La guerre économique de la quantité, nous l’avons déjà perdue

Le 9 octobre 2010

Dans un édito des Echos, Eric Le Boucher recommande une société de l'excellence privée de garde-fou sociaux pour rattraper la Chine dans la « guerre économique ». Las, cette guerre-là est perdue par avance.

Octobre 2010, pour Eric Le Boucher, c’est le nouveau juin 1940 : là où certains voient dans la colère populaire l’avancée vers un nouveau mai 1968, le rédacteur en chef d’Enjeux/Les Echos expliquait dans une tribune publiée vendredi 8 sentir la résignation de la France qui avançait vers la débâcle. Une débâcle militaire à l’époque, économique aujourd’hui, où l’Allemagne nazie a été remplacée par la Chine industrieuse qui casse les prix et les travailleurs au nom du produire plus. Dans cette bataille, les recommandations du général Le Boucher sont simples : tomber l’armure des « protections sociales » (oui, le général Le Boucher met des guillemets) pour courir se jeter dans le marathon de la compétitivité, des industries d’excellences et de l’entreprise dérégulée. Sacré programme à ceci prêt qu’il est voué à l’échec.

Dans son diagnostic, l’éditorialiste accuse ouvertement les Français (jusqu’au Président de la République, relevons sa cohérence) d’être dans le déni de réalité : ils se comporteraient comme s’ils ne savaient pas que l’usine-continent asiatique tournait jour et nuit, sans « contraintes sociales » pour créer les échauffements qui jettent les salariés européens dans la rue, condamnant à terme l’industrie européenne. Réfléchissons comme Eric Le Boucher un instant. Si si, j’insiste.

Notre « société d’excellence  » aussi est en concurrence avec l’Asie

A bien y regarder, l’éditorialiste est lui-même dans le déni de réalité : en proposant une société de l’excellence, basée sur la recherche-développement, il fait comme si la Chine, l’Inde, la Corée et les autres pays asiatiques n’étaient que des monarchies manufacturières. Or, le monde a bien plus changé qu’il ne semble vouloir le croire car à quelques kilomètres des chaînes de montage de Pékin, d’autres usines, universitaires celle-là, produisent à la chaîne plus de diplomés en semi-conducteurs et infrastructures réseaux chaque mois que toutes les universités françaises chaque année.

A l’occasion d’un reportage à Seattle, j’ai rencontré dans l’avion la PDG d’un sous-traitant de Microsoft installé à Pune, près de Bombay. Parfaitement anglophone, elle allait à Redmond rencontrer ses commanditaires avant de rejoindre sa société, dont la majeure partie des salariés ont profité à l’université d’informatique de la ville de partenariat spécifique avec leur futur employeur afin d’affiner leurs compétences pour correspondre à leur futur poste et aux besoins de l’entreprise. Cette société de Pune ne faisait pas de l’assemblage pour Microsoft : elle était chargé de test en sécurité, programmation et développement sur des logiciels d’entreprise commercialisés partout dans le monde.

La guerre du low cost mène toujours à l’anéantissement mutuel des forces de travail

Par ailleurs, les belles recommendations du général Le Boucher ne sont pas même suivies par les troupes françaises : le fleuron français des microprocesseurs et semiconducteurs ST Microelectronics-Ericsson, malgré des centaines de millions d’euros d’aide publique, a remballé son patriotisme industriel au nom du différentiel de coût de main d’oeuvre entre Colombelle, en Normandie, et Bangalore, en Inde. Ces unités de R&D qui devaient nous sauver se barrent donc là où les têtes sont moins chères.

« Apprenons le chinois ! », hurlent en coeur les plus fins analystes. Les étudiants formés à la chaîne sont de langue maternel mandarin ou cantonais, voire les deux. Dans son « art de la guerre », Eric Le Boucher oublie un critère crucial : démographiquement, l’Europe est un nain face à ses nouveaux concurrents. Et comme la CIA format hier les Talibans qui mettent aujourd’hui l’armée américaine en déroute, ce sont les entreprises européennes qui ont donné aux usines asiatiques toutes les méthodes de baisse des coûts qui, depuis la chute du Mur de Berlin, rendent toute tentative d’alignement vaine. A la manière de la dissuasion nucléaire, la dissuasion low cost contre low cost aboutit à l’anéantissement mutuelle des forces de travail : à appauvrir les salariés, les délocalisations et la logique du « toujours moins cher » épuisent le réservoir de consommateurs plus vite qu’elles remplissent les étalages. La guerre de la quantité est ingagnable.

La seule façon de s’en sortir, c’est d’ouvrir un autre front : celui de la qualité. Pas de la qualité commerciale, de la finesse du R&D… Celle de la qualité des techniques de production : faire des critères sociaux et écologiques la base de notre consommation pour mettre en place une « économie » qui économise l’humain et son cadre de vie plutôt que de se tourner systématiquement vers des sources de travail moins coûteuses. Malheureusement, ce genre de logique risque d’aller contre la marche  «normale  » des profits financiers, de la spéculation sur les matières premières et les sociétés… Un certain nombre d’habitudes que beaucoup de penseurs et économistes auront du mal à perdre. Tant de mal, peut-être, qu’ils préfèrent envisager de mener une guerre perdue d’avance plutôt que de renoncer à leurs galons.

Crédits photo CC FlickR theodevil

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