“Le maintien de l’ordre, c’est le lien immédiat entre le politique et le policier”

Le 28 octobre 2010

Depuis une quinzaine d'années, Fabien Jobard arpente le pavé et note méticuleusement ce qu'il voit, sent, entend, respire du travail des flics. Chercheur au CNRS, son truc, enfin l'un de ses péchés mignon, c'est le M.O. (Maintien de l'Ordre). Interview.

M.O., comme Maintien de l’ordre. Celui des manifs, celui des débordements, celui de la foule qui avance, qui recule souvent, qui casse parfois; celui des CRS et des gendarmes mobiles ; qui avancent, reculent et cassent aussi. Infiltration policière des cortèges, instrumentalisation politique, irruption de la vidéo, généralisation du flashball, allons-y.

Fabien Jobard est docteur en science politique, chercheur au CNRS, affecté au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Il a récemment publié (avec Dave Waddington et Mike King): “Rioting in France and the UK” (Willan, 2009). Ses publications sont accessibles sur le site du Cesdip. Il publiera sous peu, dans la revue en ligne Sociétés politiques comparées, une recherche sur les manifestations des 23 et 28 mars 2006.

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La question de l’infiltration policière des cortèges se pose à nouveau de façon très aiguë, notamment après la diffusion d’une vidéo tournée à Paris par l’agence Reuters. Vous dites que la provocation appartient au «répertoire policier universel», soit par l’infiltration soit par l’inaction. Sans préjuger de ce qui a pu se passer ces derniers jours, quel est l’intérêt politique et policier de telles méthodes ?

La provocation policière relève en effet de moyens assez universaux d’instrumentalisation de l’outil policier par le politique au service de finalités propres au combat politique, et non au maintien de l’ordre stricto sensu. C’est le sociologue américain Gary Marx qui a décrit ces répertoires policiers, par exemple dans “ironies of social control” (1981). Il décrit essentiellement trois modalités : l’inaction, l’escalade et la facilitation par l’infiltration des cortèges ou des groupes. Ces modalités peuvent être employées dans toute opération policière. Gary Marx toutefois n’évoque pas l’inaction (the non-enforcement) à propos des tactiques de maintien de l’ordre; il réserve cette modalité à des opérations de police judiciaire.

Par exemple, ne pas intervenir, laisser un crime se développer pour qu’il manifeste au fil de son développement l’inspirateur, la tête de réseau, etc. Or, l’une des modalités de maintien de l’ordre les plus controversées de ces dernières années en France est, au-delà des cas éventuels d’infiltration, l’impavidité des unités constituées (Escadrons gendarmes mobiles, CRS) lors de manifestations lycéennes lorsque celles-ci laissent voir des scènes de violence durant lesquelles des jeunes se font dépouiller ou tabasser par d’autres jeunes, dans des conditions pourtant spectaculaires. Tout l’enjeu est de comprendre les causes de cette immobilité policière et de voir si on peut la rapporter à une stratégie explicite de pourrissement.

Avez vous des exemples de stratégie explicite de pourrissement en France ces dernières années ? Et, j’insiste sur l’intérêt politique du pourrissement. Ne constitue-t-il plus, depuis la mort de Malik Oussekine en décembre 1986, un risque bien trop grand pour qu’il soit pris par le pouvoir ?

Je réponds à votre question par un détour épistémologique. Ces actions de pourrissement offrent précisément du fait de la mort de la toute-puissance policière (lorsque la police, par exemple, pouvait envoyer sans crainte un peloton voltigeur mobile à tombeau ouvert dans une manif) un problème de connaissance.

Prenez la manifestation de l’esplanade des Invalides du 23 mars 2006. La police n’intervient pas, ou très peu, et en tout cas très/trop tard. Du coup, les jeunes violents s’en donnent à cÅ“ur joie et se livrent à des scènes qui provoquent la stupeur chez les spectateurs. Le bénéfice du politique, en l’occurrence de Nicolas Sarkozy, est considérable. Tout se passe comme si, dans des conditions de laboratoire, sa philosophie politique était empiriquement validée. Car pour Nicolas Sarkozy, à l’époque, la société française n’est ni divisée en classes, ni en races, ni en groupes gauche/droite. Ce qui divise et organise la société, c’est le grand partage entre barbarie et ordre, entre les voyous et les gens biens. Il le répète aux lecteurs du Parisien deux jours après les Invalides.

