En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…
En cette nouvelle année, Edwy Plenel (Mediapart) entame une série dévolue à la défense d'Internet. Ce premier billet revient sur les épisodes Loppsi et WikiLeaks, qui opposent barbares du Net et civilisateurs censeurs.
A peine conquises, nos libertés numériques sont menacées. Tandis qu’avec la loi LOPPSI 2, l’Assemblée nationale autorisait une censure gouvernementale du Net, le gouvernement, par le zèle d’Eric Besson, a voulu empêcher l’hébergement de WikiLeaks en France. Nul doute qu’avec la présidence française du G8 et du G20, d’autres épisodes vont suivre: en septembre dernier, Nicolas Sarkozy ne s’était-il pas déclaré partisan d’un «Internet civilisé»? Voici ma réponse de barbare solidaire de WikiLeaks à ces civilisateurs-là .
Argument d’urgence et cheval de Troie
Mardi 21 décembre 2010, un nouveau verrou a sauté. Face aux potentialités libératrices offertes par la révolution du numérique, les pouvoirs politiques et économiques dont elle dérange les situations acquises, de rentes et de dominations, continuent sur la voie déjà illustrée par l’épisode Hadopi à propos du droit d’auteur: non pas inventer de nouveaux droits, étendre les libertés fondamentales et renforcer l’écosystème démocratique, mais, tout au contraire, se barricader pour mettre à distance les usagers, les contrôler et les surveiller, dans une alliance d’intérêts où politique et économie font bon ménage, hors de toute règle de droit, dans un arbitraire à la fois policier et financier.
Concrètement, en adoptant en seconde lecture le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (plus communément appelé LOPPSI 2), une majorité de députés de l’Assemblée nationale a décidé de donner les pleins pouvoirs au ministère de l’intérieur pour censurer Internet. Comme toujours quand il s’agit de s’en prendre à une liberté fondamentale, de l’amoindrir ou de la fragiliser (ici, le droit fondamental à l’information dont, auujourd’hui, le Net est le véhicule le plus démocratique), le prétexte est une menace terrifiante et supposée terrifier, brandie pour faire taire les doutes et faire peur aux hésitants. Le terrorisme a ainsi souvent servi d’argument d’urgence et d’autorité pour sortir du droit commun, réduire les droits de la défense, augmenter les prérogatives policières, etc. Dans le cas d’espèce, le prétexte est la pédopornographie dont, évidemment, personne ne saurait mettre en cause la nécessité de la réprimer.
Comme le dit fort bien Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net, la protection de l’enfance sert ici de cheval de Troie pour réussir à introduire un filtrage administratif d’Internet, hors de tout contrôle de la justice, sans décision d’un juge ou d’un tribunal, sans droit de regard de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), sans évaluation du Parlement, etc. Désormais, l’Office Central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication (OCLCTIC), qui dépend directement du ministère de l’intérieur, sera seul chargé de contrôler Internet sans avoir de comptes à rendre et pourra seul, sans droit de recours, prendre la décision de mettre un site sur sa liste noire. C’est un peu comme si, à la fin du XIXe siècle, quand débute vraiment l’ère médiatique avec l’apparition de la presse de masse, née de la précédente révolution industrielle (celle de l’électricité), on donnait à la police, au prétexte de dangers pour la morale publique, l’entier pouvoir d’empêcher la diffusion de tel ou tel journal, de façon discrétionnaire. Les plus démocrates de nos républicains d’alors auraient évidemment crié au déni de droit, estimant à raison qu’une telle interdiction de fait était contraire à l’État de droit et qu’une décision de cette gravité ne pouvait intervenir qu’à l’issue d’un débat contradictoire devant une instance judiciaire. Autrement dit que seule la justice pouvait la prendre, et certainement pas la police seule. Sinon, c’eût été le retour à une censure préalable digne de l’Ancien Régime, c’est-à -dire le retour à un État d’exception!
C’est donc ce qui nous arrive en ce début du XXIe siècle: face à la vitalité démocratique d’Internet, l’actuelle majorité de droite (mais elle compte certains alliés à gauche dont les silences ou les prudences sont bavards) instaure un contrôle policier discrétionnaire qui permet à l’État d’empiéter sur une liberté fondamentale. « Sous réserve de son adoption conforme – qui semble acquise – lors de la deuxième lecture au Sénat, explique Jérémie Zimmermann, le Parlement va donc permettre au gouvernement de filtrer le Net sans décision préalable de l’autorité judiciaire. Sans moyen pour les citoyens de contrôler la manière dont les sites seront censurés ou de s’opposer aux décisions, le gouvernement a carte blanche pour faire lui-même la police sur le Net au mépris des droits fondamentaux. Le risque est grand que ce filtrage extra-judiciaire du Net, qui remet en cause la séparation des pouvoirs, soit étendu à d’autres domaines. La porte est ainsi ouverte à de graves violations de la liberté d’expression et de communication, notamment dans le cas d’inévitables censures collatérales.» Et de conclure en demandant aux députés opposés au filtrage administratif du Net de saisir le Conseil constitutionnel afin que l’article concerné, l’article 4, soit censuré parce qu’il viole le droit fondamental à l’information.
