Quand sommes-nous devenus ceux que nous n’étions pas ?

Le 22 février 2011

Éditorialiste de TorrentFreak, Rick Falkvinge s'élève contre le déploiement en Égypte de systèmes de surveillance fabriqués en Occident. Une intrusion synonyme d'un oubli des valeurs brandies face à l'Est en ces temps pas si lointains de guerre froide.

Les évènements actuels en Égypte me mettent mal à l’aise. Non pas les manifestations pour la démocratie – que je soutiens de tout mon cÅ“ur, de toute mon âme et dans l’action – mais le fait qu’un régime répressif utilise des technologies de surveillance développées par des sociétés de pays occidentaux, sur commande des autorités de pays occidentaux.

Je suis un enfant de la guerre froide. Je me souviens avoir grandi dans les années 1980 dans un monde différent de celui d’aujourd’hui. Par dessus tout, la politique internationale et notre vie quotidienne avaient le goût de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS.

La menace de la guerre nucléaire était sensible. Présente dans notre vie quotidienne, omniprésente. Quand vous alliez vous coucher, vous n’étiez pas tout à fait certain qu’il y aurait un monde demain. C’est assez difficile à imaginer si vous ne l’avez pas vécu, mais permettez-moi d’illustrer cela avec une chanson que la plupart d’entre nous ont déjà entendu : Forever Young de Alphaville.

Une ballade magnifique qui faisait danser les couples joue contre joue et les faisait rentrer ensemble. Combien d’entre nous ont pris le temps d’écouter ce que disait réellement cette chanson ? Un rapide coup d’œil aux quatre premières lignes suffira :

Let’s dance in style, let’s dance for a while,
Heaven can wait, we’re only watching the skies,
Hoping for the best but expecting the worst :
Are you gonna drop the bomb or not ?

(traduction libre :
dansons avec grâce, dansons un instant,
le paradis attendra, nous ne scrutons que le ciel,
espérant le meilleur, mais s’attendant au pire :
lâcherez vous cette bombe ou pas ?)

Non, le monde n’est pas plus dangereux aujourd’hui

L’attaque des gouvernements du monde entier sur les libertés fondamentales et le droit à la vie privée s’appuie sur l’allégation que le monde est devenu un endroit plus dangereux que dans les années 1980. Ceux qui le prétendent mentent comme des arracheurs de dent. Le pire qui puisse arriver aujourd’hui est qu’un imbécile se fasse sauter le caisson dans un bus à l’autre bout du continent.

Alors, quand bien même un tel évènement serait tout à fait déplorable, il ne joue pas dans la même cour qu’un monde entier vitrifié en une heure. Cette peur était omniprésente dans les années 1980, tout le temps, que ce soit à cause d’un amoureux de la guerre, d’une erreur humaine ou d’une incompréhension qui déclencherait la fin du monde avec trente minutes de préavis.

Can you imagine when this race is won ?
Turn our golden faces into the sun…
Do you really wanna live forever ?
Forever young.

(y’a-t-il une victoire possible dans cette course effrénée ?
tournant nos visages d’or vers le soleil…
voulez vous réellement vivre pour toujours ?
jeunes à jamais.)

N’essayez pas de me faire peur au point de lâcher ma liberté en criant au “terrorisme”. Le monde n’est en rien devenu plus dangereux !

Les jeunes, dans les années 1980, dansaient joue contre joue sur des ballades parlant de guerre nucléaire et d’annihilation du monde. La peur allait jusque là. C’est quand même une sacrée coïncidence que Forever Young soit sortie en 1984, et pas une autre année.

Car au milieu de tout cela, il y a surtout une forte polarisation politique. J’ai grandi en Suède, pays occidental. Et toute l’identité de l’occident se basait sur ce fameux “nous ne sommes pas comme eux”. Et “eux”, c’était le bloc de l’Est, l’URSS, la superpuissance rouge. “Eux”, c’était ceux qui espionnaient leurs propres citoyens et leur interdisaient tout droit fondamental et toute vie privée. Ceux qui écoutaient les téléphones des citoyens et ouvraient leur courrier à la vapeur.

“Nous” étions ceux qui, quel qu’en soit le prix, se seraient battus pour défendre leurs droits face à un gouvernement. Oh bien sûr, c’était peut-être une illusion, mais cela faisait partie de notre identité.

On m’a raconté que le gouvernement d’Allemagne de l’Est avait un “livre des invités” dans chaque immeuble. Toute personne en visite chez quelqu’un devait l’écrire dans le livre des invités. Ainsi, le gouvernement pouvait garder trace de qui était en contact avec qui. C’était horrible. Et le gouvernement était bien entendu propriétaire de ces livres.

À ce jour, des états d’Europe et certaines agences aux États-Unis mettent en place une rétention des données de télécommunication . Ainsi les gouvernements peuvent garder trace de qui est en contact avec qui, quand, pendant combien de temps, et même d’où ils appellent.

Avons-nous oublié à quel point nous étions terrifiés ?

Où est la différence ? Je vous le demande, où est la différence ?

Je regarde cela de près, le relis, le re-relis. Et j’en ai la chair de poule : il n’y a aucune différence.


Cette technologie est utilisée contre les citoyens d’Égypte aujourd’hui. L’Égypte utilise des équipements que l’on peut trouver dans le commerce, fabriqué ici dans nos pays occidentaux, qui incluent des systèmes de surveillance intégrée. Ces systèmes de surveillance utilisés en Égypte ont été fabriqués à la demande des gouvernements de l’occident pour être utilisés contre des citoyens de l’occident.

Nous n’étions pas de ceux là. Nous le savions tous. Comment sommes-nous devenus comme eux ? Quand sommes-nous devenus comme eux ?

Avons-nous oublié à quel point nous étions terrifiés ?

Avons-nous oublié que les citoyens avaient le choix entre l’Allemagne de l’Ouest, peu sûre, avec ses véritables terroristes et son chômage endémique des années 1980, et l’Allemagne de l’Est si sûre et surveillée, où tout le monde avait un travail et où le crime était quasi inexistant, et où beaucoup étaient prêts à risquer leurs vies pour passer à l’Ouest s’ils en avaient la possibilité ? Et bien sûr, où ils étaient hélas trop souvent tués à force d’essayer ? C’était donc quelque chose que les citoyens étaient prêts à faire au péril de leur vie, préférant une société avec de véritables terroristes à une société qui les aurait tous éliminés.

Nous défendions alors les libertés partout dans le monde. Nous étions le phare brillant du droit des peuples à la vie privée. Nous étions l’anti Big-Brother. Aujourd’hui, nous voyons des systèmes de surveillance – que nos gouvernements ont créés pour les utiliser contre nous – être employés en Égypte. Ce qui est utilisé contre le peuple d’Égypte pourra et sera utilisé contre nous.

Quand sommes-nous devenus ceux que nous n’étions pas ?


Note: Rick Falkvinge est un éditorialiste habituel de TorrentFreak, qui intervient sur TorrentFreak le Vendredi. Il est le fondateur du Parti Pirate Suédois, un amateur de Whisky, et un pilote de moto à basse altitude. Son blog, lisible à l’adresse http://falkvinge.net parle essentiellement du monde de l’information, de sa circulation et de sa liberté.
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Article initialement publié sur TorrentFreak et traduit sur le blog de FDN.

Illustrations CC FlickR: zappowbang, Marshall Astor – Food Pornographer, Marshall Astor – Food Pornographer

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