Propulsion, curation, partage… et le droit dans tout ça ?
Tweeter, mettre un lien sur Facebook sont autant de gestes en apparence anodins. Ils cachent pourtant de nombreuses questions juridiques.
Alors que Google vient d’annoncer le lancement de son bouton de partage +1, à l’image du fameux like de Facebook, la juriste Murielle Cahen publie sur le site Avocat Online une intéressante analyse, qui confronte ce type de fonctionnalités avec les principes du droit d’auteur à la française.
Son raisonnement, finement nuancé, tend à prouver que plusieurs principes du droit d’auteur, et notamment le droit moral, fragilisent ces pratiques de propulsion des contenus en direction des réseaux sociaux. Cela dit, il me semble que son analyse gagnerait à être complétée par la prise en compte du droit de courte citation, ainsi que d’une jurisprudence récente rendue à propos de l’exception de revue de presse. J’aimerais aussi, au-delà de la question des boutons de partage et de la propulsion élargir la réflexion au domaine des nouveaux outils de curation des contenus, qui soulèvent à mon avis des questions encore plus épineuses de respect du droit d’auteur.
Si le droit américain dispose du fair use (usage équitable) pour donner un peu de souplesse au système, le droit français paraît assez mal équipé pour ménager une place à ces nouvelles pratiques de circulation des contenus sur Internet, qui tendent pourtant à façonner au quotidien l’expérience web des Internautes.
Quand les boutons de partage se frottent au droit moral
La question de la légalité des boutons de partage peut paraître surprenante à première vue, étant donné que ces outils sont souvent mis en place volontairement par les producteurs de contenus sur leur propre site. On peut donc présumer que la simple présence d’un bouton de partage sur un site vaut autorisation implicite de l’utiliser. Sauf qu’en droit français, ce n’est pas si simple… comme le rappelle Murielle Cahen dans son article :
Lorsqu’un média en ligne intègre à son site un bouton de partage, non seulement il consent à la diffusion de l’article mais en plus il l’encourage.
On ne peut cependant pas parler de cession de droit d’auteur car une cession nécessite un formalisme particulier et notamment la rédaction d’un contrat.
Malgré le fait qu’il rende possible le partage l’article, et donc que le consentement à la reproduction soit avéré, l’auteur demeure titulaire des droits moraux sur son œuvre (article L121-1 CPI).
Si Murielle Cahen reconnaît qu’en présence d’un bouton de partage, on peut admettre que « le consentement à la reproduction [est] avéré », le droit moral reste quant à lui inaliénable et malgré ce consentement implicite, l’auteur pourrait toujours être fondé à agir pour faire respecter son droit à l’intégrité de l’œuvre ou son droit de paternité.
À titre d’exemple de méconnaissance au droit au respect de l’œuvre on peut citer le fait d’inclure l’œuvre sur une page contenant d’autres œuvres de moins bonne qualité, ou provenant d’auteurs différents aux opinions radicalement opposées.
Si l’auteur estime que le contexte dans lequel vous intégrer son œuvre grâce au partage la déprécie, il peut exiger la fin de l’atteinte portée à l’esprit de son œuvre par un retrait de la publication.
De plus le droit à la paternité permet à l’auteur de revendiquer à tout moment la mention de son nom et de ses qualités dans le cadre de votre publication.
Par ailleurs, si à l’occasion du partage par le biais du bouton, il y a ajout de contenu original (un commentaire, par exemple, ce qui peut se faire sur Facebook), Murielle Cahen estime que l’on se trouverait en présence de la création d’une œuvre composite (ou dérivée) à partir d’une œuvre originaire, et que le consentement de l’auteur serait requis.
Bien entendu, le risque d’une action intentée par un auteur reste assez théorique, mais il existe cependant, à cause de la portée très large reconnue au droit moral en droit français.
