Intellectuels.fr vs culture Internet: l’autre fracture numérique

Le 11 septembre 2010

Second volet de la réflexion de Cecil Dijoux sur les (non) rapports que les intellectuels français entretiennent avec les réseaux sociaux et la culture Internet en général. Il y explique en quoi les spécificités de cette dernière les rebutent.

Alain Minc est perdu sur le ouèbe, du coup il n'y met pas les pieds.

Deuxième partie de cette réflexion sur la relation plus que fraîche qu’entretiennent nos élites intellectuelles avec les réseaux sociaux et la culture 2.0 en général.

La première partie passe en revue les lignes directrices de la pensée hexagonale sur le sujet, comment celle-ci s’avère peu pertinente et ne jouit d’aucun écho à l’extérieur de nos frontières (ouvrages références, conférences etc.). Elle décrit en outre un premier motif de rejet des intellectuels à l’égard d’Internet : la menace que ces réseaux sociaux, vecteurs de fluidité sociale, représente dans un pays où les institutions et les statuts qu’elles octroient ont une importance fondatrice.

Ce second billet, énumère quelques-uns des piliers de la culture Internet et essaye de compléter les propositions ci-dessus pour expliquer en quoi elle rebute nos élites.

Méritocratie

Une notion que l’on retrouve dans toutes les études sur le sujet. Clay Shirky parle d’une culture “brutalement méritocratique”, Manuel Castells de techno-meritocracy. Richard Florida dans Rise of the creative class ou Les Netocrates d’Alexander Bard la mentionnent aussi dans leurs ouvrages.

La culture numérique est née d’ingénieurs surdoués mais plutôt rustauds (accessoirement : n’ayant pas lu La Princesse de Clèves, ils sont l’incarnation parfaite de cette middle class méprisée par nos intellectuels). La qualité d’un individu n’y est pas fonction de ses diplômes, de la marque de ses vêtements, du rang social de ses parents ou encore de son code postal. Cette qualité est fonction de sa contribution. Principe éminemment druckerien au demeurant.

Dans ce nouveau système, une bloggeuse de 14 ans venant de nulle part peut devenir en quelques mois une personnalité incontournable du monde de la mode. Un succès précoce équivalent chez nous pourrait être la benjamine de la rentrée littéraire 2010 mais en y regardant de plus près : son père est le prix Interallié de 2008.

Cette méritocratie passe difficilement dans une culture profondément institutionnalisée ou le statut inoxydable octroyé par la vénérable école républicaine, revêt toujours une importance primordiale. Les places et les chances de François Dubet souligne ce particularisme français.

Ces statuts comportent des avantages implicites : des poly-techniciens peuvent ainsi évincer un ingénieur sous prétexte qu’il leur fait de l’ombre avec ses idées innovantes ou encore la moitié des places de Polytechnique est réservée aux enfants d’enseignants. Dans une culture où l’ultra-centralisation des pouvoirs invite au népotisme (cf Julie Bramly) et où des normaliens s’élèvent contre ces médias qui ne leur garantit plus la primauté au savoir, ce principe de méritocratie est plutôt mal perçu.

Esprit d’entreprise

(dans sa définition la plus générique : ce que l’on met à exécution)

Dans cette culture, seul compte ce qui fonctionne et apporte de la valeur. Les belles idées sont vaines tant qu’elles ne sont pas mises en œuvre, qu’elles ne fonctionnent pas, ou ne sont pas utilisées : elles demeurent insignifiantes tant qu’elles ne changent pas le monde.

Dans cette apologie de l’action permanente, réside une forte culture d’entreprise. L’innovation au cœur du développement d’internet dans la Silicon Valley illustre bien cette dimension essentielle : elle est le fruit de l’étroite collaboration de l’université (principalement Stanford) avec les entreprises et start-ups de la Valley.

Durant ces quinze dernières années, de nouveaux métiers sont apparus. Des individus ont pu acquérir grâce au système méritocratique une réputation florissante. Cela leur a ouvert de nouvelles opportunités et permis, à un coût très bas et avec très peu de risques, de prendre en main leur destin professionnel.