Ce qui s’est joué sur les Invalides, c’est sans aucune interférence de la police ni de quiconque, puisque personne n’intervient, le déchaînement de la violence que Nicolas Sarkozy porte en étendard de sa vision du monde depuis quelques années. Le comportement de la chose observée n’est en rien troublé par l’observateur : la police ne bouge pas. L’esplanade des Invalides, l’espace d’une après-midi, c’est la paillasse du laboratoire de philosophie politique de Nicolas Sarkozy. Il est alors tentant de faire l’hypothèse de la retenue volontaire des forces de police. Mais voilà : je n’ai pas d’élément matériel, pas d’archive, comme on a pu en avoir pour le 12 novembre 1990 ou le 23 mars 1979.

L’affaire se complique en plus par le fait que, certes, le ministre de l’Intérieur commande la police, mais à Paris le préfet (sous l’autorité du Premier ministre) est premier. Mais surtout, et c’est là qu’on touche à un problème d’épistémologie politique, on ne peut juger des causes d’une action (ou d’une inaction) par ses conséquences. Que Nicolas Sarkozy tire les marrons du feu ne veut pas dire qu’il a soufflé sur les braises. C’est l’ironie de l’histoire : la mort de Malik Oussékine rend extrêmement coûteux la charge dans un collectif de jeunes. Alors on ne charge plus, et Nicolas Sarkozy retirera de cette inaction policière des profits politiques dont la valeur est totalement indépendante de ce qui a commandé cette inaction. L’art politique n’est pas de commander les événements ou de faire plier le réel, mais d’exploiter les contingences.

L’énorme difficulté quand on s’intéresse aux infiltrations, c’est que la police les nie toujours. Du moins, en France où la Préfecture de police de Paris comme le ministère de l’Intérieur démentent systématiquement y avoir recours — sans qu’on sache s’il s’agit dans ces démentis de mensonges ou de réalité. Seules les années permettent aux langues de se délier, comme à propos d’une fameuse manifestation de mars 1979 à Paris. Dès lors, comment travailler sereinement sur le sujet ?

Travailler sereinement, ce n’est pas bon signe : il n’est de bonne recherche qu’inquiète. D’ailleurs, pour reprendre le fil de ce que j’exposais il y a un instant, je trouve les sociologues aujourd’hui un brin trop sereins. Nombreux furent ceux, en effet, qui expliquèrent les émeutes d’octobre novembre 2005. D’une certaine manière, ça se bousculait au portillon. Situation manichéenne que ces émeutes, il faut l’avouer, qui opposaient l’État dans sa puissance aveugle à des jeunes en révolte pour leur dignité.

Moins nombreux, c’est le moins que l’on puisse dire, ont été ceux qui se sont attaqués sur les violences internes à la jeunesse et sur cette fraction de la jeunesse qui se livrait à des brutalités sans nom contre ceux qui pourtant manifestaient pour eux. Et si l’encre n’a pas coulé, ce n’est pas parce que les manifestations de mars 2006 (CPE) sont plus récentes que les émeutes. Peu de temps s’écoulait entre les deux événements, et en plus ces violences ne faisaient que dupliquer celles survenues un an plus tôt, lors des mobilisations du printemps 2005 contre la réforme Fillon de l’enseignement secondaire – violences de 2005 qui avaient donné naissance, on s’en souvient, au manifeste contre le “racisme anti-blanc”. À travailler sans inquiétude, on produit sans gloire.

Je dirais ensuite que le travail du sociologue n’est pas celui du journaliste. Non que l’un soit supérieur à l’autre, mais le sociologue n’a pas pour finalité de révéler des événements. Son travail se borne à comprendre les logiques qui font que des événements surviennent. J’ai cité Gary Marx, on peut citer le travail d’Olivier Fillieule qui, dans Stratégies de la rue, avait collecté des documents qui montraient l’implication très claire de la police dans les violences du 23 mars 1979 ou celles du 12 novembre 1990 lorsque des jeunes dits “de banlieue” (première occurrence du vocable en contexte manifestant) avaient pillé le magasin C&A.

On peut donc documenter, de manière certaine, des cas de “provocation policière” et, par déduction, il n’est pas inimaginable que s’en produisent d’autres. J’évoque toutefois les provocations policières avec de fortes guillemets, car il faudrait en l’espèce parler de provocations politiques. Le maintien de l’ordre, ce qui le définit, c’est le lien immédiat entre le politique, donneur d’ordres, et le policier ; et ce tout particulièrement en France. Les radios diffusent la voix du préfet, et le préfet, c’est le politique. Plutôt que parler de provocation policière, il faut évoquer les provocations politiques, ou l’usage politique de la police.

