Wikipédia a 10 ans!
Wikipédia a 10 ans ce samedi 15 janvier ! L'occasion idéale pour revenir sur l'histoire et l'impact de l'encyclopédie collaborative, vue par l'un de ses fidèles contributeurs. OWNI vous offre également une infographie présentant la galaxie Wikimédia.
La version anglophone de l’encyclopédie contributive Wikipédia a vu le jour le lundi 15 janvier 2001. Wikipédia a été créée comme alternative à une autre encyclopédie en ligne fondé un an plus tôt par la même équipe — Jimmy Wales et Larry Sanger —, Nupédia, dont le processus de travail un peu trop strict n’a permis de faire aboutir que vingt-quatre articles en trois ans. Avec Nupédia, chaque article était confié à une équipe hiérarchisée, puis soumis à un crible scientifique sérieux, et n’était présenté au public qu’une fois fin prêt. Avec Wikipédia, au contraire, le processus de validation est postérieur à la publication des articles, articles dont la rédaction et les corrections sont ouvertes à qui veut s’en charger, sans avoir à montrer patte blanche.
Aujourd’hui, Nupédia a disparu et Wikipédia contient des millions d’articles répartis en deux-cent-soixante-sept versions linguistiques d’importance variable : 3,5 millions d’articles anglophones, 1 million d’articles germanophones et autant d’articles francophones, quelques dizaines d’articles seulement en langues des Îles Fidji, en tahitien ou en néo-mélanésien. On doit à ce sujet saluer une première réussite de Wikipédia qui est d’avoir fourni un ouvrage de référence à des langues parfois en voie de disparition et qui, pour certaines, n’avaient jamais eu d’encyclopédie ou de dictionnaire.
Wikipédia a fini par donner corps à l’Internet qu’imaginaient les scénaristes de séries télévisées au milieu des années 1990 : une sorte d’oracle auquel on pourrait poser toutes les questions. Tout cela vient même de plus loin, d’ailleurs. Je me rappelle des serveurs BBS des années 1980, sur lesquels étaient déposés des documents informatifs divers, qui ont ensuite été diffusés sur cd-rom. L’ambition de faire circuler le savoir a toujours été consubstantielle de l’informatique personnelle, il suffit de penser au projet Gutenberg (né en 1971) ou de l’ABU (1993), par exemple, dont les buts sont continués par plusieurs projets associés à Wikipédia : Commons (dépôt de médias, notamment d’images), Wikilivres (livres pédagogiques) et Wikisource (textes).
Wikipédia, une institution
Cet anniversaire, dix ans dans quelques jours, est un bon moment pour faire le bilan de ce projet hors-normes. Un bilan provisoire, car l’histoire est loin d’être finie. Wikipédia, qui est parvenue à un rythme de croisière, semble appelée à rester une référence pendant des années, des décennies, peut-être bien plus longtemps encore. Et c’est là , d’ailleurs, que les problèmes commencent car Wikipédia est désormais une institution, ce qui fait que ses défauts et ses qualités ont une très grande portée1 .
Comme beaucoup l’ont remarqué, parfois avec aigreur, Wikipédia arrive presque invariablement en tête des requêtes effectuées avec Google, gagnant de fait un statut de source quasi-officielle sur de nombreux sujets. N’ayant pas toujours une grande conscience de son mode de fonctionnement, certains utilisent sans précautions des articles de Wikipédia comme source pour des exposés scolaires ou des mémoires de Master.
Le caractère de source « officielle » est renforcé par le style littéraire qui a cours sur l’encyclopédie, style qui se veut distancié, neutre, universel, un ton de vérité révélée. Un ton impersonnel, assez insupportable, dans un certain sens. Il ne suffit pas de parler comme un dictionnaire2 pour pouvoir prétendre tout savoir, et une parole sans auteur identifiable peut sembler, de prime abord, un peu lâche, car une affirmation a forcément un émetteur et reflète un point de vue. Ce type de littérature cache parfois la partialité des propos exprimés ou les préjugés qui les sous-tendent — partialité et préjugés dont les émetteurs ne sont pas forcément conscients.