Par ailleurs, Murielle Cahen se concentre sur le cas où le contenu est posté sur un réseau social par le biais d’un bouton de partage volontairement installé à cette fin par l’auteur. Mais les pratiques de propulsion peuvent correspondre à des hypothèses où des internautes vont poster ou tweeter des liens de leur propre initiative et par leurs propres moyens. Dans ces cas, on ne peut s’appuyer sur le consentement implicite de l’auteur au partage…
La courte citation à la rescousse de la propulsion ?
Lorsque j’ai moi-même partagé ;-) le billet de Murielle Cahen sur Twitter, l’un de mes followers a immédiatement réagi par le commentaire suivant :
C’était effectivement une bonne remarque, qui montre que Murielle Cahen n’a peut-être pas assez pris en considération dans son analyse l’effet concret du bouton de partage, variable selon les réseaux sociaux. Lorsqu’on envoie un contenu sur Twitter par exemple, il en résulte un copié/collé du titre et un lien, auquel on pourra adjoindre quelques mots de commentaire (s’il reste de la place). Sur Facebook, le like va envoyer le titre et un lien, mais aussi une image, si l’article initial en comporte, ainsi qu’un court extrait, généralement les premières lignes. Or Murielle Cahen semble raisonner dans son article comme si l’intégralité des œuvres étaient reproduites et rediffusées lorsque l’on actionne les boutons de partage, alors que la propulsion porte plutôt en général sur des parties de l’œuvre.
On peut dès alors se demander si l’exception de courte citation, reconnue par le Code de Propriété Intellectuelle, ne peut pas couvrir l’essentiel des pratiques de propulsion (art. L-122-5 CPI) :
lorsque [une] œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire […], sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source, [les] courtes citations, justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées.
L’exception paraît à première vue correspondre aux cas où quelques lignes d’un article sont rediffusées en même temps que le titre et le lien. Mais les choses sont en réalité plus complexes, car les juges ne reconnaissent la courte citation qu’à la condition qu’elle soit incorporée dans une « œuvre citante » et qu’elle vise les fins énumérées par l’article (critique, polémique…). Résultat : on ne peut pas simplement citer pour citer en droit français :
Il faut qu’une œuvre existe pour justifier d’en citer d’autres à l’appui de celle-ci. Le simple agencement d’un ensemble de courtes citations n’est pas librement permis. Dans ce cas, il s’agit une anthologie, entrant dans la catégorie des œuvres dérivées, supposant l’accord des auteurs des œuvres empruntées.
Il est nécessaire que la citation soit intégrée au sein d’une œuvre construite et d’une consistance suffisante, aux fins d’illustrer un propos. L’œuvre nouvelle doit pouvoir résister à la suppression des citations. L’emprunt doit être accessoire à l’œuvre nouvelle.
Les juges écartent le bénéfice de l’exception de courte citation lorsque l’emprunt constitue en réalité l’élément principal de l’œuvre nouvelle (Jurispedia. Article Courte Citation).
Peut-on dès lors considérer qu’un post sur Facebook constitue une œuvre citante ? Et que le fait de propulser suffit à poursuivre des fins critique ou d’information ? C’est très loin d’être certain… Une intéressante décision de justice rendue en décembre dernier par le TGI de Nancy (affaire dijOnscOpe) a néanmoins conclu que la reprise sur un site d’information des premières lignes d’articles accompagnant les titres rentrait bien dans le cadre de la courte citation. Mais le site en question employait plusieurs journalistes professionnels, ce qui a pu inciter les juges à considérer que des fins d’information étaient bien poursuivies…
De la difficulté de propulser des images…
Quoi qu’il en soit, si la courte citation peut jouer en matière de reprise d’extraits textuels, il n’en est pas de même en matière d’images, et c’est à mon avis cette limite qui fragilise le plus les boutons de partage. En effet, sur Facebook (mais ce sera visiblement aussi le cas pour le bouton +1 de Google), une image est emportée pour illustrer le lien, or les juges français considèrent que l’on ne peut valablement invoquer la courte citation à propos des images.