Après Nantes en 2008, Montreuil (Seine Saint-Denis) en 2009 et à nouveau Montreuil cette année, on compte pas moins de trois manifestants blessés gravement par des tirs de Flash Ball. Comment expliquez vous le glissement de l’utilisation de cette arme d’abord autorisée, au milieu des années 1990, par Claude Guéant, quand il occupait le poste de directeur général de la police nationale (DGPN), dans des cas de risque élevé pour les policiers, à sa quasi généralisation aujourd’hui ?

En effet, la note du 25 juillet 1995 que signe Claude Guéant, et qui introduit le flashball, est prudente : «N’utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale, en raison des lésions graves qu’elle est susceptible d’occasionner, en certaines circonstances». L’instruction du 31 août 2009 de l’actuel DGPN est autrement plus large : «Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violences.» Entre les deux, il y a un glissement plus général de la police du quotidien à une police qui se rétracte sur ce qu’elle est censée faire le mieux : du maintien de l’ordre. Mais du maintien de l’ordre par petits équipages de 3 ou 4, sans l’encadrement sur le terrain (comme on l’a en toute manifestation), ce n’est plus du maintien de l’ordre… C’est le travers d’une police sans doctrine.

L’irruption simultanée des appareils de prises de vue (téléphone, mini caméra) et des canaux de diffusion (YouTube, Dailymotion) a considérablement changé la donne en matière de maintien de l’ordre. Outil politique par excellence, la police du maintien de l’ordre est en effet désormais sous le regard de tous, en quasi direct, et sans moyen de pression sur les éventuels diffuseurs; et non plus de seuls journalistes plus ou moins autorisés. Comment, selon vous, la police intègre-t-elle cette nouvelle donne, si toutefois elle l’intègre ?

La question dépasse celle du maintien de l’ordre. Ces caméras sont un dispositif technique qui témoigne du fait que l’on ne peut plus faire la police hors du regard du tiers, comme cela se faisait il y a vingt ou trente ans. Ces techniques de surveillance des surveillés sont doublées d’évolutions juridiques importantes : la loi du 15 juin 2000 autorise l’avocat en garde à vue dès la première heure, etc. Résultat : les cas de tabassages en cellule, dont la presse se faisait souvent écho dans les années 70 ou 80, ont disparu des écrans. Le point que vous soulevez là est crucial : la police est aujourd’hui sous le regard du tiers, la force publique sous le regard du public. Je pense même que l’insécurité policière aujourd’hui est liée à cette mutation de l’économie du regard porté sur le quotidien de ses pratiques.

On sait que les CRS comme les gendarmes mobiles embarquent désormais des caméras, parfois miniatures, à la boutonnière, que l’on pourrait appeler caméras de «contre champ» par rapport à celles des manifestants, à la fois pour faire un travail de renseignement et pour se protéger en cas de plainte. Que signifie cet équipement ?

Ces caméras ne sont pas nouvelles : elles sont généralisées dès les manifestations contre le CIP du printemps 2004. Elles traduisent deux préoccupations. La première est d’articuler les opérations de maintien de l’ordre au judiciaire, et de déférer. Derrière les lignes de CRS ou EGM (Escadrons gendarmes mobiles), vous avez désormais, sur les gros événements, des cars d’Officiers de police judiciaire qui traitent immédiatement des interpellés, avec le substitut du Procureur au bout du fil : la garde à vue est donc immédiate, parfois même la sanction, lorsqu’il s’agit par exemple de rappels à la loi. La facilitation des comparutions immédiates est liée à cette judiciarisation du Maintien de l’ordre. La seconde préoccupation est liée à la question précédente : les caméras embarquées permettent également de filmer l’action des siens…

Copyright photo cc FlickR biloud43 et Fabien Jobard.

Sur le travail de Fabien Jobard, vous pouvez lire:

1/ Des contributions sur la jeunesse pénale :
* “La racaille en politique“, sur le site de la revue Vacarme.
* Le même, en plus approfondi, in Émeutes urbaines et protestations. 2006.

2/ Des contributions sur les émeutes
* “Rioting in France and the UK“, aux éditions Willan, 2009.
* Un papier qui répond à la question : “les émeutes sont-elles politiques ?“, dans le Howard Journal, 2009.

3/ Des contributions sur le maintien de l’ordre :
* “Les manifestations violentes en France“, in Crime et sécurité, l’état des savoirs, 2002.
* Un “drame préfectoral” (en un acte)

À écouter également, Fabien Jobard sur France Culture dans l’émission Les retours du dimanche.

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