Le problème est pourtant réglé en amont par un des principes fondateurs de Wikipédia, la neutralité de point de vue, qui stipule que Wikipédia ne doit pas être un lieu de révélation du savoir, mais plus modestement, un lieu d’exposition et de compilation de sources « notables ». Sur Wikipédia, on n’écrit pas « dieu existe » ou « dieu n’existe pas » mais « selon Diderot… selon Saint-Augustin… selon Richard Dawkins… selon Pascal… selon Nietszche… selon Jean-Paul II… », etc.
L’article idéal sur ce type de sujet polémique et nécessairement impossible à trancher fournira les éléments de la dispute, les principaux arguments avancés ainsi que les titres d’essais consacrés à la question qui ont eu une influence sur l’opinion.
Certains sujets ne posent pas tant de problèmes, par exemple les dates de naissance de personnages historiques récents ou les définitions admises par la totalité de la communauté scientifique spécialisée. En contribuant à Wikipédia, on découvre cependant que le nombre de sujets polémiques est bien plus important qu’il n’y paraît : comment doit-on nommer une endive ? Comment est mort Émile Zola ? Voltaire était-il un saint ou un hypocrite ? Ne parlons pas des sujets sensibles : religion, politique, écologie, etc.
D’ailleurs, lorsque le consensus se fait, n’est-ce pas juste le signe inquiétant que le sujet de l’article est particulièrement irréfléchi, impensé ?
Voir Wikipédia en train de se construire pose des questions de salubrité publique : comment se font les autres encyclopédies ? Quel type d’informations sélectionnées, de propagande ou de désinformation contiennent-elles ? Ici, au moins, nous pouvons savoir dans quelles conditions le corpus encyclopédique se constitue, alors que dans le cas d’une encyclopédie plus traditionnelle, nous ignorons tous les a-côtés d’un article. Nous connaissons son auteur mais, à moins d’être précisément spécialistes du sujet traité nous ne pouvons pas lire entre les lignes, nous ne pouvons pas deviner ce qui a motivé le choix de l’auteur, quelle école, quel courant d’idée il défend, quel rival académique il néglige de mentionner, etc.
Malgré la vigilance des contributeurs réguliers de Wikipédia — généralement bien intentionnés et soucieux d’élever le niveau de qualité de l’édifice — il n’est pas rare que des personnes aux motivations douteuses y contribuent pour de très mauvaises raisons : prosélytisme religieux, désinformation politique, publicité… On sait que de nombreuses sociétés commerciales surveillent de très près les articles qui sont consacrés à leurs marques et à leurs produits, il y a même des exemples scandaleux de propagande de la part, notamment, de grands groupes agro-alimentaires ou de laboratoires pharmaceutiques3 , qui n’ont pas hésité (et continuent sans aucun doute de le faire) à se servir de ce support apparemment impartial et extérieur pour servir leurs intérêts commerciaux ou peaufiner leur image publique. Des sectes, des personnalités politiques ou même des pays se servent aussi de Wikipédia pour les besoins de leur communication. Lorsqu’ils sont habiles, ça passe.
Au delà de la propagande, il n’est pas rare que des contributeurs de Wikipédia, y compris parmi les plus sérieux, se laissent aller à utiliser l’encyclopédie pour faire coïncider ses articles à leurs propres opinions, à leur réalité, comme s’il suffisait qu’une chose soit écrite publiquement pour qu’elle devienne, par miracle, une vérité. On a pu constater un tel phénomène de manière comique pendant le débat qui a opposé Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal le 2 mai 2007 : tandis que les deux candidats à l’élection présidentielle s’écharpaient pour savoir si le réacteur EPR était de 3e ou de 4e génération — détail sans intérêt pour qui ignore ce qui peut distinguer un réacteur nucléaire d’un autre —, des partisans de l’un et l’autre modifiaient Wikipédia pour rendre l’encyclopédie — entendre la vérité — compatible avec ce qu’ils auraient voulu qu’elle soit.
