“Allô, c’est Julian Assange”

Le 22 octobre 2010

Si les équipes de WikiLeaks ont fait appel aux plus grandes rédactions du monde, Julian Assange a confié à OWNI la conception, le design et le développement de l'application de crowdsourcing. En voici le récit, nos questions, ses réponses.

Le samedi 8 octobre, à 19h30, Nicolas Voisin, directeur de la publication d’OWNI, reçoit un mail à l’adresse ‘contact@owni.fr’. Quelqu’un demande à parler en urgence aux développeurs de l’application Warlogs que nous avions réalisée fin juillet, lors de la publication de plus de 75,000 documents concernant la guerre en Afghanistan. Comme j’avais coordonné le boulot pour OWNI sur ce projet, il me le fait suivre.

« Dear Madam or Sir
I am trying to find the person who did this project: http://app.owni.fr/warlogs/?lang=EN. I am trying to find the technical people who actually put it together.
I would very much like their personal email as I have a very interesting proposition for them which I am sure they will want to hear about.
I look forward to your response.
Kind regards »

Croyant d’abord à une requête de journaliste, je m’apprête à mettre le mail de côté pour y répondre plus tard. Par acquis de conscience, je vérifie quand même le nom de domaine de l’expéditeur, un certain Sunshine Press. Surprise, Wikipédia m’indique que Sunshine Press est l’organisation qui a mis sur pied le site Wikileaks, en 2006. Ça commence à devenir sérieux.

Après quelques échanges de mails, j’en ai la confirmation. Un numéro anglais appelle sur mon portable. C’est Julian Assange, le porte-parole de Wikileaks, au bout du fil. Pour donner quelques éléments de contexte, imaginez quand même que nous avons des posters d’Assange affichés dans l’open-space de la soucoupe1, non sans humour, mais ce contexte est « roi ». Mon niveau d’émotion était alors à peu près aussi élevé que celui d’une ado parlant à Justin Bieber. Je caricature, mais ce sera le dernier instant de légèreté.

Le rendez-vous est fixé. Ce sera mardi 12, dans un bar londonien. On s’embarque donc dans l’Eurostar à destination de St Pancras, Pierre Romera, développeur principal de l‘application warlogs et moi-même. Une fois sur place, après 15 minutes d’une attente plus stressante que celle des résultats du bac, on nous mène vers le studio où l’équipe d’Assange se prépare à sa nouvelle action. Les bureaux, partagés avec l’une des grandes organisations journalistiques londonienne, ne ressemblent pas vraiment au local surprotégé qu’on aurait pu imaginer.

Julian Assange est beaucoup moins intimidant en vrai, sans son costume gris et ses longs cheveux blancs bien peignés. Ceci-dit, même s’il n’avait qu’une veste en cuir, des cheveux courts et en pétard et revêtait une barbe de 3 jours, nous n’en menions pas large. Une équipe de 23 ans de moyenne d’âge venue parlementer avec l’homme qui fait trembler le Pentagone, cela avait quelque chose de cocasse.

« Nous avons le même set de données que la dernière fois, mais plus gros. Et pour un autre pays, » commence Assange [toutes les citations sont de mémoire]. « Nous avons beaucoup aimé l’application de crowdsourcing que vous avez réalisé et nous nous demandions si vous pouviez faire la même chose, avec cette fois-ci un peu d’avance. » Combien d’avance? « 6 jours. » Ah.

Conscients des critiques dont avait été victime la fuite afghane – les noms de certains informateurs des armées d’occupation avaient été laissés en clair dans les documents – nous lui demandons si des mesures ont été prises pour retirer les données risquant de mettre des vies en danger. « Tous les noms ont été retirés », affirme-t-il. « Ce qui n’empêchera pas les critiques de fuser, » prévient, goguenard, l’une des personnes travaillant dans la pièce.