“L’Internet civilisé”, grand Å“uvre du gouvernement
Ce vote augure mal de la suite dans le contexte de panique suscité chez nos gouvernants par les révélations de WikiLeaks. A l’exception notable de Christine Lagarde, le pouvoir, faisant chorus avec les tendances les plus réactionnaires de l’opinion américaine, s’est empressé de juger irresponsable et totalitaire l’activité de WikiLeaks (Nicolas Sarkozy), de l’accuser de vol et de recel et de vol (François Fillon) et, même, avec le zèle empressé qui caractérise Éric Besson (nouveau ministre en charge du numérique), de vouloir carrément le censurer en France, en interdisant qu’on puisse l’héberger. Sur son blog, Maître Eolas (que son récent déjeuner à l’Elysée n’a heureusement pas rendu moins vigilant et mordant) dit ce qu’il faut penser, en droit et en raison, de cette inquisition, où il s’agit, par opportunité politique, de «faire la chasse à un site qui ne fait rien d’illégal en droit français mais embête notre ami américain». Heureusement, pour l’heure, notre justice n’a pas suivi M. Besson et l’hébergement de WikiLeaks en France peut se poursuivre normalement.
Mais le pire, si nous n’y prenons garde et si nous ne nous mobilisons pas, peut venir de ces grandes messes mondiales que Nicolas Sarkozy est si fier de présider en 2011, dans son tour de chauffe international avant la présidentielle de 2012: les G8 et G20, regroupements, pour l’un, des puissances du monde d’hier et, pour l’autre, de ces dernières associés à celles du monde de demain. Au début de l’automne 2010, l’Elysée avait fait savoir que deux sujets étaient jugés importants par cette future présidence française et dignes d’être mis à l’ordre du jour des débats entre puissances par Nicolas Sarkozy: les flux migratoires et Internet. D’un côté donc, la circulation des hommes et, de l’autre, celle des idées, des opinions et des informations. Cet ordre du jour (car l’on pourrait en proposer bien d’autres dont les mots d’égalité, de solidarité, de justice, de fraternité, de liberté, etc., seraient les inspirateurs) était en lui-même tout un programme, comme l’aveu d’une double peur, celle des hommes et des idées qui marchent ensemble, bougent, se déplacent, circulent, se mêlent, etc.
Sans doute ne faut-il pas faire de procès d’intention et attendre pour connaître les intentions exactes de Nicolas Sarkozy. Mais les épisodes LOPPSI et WikiLeaks donnent une tendance, confirmant ce qui s’exprimait dans une lettre adressée le 29 septembre 2010 par le président de la République à celui qui était encore son ministre des affaires étrangères. En vue d’une Conférence internationale consacrée à la liberté d’expression sur Internet, conférence qui sera finalement annulée, Nicolas Sarkozy fixait sa feuille de route à Bernard Kouchner. Elle était résumée d’une formule imagée: l’objectif, écrivait-il, est «de bâtir un Internet civilisé». Nicolas Sarkozy aurait pu évoquer un Internet «régulé», c’est-à -dire avec des règles, des droits et des devoirs, notamment pour ces nouvelles forces économiques que sont les multinationales du numérique dont la puissance est, en elle-même, facteur de déséquilibre, d’atteinte au pluralisme, de concurrence faussée, etc. Non, il a préféré parler d’un «Internet civilisé», ce qui suppose qu’y règnent des barbares sans contrôles qu’il faudrait donc amener, y compris par la contrainte, à une civilisation supérieure. Sa vision est clairement verticale, autoritaire et sécuritaire.
Internet, contrée des nouveaux barbares
«Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage»: la mise en garde est de Montaigne (1533-1592), dans ses Essais, lequel sut nous apprendre il y a près de cinq siècles ce décentrement par lequel nous acceptons de nous voir comme un autre et comprenons, du coup, que ces hiérarchies de cultures et de civilisations sont l’alibi de la peur et de l’ignorance. Les barbares dont parlait Montaigne étaient les cannibales amérindiens, mangeurs d’hommes (morts) dans des festins rituels, qu’il osa comparer aux massacreurs français de son temps, ceux des guerres de religion, féroces inquisiteurs, tortionnaires et étripeurs d’hommes (vivants). D’une férocité l’autre, voici ce qu’écrivait Montaigne:
Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et géhennes un corps encore plein de sentiments que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.
Nous voici arrivés bien loin d’Internet, direz-vous sans doute. Oh, que non! On pourrait par exemple souligner que les consignes secrètes à ses diplomates de Mme Hilary Clinton, les invitant à espionner jusque dans leur vie privée leurs collègues étrangers, relèvent plus essentiellement du vol, du recel de vol et de la violation de l’intimité de la vie privée, que la divulgation par WikiLeaks de télégrammes diplomatiques dont le contenu est, à l’évidence, d’intérêt public légitime, n’empiétant aucunement sur le droit des personnes. Bref, dans l’affolement qui gagne nos puissants (avec aussi bien la politique que l’argent comme moteurs de leur domination) face à l’indocilité bravache, confuse et multiforme d’Internet, il y a cette idée qu’ils seraient à bon droit les détenteurs de principes supérieurs face à des populations inférieures et qu’il leur reviendrait d’imposer cette civilisation installée aux nouveaux barbares qu’abrite et protège ce territoire inconnu et menaçant, le Net. Aussi est-il temps que nous autres, barbares, leur répondions, sans barguigner, solidairement et collectivement.
–
Dès demain sur OWNI: la suite de la série “En défense d’Internet et de WikiLeaks”.
Article initialement publié sur Mediapart. Également à retrouver sur le site, le texte préface du livre de Thierry Ternisien d’Ouville, consacré à la pensée d’Hannah Arendt (1906-1975) et récemment paru aux éditions Utopia.
Laisser un commentaire