Je trouve ça passionnant et très éclairant, finalement, quand au statut que peut avoir la vérité chez chacun d’entre nous : on dit que l’on croit ce que l’on voit, mais souvent, on voit ce que l’on croit, la foi (religieuse, politique, ou autre) a sans doute moins de rapport avec l’expérience qu’avec l’envie de rendre les choses vraies, d’avoir le pouvoir de créer sa réalité. Croire, c’est peut-être d’abord tenter d’avoir de l’autorité sur les faits, car si on ne peut pas souvent transformer véritablement le monde, on peut ajuster sa perception et celle d’autrui à ses désirs. Et ce n’est pas spécifique à Wikipédia, c’est ce que font souvent les journalistes, à mon avis, ils racontent le monde tels qu’ils l’imaginent, et ce qu’ils disent devient vrai, parce que c’est dans le journal.
Cette envie de créer le monde à l’image de ses croyances ou de ses préoccupations n’est d’ailleurs pas forcément illégitime ou stérile. En listant chaque créature Pokémon, chaque jeu vidéo, chaque disque rock, chaque courant musical improbable, chaque fait de la culture populaire, Wikipédia compile en un unique ouvrage un savoir totalement inédit sous cette forme et qui échappe aux confrontations et aux comparaisons en n’existant que dans les micro-sociétés où il a une importance.
Ce savoir, puisqu’il est le fruit de l’envie de transmettre des contributeurs, est tributaire des goûts de ces derniers. Il suffit qu’une personne passionnée d’un sujet y consacre son énergie pour que des sujets analogues semblent pauvrement traités. Sur une autre encyclopédie, un article consacré à une petite ville des Pyrénées n’a pas le droit d’être aussi important que celui qui traite d’une préfecture de la région parisienne. N’est-il pas sain qu’il existe un endroit où ce genre de hiérarchie puisse ne pas être infailliblement respectée ?  Où l’on puisse, en tout cas, débattre de leur pertinence ?
Wikipédia est de toute manière loin de dispenser un savoir véritablement original, fantaisiste, incongru, jamais-vu, car du fait même de son mode de fonctionnement, c’est, lorsque ses principes sont respectés, l’encyclopédie de la doxa, du savoir banal, admis, rebattu. J’en connais beaucoup que cela déçoit et qui critiquent le caractère sage et un peu conventionnel de ce support, qui se demandent si ce n’est pas faire un mauvais usage de sa liberté que d’imiter les gestes de ceux qui sont contraints à des formes ou à un ton précis, un peu comme on peut critiquer les blogueurs qui emploient le langage journalistique ou les vidéastes amateurs qui recourent aux tics hollywoodiens, alors même que les journalistes de la presse ou les réalisateurs hollywoodiens aimeraient parfois échapper aux lois commerciales qui leur imposent certains compromis littéraires, artistiques ou moraux4 . Wikipédia n’est pas non plus un lieu de recherche, un séminaire permanent, une académie. Wikipédia ne crée pas de la connaissance mais se contente d’en diffuser.
Ceux qui critiquent la sagesse de Wikipédia ou la modestie de ses ambitions peuvent bien monter leurs propres encyclopédies, après tout ! Les ouvrages ne s’annulent pas, ils s’additionnent, et si Wikipédia s’est imposée dans son domaine, ça ne signifie pas qu’il soit impossible de proposer autre chose.