Nos exigences :
- 1/ avoir vraiment 6 jours et carte blanche en design comme en développement
- 2/ ne pas avoir connaissance des logs en amont (sauf contrainte technique)
- 3/ avoir la certitude que de nombreuses rédactions ont ces logs depuis des semaines et ont eu le temps de les étudier et que les noms des civils soient masqués.
- 4/ ne pas en être hébergeur (la jurisprudence française, depuis l’arrêt Tiscali du Conseil d’État, fait peser toute la responsabilité sur l’hébergeur)

Assange nous explique également que plusieurs journalistes travaillent sur les documents depuis un certain temps, dans de nombreuses rédactions, « y compris en France, où l’un des plus gros journaux pourrait faire partie de l’aventure ». OWNI n’aura donc aucune responsabilité journalistique, au sens juridique, dans l’étude de ces logs.

Avec ces explications, nous acceptons la mission. Il est certain que nous n’aurions jamais accepté de travailler avec l’organisation si nous n’avions pas obtenu la garantie qu’aucunes vies ne seraient mises en danger par notre travail.

Suite à quoi Assange nous fait signer une close de confidentialité (NDA) stipulant que si nous révélons quelque qu’information que ce soit avant la date fatidique, Wikileaks nous ferait payer 100.000 livres sterling d’amende. Sic. Les NDA étaient toutes pour le 23. Dehors, le web commençait à faire bruit d’un lancement le 18. Nos fameux 6 jours de délais s’annonçaient à dimension variable.

Malgré cette garantie élevée, il nous faut travailler à l’aveugle, à partir d’une base de données expurgée de tout contenu intéressant. Qu’à cela ne tienne, Pierre et moi nous mettons à coder frénétiquement, après avoir défini sommairement les spécifications de l’app. C’est pas dur, il nous suffit de faire ce que nous avions voulu réaliser la fois précédente mais que nous n’avons pas fait, manque de temps (la dimension « serious game » en plus de ce que permettait notre précédente app est l’un de ces aspects).

Le plus clair de l’après-midi et de la nuit et du lendemain est passée à coder les différents modules de l’interface. Nous nous permettons quand même un dîner avec Julian Assange et deux autres personnes présentes dans le studio ce soir là.

De retour à Paris, jeudi matin, nous tenons conseil dans notre « war room ». Chacun à son poste, les rôles sont répartis entre les développeurs et les designers, afin que chacun connaisse sa mission.

Au final, l’application aura été designée en moins de 8h, développée en 4 jours et sera hébergée sur les serveurs de ceux qui hébergent The Pirate Bay, en Suède, et sur un serveur à leur nom. Le samedi 16, nous étions à 95% prêts. Il ne nous restait plus qu’à obtenir les fichiers, dont nous croyions qu’ils sortiraient le lundi matin, après avoir lu l’article de Wired.

Nous savons maintenant que la date du lundi matin était une diversion. Du coup, nous avons passé le reste de la semaine à améliorer et corriger les derniers bugs de l’appli. Wikileaks a repris contact avec nous jeudi pour mettre les fichiers directement sur les serveurs. Avant de lui donner les codes d’accès, une vérification d’identité s’imposait, en lui posant une question dont seuls lui, Pierre et moi connaissions la réponse:

Quel était le parfum du narguilé que nous avons fumé au restaurant, à Londres?

Un vrai film de guerre.

Après les dernières vérifications, nous avons chargé les fichiers sur le serveur suédois et appuyé sur le bouton. Le reste est en train d’être écrit.

C’est en quelque sorte l’histoire d’un « journalisme augmenté » où chemin faisant, les compétences et responsabilités se répartissent, et où certains prennent des voies de traverse pour donner à penser au plus grand nombre. Ce jour, ce n’est rien de moins que la plus grande collaboration de médias indépendants (traditionnels et foncièrement « modernes ») qu’ait connu notre génération. Puisse-t-il en sortir du sens, davantage de vérité et pourquoi pas une autre idée, pour ceux qui mènent des guerres, de la nature du secret qui les préservait de certains cas de conscience.

La procédure de dépôt de fichiers de Wikileaks étant actuellement désactivée, si vous avez des informations que vous voulez transmettre de manière sécurisée, utilisez le service Privacy Box, détaillé sur OWNI, à l’adresse suivante

https://privacybox.de/nkb.msg

(n’oubliez pas d’indiquer une adresse où vous contacter si vous voulez une réponse!)



  1. le petit nom que l’on donne au locaux d’OWNI []

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