Karachi: La colère de Chirac contre François Léotard
Affaire Karachi... suite. Malgré ses récents démentis, l'ancien ministre de la Défense semble ne pas avoir tout dit au sujet des contrats d'armement qu'il signa en 1993-95. Bonnes feuilles.
Jean Guisnel est journaliste au Point, où il suit les questions de défense et de nouvelles technologies. Il publie aux éditions La Découverte une enquête intitulée Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canon. OWNI l’a interviewé et publie trois extraits de son nouveau livre. Retrouvez également comment la France a, en 2007, échangé les infirmières bulgares contre des missiles à la Libye et les mésaventures américaines du Rafale au Maroc.
L’affaire Karachi occupe un long chapitre de l’ouvrage de Jean Guisnel. Présent dans la ville pakistanaise avec la nouvelle ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, au lendemain de l’attentat à la voiture piégée qui a fait 14 morts le 8 mai 2002, le journaliste détaille les différentes hypothèses susceptibles d’expliquer les raisons de cet acte. Sans trancher de manière définitive (il ne croit pas au lien entre l’arrêt du versement des commissions et l’attentat), il revient sur le ballet des intermédiaires qui a entouré le contrat Agosta (vente de trois sous-marins au Pakistan), mais aussi les contrats Sawari 2 et d’autres, moins connus.
Où se révèle le rôle de premier plan joué par François Léotard (Parti Républicain) alors ministre de la Défense, soupçonné d’avoir ainsi favorisé le financement de la campagne électorale d’Edouard Balladur en 1995. Extrait.
L’activisme du ministre de la Défense François Léotard
Nous pouvons être un peu plus précis : en 1995, la colère chiraquienne contre François Léotard et les éventuels « retours de commissions » qui auraient été organisés par ses soins au profit d’Édouard Balladur, concerne au moins trois contrats, celui des sous-marins pakistanais n’étant que le premier.
Le deuxième est l’achat par la France de drones (petits avions d’espionnage télécommandés) de type RQ-5 Hunter auprès d’Israel Aircraft Industries (IAI). François Léotard s’était en effet personnellement et très fortement impliqué dans cette affaire, au grand dam de plusieurs industriels nationaux, dont Sagem, qui estimaient disposer d’un matériel répondant tout aussi bien aux besoins de l’armée française1 . Les drones Hunter étaient destinés à la toute nouvelle Direction du renseignement militaire (DRM), mais celle-ci se montrera pour le moins réticente en raison des très médiocres qualités de l’engin. Quatre appareils seront finalement acquis, par l’entremise d’un agent à la fois bien introduit en Israël et très en vue sur la place de Paris, où il exerce alors le noble métier d’éditeur. Les drones arriveront en France en 1999, sans jamais quitter leur affectation au Centre d’expériences aériennes militaires (CEAM) de Mont-de-Marsan, sinon pour effectuer quelques missions au-dessus du Kosovo, en 1999, et lors du G7 d’Évian en 2003.
Curieusement, au moment même où la France procédait à l’acquisition de ces engins israéliens, la société Sagem vendait des drones SDTI (Système de drone tactique intérimaire) aux Pays-Bas, sous la marque commerciale Sperwer. Une telle démarche, consistant à acheter des drones en Israël tout en exportant simultanément des engins de fabrication nationale, aux capacités certes différentes mais que les armées françaises n’avaient alors pas acquis, a beaucoup intrigué. Certaines sources militaires françaises évoquaient à l’époque des « intérêts commerciaux personnels de politiques » dans cette affaire. Sans plus de détails, comme souvent.
Le troisième dossier de ventes d’armes qui a fait naître les soupçons de Jacques Chirac et de son entourage est d’une tout autre ampleur. Il concerne la vente à l’Arabie saoudite, en novembre 1994, de deux grosses frégates de 3 550 tonnes de type F-3000-S, en fait des frégates La Fayette modifiées pour les besoins propres du royaume saoudien, construites à Lorient par la DCN, dans le cadre du contrat baptisé « Sawari 2 ». Il s’agissait déjà d’une vieille affaire, car ce contrat avait été signé une première fois en juin 1982. Il avait été principalement négocié par la Sofresa. Créée en 1974, nous l’avons vu, pour gérer les ventes d’armes de la France à l’Arabie saoudite, cette société est alors dirigée – depuis sa création – par l’ingénieur de l’armement Jean-Claude Sompairac. En 1992, ce dernier venait d’être reconduit pour trois ans à son poste et travaillait sans succès sur le contrat Sawari 2. Côté saoudien, où l’on souhaitait également relancer les discussions, le prince Sultan avait désigné en 1992 un intermédiaire à son goût, Ali Ben Mussalam.