Le pire et le meilleur de Wikipédia, je les ai trouvés pour ma part dans l’arrière-boutique de l’encyclopédie en ligne, c’est à dire du côté de ceux qui y contribuent. J’ai commencé à y participer en 2004 et je me suis aussitôt passionné pour cette cathédrale de savoir5 . J’y ai effectué des milliers d’éditions (des modifications, pouvant aller de l’ajout d’une virgule ou d’un accent à la création d’articles complets), réalisé des illustrations6 ou publié des photographies. Je suis aussi devenu un des administrateurs de Wikipédia, et je le suis resté quatre ans, avant de démissionner par manque de temps. Administrateur de Wikipédia n’est pas un titre honorifique (quoique cela valide une grande implication dans l’Encyclopédie) ni un mandat conférant une forme d’autorité ou de supériorité sur les autres contributeurs (mais tous, y compris parmi les admins, ne le comprend pas bien). C’est une charge assez technique, qui consiste, sur injonction de la communauté, à effectuer des opérations de maintenance (suppression d’articles) ou de maintien de l’ordre (éviction de vandales).
Wikipédia à l’école
À l’Université Paris 8, j’ai monté un atelier qui a consisté à pousser les étudiants à contribuer à Wikipédia. Le but était double : d’une part il s’agissait pour les étudiants d’apprendre le fonctionnement de Wikipédia et de comprendre les limites de la confiance que l’on pouvait porter à cette source comme à d’autres. D’autre part, j’avais constaté en me prenant comme cobaye quel degré de rigueur le « moule » Wikipédien impose à ceux qui veulent y participer : savoir se documenter, croiser ses sources, apprendre à faire la part entre faits et opinions, écrire de manière claire et pédagogique… Bien sûr, le manque d’articles consacrés à mes sujets (art contemporain, et notamment arts numériques) sur Wikipédia constituait une bonne raison et un bon prétexte à organiser ce cours. En tant que projet, l’Atelier Encyclopédique a connu un certain succès, m’a valu quelques interviews (RFI, Philosophie Mag, Libé,…) et a été imité par plusieurs universités dans le monde. Dans la réalisation, le résultat a été un peu moins intéressant : beaucoup d’étudiants ne se sont pas franchement intéressés aux enjeux, ont été surpris d’être mal notés après avoir collé sur Wikipédia des paragraphes entiers « empruntés » sur d’autres sites web, et les contributeurs réguliers de Wikipédia ont, souvent, agi de manière tout à fait différente de leurs habitudes, en s’en remettant à moi pour ce qui était de corriger ou de réprimander mes étudiants plutôt que de s’en charger eux-mêmes.
Je ne considère pas l’expérience comme un échec, mais après cinq années, je l’ai interrompue, d’autant que le monde (enfin le web) avait bien changé entre temps : Wikipédia commençait à disposer d’un corpus conséquent et le public a quand à lui une idée plus claire de son fonctionnement : la première année, tout semblait nouveau pour les étudiants — qui n’avaient même pas tous entendu parler de Wikipédia — alors que la dernière année de l’atelier, j’avais l’impression de leur parler d’un vieux truc, comme un prof de musique qui tiendrait absolument à faire chanter des collégiens sur les chansons de sa propre jeunesse.
En 2005, on me disait : « et si ça devient une société privée ? », « et si le site s’arrêtait un jour ? » ou « est-ce qu’on sait vraiment qui est derrière tout ça ? ». Ces questions, je pense, ne sont plus posées par personne.
Wikipédia, une communauté oligarchique ?
L’aspect parfois déplaisant de Wikipédia naît de ce que cette encyclopédie est aussi un réseau social, ou plutôt une communauté, chose positive en soi, mais qui conduit naturellement à la constitution d’une sorte d’oligarchie des contributeurs récurrents — pas nécessairement administrateurs, car si tous les administrateurs sont ou ont été des contributeurs très réguliers, tous les contributeurs réguliers ne sont pas administrateurs, loin de là . Et ces contributeurs récurrents ont parfois une petite tendance à considérer que Wikipédia est leur chose, leur domaine, ce qui les pousse à rejeter parfois méchamment les nouveaux contributeurs. Je constate ça régulièrement lorsque, par simple paresse de saisir mon mot de passe, je modifie un article sans prendre la peine de m’identifier. D’un seul coup, mes ajouts se voient supprimés avec des commentaires méprisants et soupçonneux tels que « à l’avenir, citez vos sources », y compris lorsque l’inspecteur des travaux finis auteur de la suppression aurait pu vérifier l’exactitude des affirmations en trois clics. S’il est normal que les contributeurs non identifiés soient surveillés plus que d’autres (c’est souvent par eux qu’arrivent les vandalismes les plus grossiers), il n’est pas pour autant admissible de se comporter avec mépris avec eux ou de se prendre pour un chien de garde du temple de la connaissance.