Comme le rappelle l’excellent Serge Soudoplatoff, les barrières d’entrée sur le marché Internet sont ridiculement basses. La tentation est grande d’entreprendre et de monter un business florissant. Sans parler de Myspace ou de Facebook, de petites entreprises de vingt personnes peuvent ainsi mettre en œuvre des business de plusieurs millions de dollars et être classées dans le top 10 des entreprises informatiques par les SMB américaines.

Dans l’unique pays européen à avoir remplacé la compétence “esprit d’entreprise” par “autonomie et initiative” dans le socle commun des connaissances et compétences agréé par les pays de la communauté européenne, cet aspect saillant de la culture Internet est particulièrement rédhibitoire.

Simplicité

Simplicity is the shortest path to a solution : make the simplest thing that could possibly work (Ward Cunnigham – l’inventeur du Wiki)

Sur Internet il y a des milliards de page web. Statistiquement, qu’un internaute passe du temps sur la vôtre (site professionnel, blog, Myspace, application, etc.) relève du miracle. Aussi l’économie de l’immatériel est-elle une économie de l’attention où le producteur est redevable à l’internaute de l’attention qu’il lui prête.

Pour conserver l’attention de ces visiteurs, le contenu publié doit être simple et pratique : il doit apporter quelque chose à l’internaute. L’effort est donc requis au niveau du rédacteur pour être le plus clair possible. Le lecteur a mille autres sites/blogs à surfer plutôt que se casser à la tête à chercher à comprendre ce que l’auteur a voulu signifier/réaliser. En conclusion : dans le système de communication des outils sociaux, le récepteur est roi.

Cette simplicité est considérée comme une insulte à l’intelligence d’intellectuels qui sanctifient l’obscurité comme le remarque Benjamin Pelletier, ou qui, pour citer Michel Onfray

ont cette approche institutionnelle, universitaire de la pratique de la philosophie : il y a eu une pratique de l’intimidation langagière. (…) Un langage pour intimider (…)  Bourdieu l’a bien montré dans un livre qui s’appelle Ce que parler veut dire : le langage philosophique peut-être un langage intimidant, un langage de classe, un langage qui classe : un langage de la distinction. (…)

Forts de leur statut institutionnel, nos intellectuels ont été habitués à une audience soumise, intimidée par le langage et le ratio des 20% incompréhensibles (Bourdieu). L’attention portée à leurs propos est un dû.

En conclusion : dans le système de communication auquel ils sont habitués, l’émetteur est roi. C’est au récepteur de faire l’effort de compréhension. Un présupposé inacceptable dans la culture Internet.

Global english

Un point qui n’est pas des moindres : la culture Internet qui nourrit les réseaux sociaux est anglo-saxonne et sa langue est le global english, langue impure s’il en est.

Dès lors le territoire d’échange devient incommode pour nos intellectuels : au foot on dirait qu’ils jouent à l’extérieur (point remonté fort justement par Olivier Le Deuff). Il s’agit d’un contexte étranger, non maitrisé où nos intellectuels sont dépourvus des repères qu’ils maitrisent totalement dans la culture française.

L’anglais présente en outre cette formidable aptitude à la plasticité qui invite au néologisme. Un exemple parmi les milliers du vocabulaire Internet : la notion merveilleuse de digital natives/digital immigrants inventée par Marc Prensky. En creux, une preuve de l’absence de réflexion pratique dans l’Hexagone sur ces nouveaux outils et usages : l’absence de dénomination aussi évidente dans notre langue.

Dans global english on retrouve  la notion de “globalisée”, vécue comme une agression en France où cette culture globale expose la nôtre à la comparaison. Problématique formulée avec éloquence par Gérard Grunberg dans Sortir du pessimisme social :

Si nous voyons dans la mondialisation un phénomène de dépossession ce n’est pas parce que celle-ci est inéluctable mais parce que nous ne parvenons pas à nous repenser politiquement (…) la mondialisation agit comme un formidable révélateur des forces et faiblesses des sociétés (…) elle exerce une fonction de dévoilement de soi face aux autres.