Ce très riche commerçant d’origine yéménite est alors copropriétaire de l’hôtel Prince de Galles à Paris. Il commença par être associé à la remise en état de quatre frégates F-2000 (Madina, Hofouf, Haba et Taïf) et de deux pétroliers-ravitailleurs (Boraida et Yunbou) acquis auparavant dans le cadre du contrat Sawari 1 en octobre 1980, ces remises en état étant englobées dans le contrat « Mouette ». Celui-ci sera d’ailleurs un désastre économique pour la France : signé en février 1994 par François Léotard pour 3,1 milliards de francs, il avait déjà entraîné une perte de 1,2 milliard de francs en 1998, soit plus du tiers de sa valeur totale2 ! Dans un rapport aux services des Douanes prétendant justifier le versement de commissions, les responsables de DCN avaient expliqué, selon Mediapart, que 600 millions de francs de commissions (soit plus de 19 % de la valeur du contrat) avaient été ainsi répartis à cette occasion : « 150 millions de francs pour le prince Fahd ben Abdallah, 240 millions de francs pour “SAR le prince Sultan” [ministre de la Défense], 210 millions de francs pour le “sheik Abusalem” [vraisemblablement Ali Ben Mussalam]. » Ce dernier connut un triste destin et mourut dans des circonstances inexpliquées au début des années 2000 à Genève, où son corps aurait été retrouvé flottant dans les eaux froides du lac Léman3 …
En 1992, Ali Ben Mussalam a beau être actif à Paris, il ne débloque rien du tout et le contrat de ces nouvelles frégates n’avance pas. Tout cela va changer ! Dès sa désignation au ministère de la Défense en mars 1993, l’une des premières décisions de François Léotard consiste à débarquer Jean-Claude Sompairac et à le remplacer par l’un de ses proches du Parti républicain (PR), Jacques Douffiagues. À l’époque, François Léotard et son plus proche conseiller politique, Renaud Donnedieu de Vabres, expliquent volontiers qu’il ne faut pas voir malice dans ce choix et que seul le souci de l’efficacité a été pris en considération. Efficacité ? Jacques Douffiagues, ancien maire d’Orléans, est magistrat de la Cour des comptes et fut ministre des Transports du gouvernement Chirac entre 1986 et 1988 : rien qui prédispose à un destin de marchand de canons. De surcroît, il déclare lui-même « être en survie depuis 19804 » après un grave infarctus survenu à l’âge de trente-neuf ans, qui lui vaudra d’être déclaré invalide à 100 %.
La vraie raison du choix de ce délégué général du Parti républicain, dès sa création en 1977, est évidemment sa longue intimité avec François Léotard. Car pour un poste aussi technique de gestionnaire de contrats d’armement sous étroit contrôle du politique, un fonctionnaire connaissant les arcanes du monde de l’armement aurait sans doute fait l’affaire. Toujours est-il que, dès sa nomination, Jacques Douffiagues part pour Riyad, afin d’y rencontrer le prince Sultan. C’est le premier rendez-vous d’un étrange ballet qui, dans les coulisses, va se mettre en place.
Dans un premier temps, Ali Ben Mussalam va se rapprocher pour cette affaire de deux associés, le très mondain Franco-Libanais Ziad Takieddine, qui fut le directeur de la station de ski Isola 2000, et le Syrien Abdul Rahman El-Assir, qui fut un temps le beau-frère du bien connu Adnan Khashoggi. Très vite, les réunions se multiplient. Le 23 décembre 1993, Ali Ben Mussalam rencontre François Léotard – première de dix rencontres successives – et les deux hommes organisent le voyage d’Édouard Balladur à Riyad, qui doit être l’occasion de la signature du contrat. Ce déplacement aura bien lieu en janvier 1994, mais sans signature à la clé, pour le plus grand déplaisir du Premier ministre… Par la suite, le conseiller politique de François Léotard, Renaud Donnedieu de Vabres, se rendra lui aussi à plusieurs reprises en Arabie saoudite, parfois dans l’avion personnel d’Ali Ben Mussalam. Étonnamment, ces rencontres se poursuivront bien après la signature du contrat des deux frégates saoudiennes5 , enfin intervenue le 19 novembre 1994 au Maroc, François Léotard et le prince Sultan ben Abdelaziz tenant la plume.
Extrait de l’ouvrage Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canons, éditions La Découverte, 391 pages, 22 €.
>> Illustrations CC FlickR : poncнo☭penguιn , ZardozSpeaks
- Jean Guisnel, « Léotard adhère aux drones israéliens », Libération, 29 mars 1995. [↩]
- Jean Faure, Avis présenté au nom de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi de finances pour 1999, Sénat, 19 novembre 1998. [↩]
- Mais même après sa mort, sa légende lui survit et, début 2009, certains le voyaient encore s’agiter en Libye pour défendre des intérêts français (voir : « Libye, un dossier filandreux », TTU Monde arabe, 29 janvier 2009). [↩]
- Sophie Huet, « Les souvenirs mordants de Jacques Douffiagues », Le Figaro, 22 août 2000. [↩]
- « Rétrocommissions Ryad-Paris », Le Monde du renseignement, 3 septembre 1998. [↩]
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