De nombreuses personnes au départ pleines de bonnes intentions se sont enfuies de Wikipédia parce qu’on les y a maltraitées ou que l’on a sanctionné leurs erreurs de débutants de manière impatiente, hautaine ou agressive.
Lorsque je m’identifie dûment pour contribuer, je ne rencontre pas ce genre de problèmes : les veilleurs les plus acharnés, qui parfois ne contribuent pas du tout aux articles et se contentent de se donner une mission disciplinaire (il en faut, j’imagine), ne surveillent pas énormément les éditions d’auteurs identifiables et encore moins celles de contributeurs de longue date. Malgré les statuts mêmes de Wikipédia, malgré les recommandations que la communauté s’adresse à elle-même en la matière, il existe bien plusieurs classes de contributeurs, tous égaux, mais certains plus égaux que d’autres. Ces catégories sont heureusement mouvantes : on peut finir par se faire une place, sans aucun doute, en tenant bon, en supportant les premiers contacts à la limite du bizutage, mais il peut y avoir de quoi se sentir rebuté et, me semble-t-il, cela empire avec l’augmentation du nombre de contributeurs.
Ainsi, en refusant la hiérarchie académique qui a cours dans le monde intellectuel, Wikipédia tend naturellement à forger une autre forme de hiérarchie… Je suppose que c’est la pente naturelle de toute organisation.
Imaginez en tout cas ce qui arrive lorsqu’un professeur d’université qui a passé sa carrière à étudier un sujet vient modifier un paragraphe de l’encyclopédie qui s’y rapporte et voit sa contribution censurée avec un commentaire laconique tel que « citez vos sources SVP » ou « Wikipédia n’est pas une poubelle, merci » (ce « merci » qui est presque un gros-mot), commentaire émis par un « morveux » qui connaît tout à Wikipédia et à ses rouages mais strictement rien au sujet de l’article sur lequel il intervient…
Le « morveux » peut avoir raison d’ailleurs. Je me souviens d’un historien célèbre dans son domaine qui était vexé que ses ajouts soient supprimés, mais dont la contribution était limitée à mentionner ses propres livres dans tous les articles qui se rapportaient de près ou de loin et parfois même de très loin à ses sujets d’étude : si prestigieux que soit son auteur, cette retape n’avait rien à faire là . Ne parlons pas des gens qui tiennent à maîtriser totalement le contenu des articles qui leur sont consacrés et qui sont sans doute le personnes les plus mal placées du monde pour le faire. Reste que s’il ne suffit pas d’être le spécialiste mondial d’un sujet pour prétendre pouvoir apporter quelque chose à Wikipédia, se voir malmener de cette manière provoque (plusieurs m’ont témoigné ce sentiment) l’impression d’un intellectuel de haut niveau victime du fascisme italien, de la révolution culturelle maoïste ou de la révolution islamiste iranienne, régimes où du jour au lendemain, les gens les plus incompétents, les plus frustes, ont obtenu une autorité, puis un droit de vie ou de mort, sur ceux qui leur étaient précédemment supérieurs de par leur éducation, leur naissance ou leur position sociale. Le parallèle ne saurait être poussé trop loin cependant, puisque les wikipédistes n’agissent pas sur tous les aspects de la vie d’autrui, leur empire est limité à un site Internet. Un site très populaire et très visité, mais un site et rien d’autre. Et puis chaque action est enregistrée, traçable, il est toujours possible de contester la décision d’un wikipédien.