Post-idéologique

Les idéologies ont été inventées pour que celui qui ne pense pas puisse donner son opinion (Nicolas Gomez Davila).

Dans la monde  ultra-pragmatique du Net où seul ce qui marche a de la valeur, la culture est résolument post-idéologique.

Comme déjà discuté par hypertextual dans les principes caractérisant les digital natives, génération imprégnée de cette culture, la culture Internet est irrévocablement pragmatique et post-idéologique. La raison :

Les évènements des vingt dernières années -(mur de Berlin, Twin Towers, Chine et US construisant le monde globalisé, crise des subprimes …) ont immunisé les digital natives contre les belles paroles, les grand élans lyriques et les vues de l’esprit. La seule réalisation remarquable et indiscutable que cette génération a vu en direct se mettre en place et grandir avec elle est le web.

Il est d’ailleurs significatif que deux des blogs les plus visités de la recherche française (Affordance d’Olivier Ertzscheid et l’excellent Recherche en histoire visuelle d’André Gunthert) soient à ce point ouvertement orientés politiquement.

Croyance en l’avenir

Au-delà du souhait de fortune rapide, le désir qui sous-tend les actions d’un grand nombre des contributeurs historiques d’Internet et des réseaux sociaux, c’est cette volonté ingénue et authentique de changer le monde et “to make the world a better place”. Le pourcentage d’entrepreneurs qui sont revenus aux affaires après être partis six mois savourer leur retraite de millionnaire est considérable. Il s’agit d’un but qui revient inlassablement dans toutes les conférences et éditoriaux.

Probablement le point de blocage principal, un point qui suscite une incompréhension totale dans notre société de défiance. Encore Sortir du pessimisme social de Gérard Grunberg :

Cela renvoie à une narration du monde dont l’adéquation avec le monde réel n’est pas prioritaire. Une narration de laquelle se dégage un pessimisme social dépouillé de toute solution sinon celle d’une résistance au changement. (…) La pensée réparatrice se construit fortement au détriment de la pensée créatrice et donc anticipatrice. (…) Être de gauche aujourd’hui c’est être pessimiste car l’optimisme social est implicitement identifié à l’adversaire, aux représentants des couches sociales qui tireraient avantage de l’ordre à venir.

(note : les universitaires et intellectuels français sont souvent, et ouvertement, de gauche – cf. Olivier Ertzscheid et André Gunthert ci-dessus).

L’autre fracture numérique

Si nos institutions structurent un socle social remarquable que le monde nous envie, elles présentent aussi un nombre d’inconvénients importants. Corporatisme, inertie, statuts et “siloïsation” sociale : des strates socio-culturelles isolées hermétiquement les unes des autres. Le mélange des cultures est peu courant.

La première fracture numérique est celle entre les initiés au monde numérique et ceux qui ne peuvent y accéder pour des motifs matériels : il s’agit d’une fracture subie.

La seconde est celle, tout aussi profonde, entre la culture internet et les intellectuels : une fracture sciemment entretenue par ces derniers.

Conséquence de ces silos socio-culturels elle s’avère dommageable au 21e siècle, dans une société de la connaissance où la richesse est générée par l’innovation et la créativité. Hors, ces innovations et créativité ne peuvent survenir que grâce aux mélanges des compétences, savoirs et culture.

Il est de la responsabilité des intellectuels d’aller au-delà du rejet pour s’immerger enfin dans cette culture numérique pour l’enrichir, lui donner du sens et stimuler une innovation et une créativité numérique qui s’inscrit dans la tradition culturelle hexagonale. Sans quoi, l’adoption (inéluctable) de ces outils restera sans “conscience” et, en France, le 21e siècle n’aura pas lieu.

Ce qui serait dommage, il a tant à nous apporter :

Billet initialement publié sur hypertextual, le blog de Cecil Dijoux ; image CC Flickr paulthielen OWNI remix

Premier volet Réseaux Sociaux: des intellectuels français inaudibles

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