quitte à ce qu’une grande majorité soit gratuite, car cela peut engendrer une autre relation aux institutions, au territoire et au service public. Dans une de mes présentations, j’explique qu’on passe du web 2.0 au web2, c’est-à -dire que l’on fait en sorte que l’habitant deviennent lui-même producteur de son propre service public, les possibilités sont presque infinies. Nous, en tant qu’institution, nous n’aurons jamais ni le temps ni les moyens pour réaliser une appli pour trente personnes.
Les prix seront réglementés ?
Ils seront libres.
Libérer les données, c’est un chantier coûteux ?
Oui et non. Je pense que je n’aurai pas de ligne budgétaire. C’est plutôt en temps-homme que cela se compte, il faut lancer la machine, après c’est assez simple. Dans le coût, il y a le développement des API, mais c’est à la marge, une API coûte entre 10 et 20 000 euros selon la complexité des données. On ne livre pas les données, on livre l’accès aux données et il faut assurer aux utilisateurs qu’elles seront mises à jour. En revanche bien sûr, j’aurai une ligne budgétaire pour le concours.
La réussite du projet passe aussi par un travail de pédagogie auprès des élus et du public…
Nous n’avons pas trop communiqué auprès du public pour l’instant, c’est plutôt auprès des institutionnels et des élus. La signature à Rennes depuis trente ans, c’est “vivre en intelligence”. La dynamique participative de proximité et d’innovation est déjà ancrée , la libération de données n’est qu’un nouvel outil.
Quel retour avez-vous eu en terme de participation ?
Sur les données vélo, nous avons déjà onze applis, en sachant qu’il n’était pas encore possible de croiser ces données avec d’autres. Les possibilités futures sont très prometteuses.
Quelles retombées espérez-vous pour le territoire ?
Nous attendons un maximum d’applications, une dynamique vertueuse d’ouverture plus importante de données, une dynamique créative dans tous les sens du terme : de valeurs mais aussi en terme d’innovation sociale. C’est aussi démontrer que le territoire de Rennes innove dans les usages issus de nouvelles technologies pour permettre leur développement. Cela participe aussi à l’attractivité du territoire, et ce n’est pas le moins important.
Vous faites une veille sur ce qui se passe en la matière dans d’autres pays. Allez-vous calquer des idées ? Par rapport aux autres initiatives, avez-vous une spécificité, lié à votre territoire, par exemple ?
La spécificité, c’est peut-être la prise de risque : nous avons franchi le pas. Nous regardons aux États-Unis les mises en commun qui se font entre villes. À l’échelle de la Bretagne, il y a peut-être des collaborations à mettre en place, entrer dans une démarche commune avec d’autres collectivités. Nantes réfléchit beaucoup, Paris a voté hier soir (mardi 8 juin, ndlr) une délibération mais qui n’a pas beaucoup de contenu, Brest Métropole Océane a également voté une délibération d’intention au conseil municipal. C’est mûr un peu partout pour aller au-delà .
De façon générale, vous notez une curiosité sur le sujet de la part d’autres collectivités ?
Bon nombre de collectivités y réfléchissent. J’ai l’impression que dans dix-huit mois on ne sera plus tout seul, c’est évident. Notre approche est de faire savoir pour partager, nous travaillons à livre ouvert pour faire progresser la réflexion nationale sur un certain nombre de champs : quels sont les points d’achoppement, le coût réel, les avantages… C’est aussi une ouverture de la démarche.
Vous rencontrez parfois de l’incompréhension, on vous prend pour des extra-terrestres ?
Pas à ce stade. Ceux qui nous interpellent sont plutôt des gens en réflexion. Ceux qui se mettent des freins dans leur tête ne font pas partie de la Fing (Fondation Internet nouvelle génération, qui accompagne entre autres les collectivités territoriales dans leur réflexion sur l’usage des nouvelles technologies, Ndlr).
Pour conclure, êtes-vous optimiste sur l’ouverture en France des données ? Ou ce mouvement sera-t-il laborieux, comme certains le pensent, parce qu’il ne s’inscrirait pas dans notre tradition ?
On va le faire et cela va révolutionner la manière de percevoir les services publics, cela va faire bouger un certain nombre de ligne dans les organisation municipales, ministérielles. Le plus gros frein ne sera pas les collectivités territoriales. Aujourd’hui les villes et les métropoles sont le cÅ“ur de l’innovation parce que c’est là où vivent les habitants, c’est là où la gouvernance de proximité se fait. Au contraire, c’est dans ces territoires que l’innovation sociale, au sens numérique, sera la plus grande. Les innovations se font dans des métropoles : à Rennes, à Bordeaux, à Montpellier, à Grenoble, à Lyon. Ce sera plus simple, plus rapide, plus efficace.
En revanche, cette révolution au niveau de l’État va certainement demander beaucoup plus de temps. Je ne veux pas juger l’APIE, mais elle connaîtra des difficultés.
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Photo CC Flickr Dr Craig et michibanban
Titre alternatif, refusé par ma hiérarchie : Libération des données : lâchez le Rennes!
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