Malgré tout le mal que je peux en dire, je considère que Wikipédia reste une extraordinaire réussite. Évidemment, on entendra toujours les défenseurs de l’internet « civilisé » se plaindre, car la liberté de faire et de dire, la prise en mains par le nombre de son propre destin et même de sa manière de s’informer et d’apprendre sont bien les choses qui inspirent le plus de méfiance. On trouvera toujours les gens qui disposent d’un pouvoir politique ou d’une autorité académique prêts à s’émouvoir du trop-plein de liberté de ceux qui leur semblent moins valeureux. Ceux-là  préféreront la censure au désordre, n’admettront jamais la valeur pédagogique de l’erreur (jusqu’à refuser toujours de voir les leurs) ou de la mise en danger du savoir établi, et au fond, ne croient pas, n’ont jamais cru, que l’on pouvait apprendre et comprendre. Ils ne croient pas à l’éducation mais au dressage. C’est triste, mais même la démocratie passe son temps à porter au pouvoir des gens qui ont une peur panique de la liberté du peuple.
Le fait que Wikipédia reste inaccessible dans de nombreux pays totalitaires ou autoritaires doit être vu, pour ces raisons, comme un très bel hommage7 .
Umberto Eco expliquait8 qu’il était bien content de l’existence de Wikipédia car son arthrose l’empêche de se lever constamment pour vérifier une date de naissance ou un fait dans sa lourde encyclopédie Trecanni. Pour lui, peu importe que Wikipédia comporte des erreurs, le chercheur se devant de toute façon de multiplier et de croiser ses sources, ce qui fait de Wikipédia une porte d’entrée pour la connaissance parmi d’autres. Le fait que le contenu de Wikipédia soit actualisé en permanence est aussi une donnée précieuse.
Et pour ceux qui ne sont pas chercheurs ? Dans certains domaines, la qualité pédagogique de Wikipédia n’est pas contestée : on peut apprendre, et plutôt bien, de nombreuses notions mathématiques, comprendre des technologies, apprendre divers faits en biologie ou en zoologie… Les sciences dites « dures », qui savent régulièrement arrêter des consensus sur certains sujets, sont plutôt bien traitées, mais l’intérêt de Wikipédia ne s’y limite pas.
Aujourd’hui, un collégien qui réside dans une de ces cités de banlieue où, selon le journal télévisé de la première chaîne, « la police n’ose plus entrer », peut trouver les informations pour son exposé sur Victor Hugo aussi bien qu’un habitant des « beaux quartiers », car si ses parents n’ont pas investi dans une encyclopédie en vingt-cinq tomes, il accède malgré tout à Wikipédia grâce à son ordinateur ou à son téléphone portable. Ça ne règle pas tous les problèmes, mais ça en règle au moins un.
Et ceux qui font la moue en disant que, tout de même, il peut y avoir des erreurs dans une encyclopédie de ce genre, devraient s’interroger sur ce qu’ils défendent véritablement.
Pour finir, un extrait de l’article Encyclopédie, par Denis Diderot pour l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers :
[..] il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, & tellement concentrées dans leur petite société, qu’elles ne voyent rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu’on les appelle bons citoyens ; & j’y consens, pourvû qu’ils me permettent de les appeller méchans hommes. On diroit, à les entendre, qu’une Encyclopédie bien faite, qu’une histoire générale des Arts ne devroit être qu’un grand manuscrit soigneusement renfermé dans la bibliothèque du monarque, & inaccessible à d’autres yeux que les siens ; un livre de l’Etat, & non du peuple. A quoi bon divulguer les connoissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumiere, ses arts & toute sa sagesse ! ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales & circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent ; & voici ce qu’ils pourroient encore ajoûter. Ne seroit-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, & plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils n’occupent qu’un point sur ce globe, & qu’ils n’y dureront qu’un moment ; que c’est à ce point & à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siècles à venir & de l’espèce entière.
Tout bien pesé, je souhaite longue vie à Wikipédia et à tous les projets de ce genre qui naîtront à l’avenir.
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Retrouvez nos articles autour des 10 ans de Wikipédia:
Wikipédia a 10 ans, par Jean-Noël Laffargue
Notre infographie: la Galaxie Wikimédia (par Loguy) [PDF]
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Article initialement publié sur Le dernier blog
>> photos flickr CC Gimi Wu
- On vient d’apprendre qu’Internet était devenu la première source d’information pour les adultes de moins de cinquante ans. On peut mesurer la responsabilité qui incombe à Wikipédia dans un tel contexte. [↩]
- Parmi les dogmes de Wikipédia se trouve le mantra Wikipédia n’est pas un dictionnaire. Je ne le trouve pas très avisé, Wikipédia s’inscrit dans la tradition des dictionnaires encyclopédiques, et d’ailleurs, le mot « Encyclopédie » (qui fait le tour du savoir) m’a toujours semblé une impossibilité technique et logique, à la manière des livres imaginés par Jorge Luis Borges (le livre infini) ou Bertrand Russell (le livre qui décrit tous les livres). [↩]
- Lire : L’industrie pharmaceutique cible Wikipédia, par Mikkel Borch-Jacobsen, Books, 7 avril 2009. [↩]
- À ceux qui, comme Frédéric Mitterrand, craignent qu’Internet ne devienne une « utopie libertaire » (il préfèrerait une « dystopie totalitaire » ?), je répondrais qu’il ne faut certainement pas craindre une telle chose, les groupes humains (pays, réseaux,…) partent toujours de la liberté la plus grande pour se stabiliser autour de principes « raisonnables » à mesure qu’ils deviennent véritablement des sociétés. [↩]
- La métaphore de la cathédrale me semble tout à fait naturelle pour décrire Wikipédia : de par leur envergure, leur beauté ou même leur objet — la célébration de la divinité —, ces édifices dépassaient la somme des qualités des individus qui y Å“uvraient. Il y avait de la place pour le talent, mais pas pour le génie solitaire ni pour l’affirmation de soi et même les architectes et les maîtres d’œuvre n’étaient traités, pour autant qu’on puisse en juger à présent, que comme d’humble techniciens parmi d’autres. Certains ouvrages de valeur ne peuvent être réalisés que dans la modestie… Ce qui ne signifie bien entendu pas que tous dussent l’être. Lire à ce sujet Contre l’art et les artistes, de Jean Gimpel. [↩]
- J’ai pensé un temps que le fait d’illustrer Wikipédia avec des dessins permettrait de régler bien des problèmes de droits d’auteur. Il y avait une arrière-pensée derrière ça : raccrocher Wikipédia à la tradition de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, si superbement illustrée par Louis-Jacques Goussier et quelques autres. J’ai par ailleurs toujours été convaincu de la puissance synthétique potentielle du dessin — on sait que les dictionnaires de champignons qui contiennent des dessins évitent plus d’intoxications que ceux qui contiennent des photographies, par exemple. Mais peu à peu, la photographie gagne du terrain sur Wikipédia, et les illustrations dessinées sont peu à peu supprimées des pages de l’encyclopédie. Les seuls de mes dessins qui restent sont ceux qui se rapportent à l’imaginaire : Trolls (mais aussi Trolls sur Internet), Zombies, Vampires, Gnomes,… [↩]
- On sera un peu déçu, en revanche, en constatant l’énergie qu’ont dépensé de nombreuses personnes liées à Wikipédia (Larry Sanger et Jimmy Wales, pour commencer) pour se démarquer de Wikileaks, dont la philosophie entretient pourtant bien un rapport avec Wikipédia comme avec les licences dites « libres » : la croyance dans la liberté de circulation de l’information, le refus du secret ou de la possession d’informations comme outil de domination. [↩]
- Umberto Eco donne son avis sur Wikipédia, Wikinews, avril 2010. [↩]
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