En matière de vidéo, la citation est admise par les juges, mais les boutons de partage ont généralement pour effet d’exporter l’intégralité d’une vidéo, par le biais d’un « lecteur exportable » (lecteur/player) qui permettra de visionner l’intégralité de l’œuvre depuis le réseau social. L’exception de courte citation n’est donc pas ici applicable, mais les Conditions Générales d’Utilisation des sites à partir desquels les vidéos sont partagées contiennent des dispositions qui peuvent autoriser sur une base contractuelle l’usage des boutons. Ainsi pour YouTube, on peut lire dans les CGU que les personnes qui mettent en ligne des vidéos sur la plateforme concèdent :
[...] à chaque utilisateur du Service, le droit non exclusif, à titre gracieux, et pour le monde entier d’accéder à votre Contenu via le Service et d’utiliser, de reproduire, de distribuer, de réaliser des œuvres dérivées, de représenter, d’exécuter le Contenu dans la mesure autorisée par les fonctionnalités du Service et par les présentes Conditions.
Or l’article 1 inclut bien le Lecteur YouTube dans le périmètre du Service, et c’est lui qui est exporté par le biais des boutons de partage.
On aboutit donc à une situation assez étrangement déséquilibrée, où la propulsion de textes dispose d’une base légale plutôt incertaine ; celle d’images paraît franchement illégale et celle de vidéos dépendantes des conditions contractuelles des services qui les hébergent…
Et si la curation manquait elle aussi cruellement de base légale ?
Si la propulsion et le partage soulèvent manifestement des difficultés vis-à -vis du droit d’auteur à la française, c’est encore plus le cas des pratiques émergentes de curation et d’éditorialisation des contenus, nouvelle tendance des média sociaux, ainsi que des outils qui se développent pour leur servir de support.
La plupart des services de curation proposent en effet des solutions pour agréger des contenus de provenance diverses et les visualiser sous une nouvelle forme, que ce soit un damier d’images, un fil d’informations, une arborescence ou autre, assortis d’ajouts produits par le « curateur » (en général des textes de commentaires). Or, on peut franchement se demander sur quelle base légale ce type de pratiques peuvent s’appuyer, notamment quand il y a reprise d’images, pour lesquelles nous avons vu que le bénéfice de la courte citation est exclu.
La question s’était déjà fugitivement posée, il y a plus d’un an, à propos du service Twitter Time.es, qui permet de produire quotidiennement à partir des infos postées par les personnes que l’on suit sur Twitter une sorte de revue de presse illustrée. Un commentaire sous ce billet présentant le service relevait par exemple :
Qu’en est-il du droit d’auteur des articles repompés (souvent en entier) ? Mentions légales ? …
Nom de domaine espagnol, serveur en Russie … ça me parait pas très réglo ce truc.
Plus récemment lancé, un service de curation comme Scoop.it semble pareillement reposer sur des bases juridiques fragiles, dans la mesure où il fait la part belle aux images, qui sont automatiquement reprises lorsque l’on partage un contenu.
Ces pratiques semblent avoir un lien avec les « revues de presse » que peuvent réaliser les sites d’information traditionnels, et qui font l’objet d’une exception particulière dans le Code de Propriété Intellectuelle (toujours à l’article L.122-5). Mais là encore, il faut se reporter à la jurisprudence pour connaître exactement dans laquelle cette exception est applicable et les juges ont restreint la définition de la revue de presse à « la présentation conjointe et comparative de divers commentaires émanant de journalistes différents et concernant un même thème ou un même événement« .
Dans la jurisprudence dijOnscOpe déjà citée plus haut, le TGI de Nancy a considéré qu’une simple liste d’articles, accompagnée de quelques lignes de présentation, ne constituait pas une revue de presse, dans la mesure où la copie n’était que partielle. Par ailleurs, la revue de presse ne bénéficie qu’aux organes de presse, et pas aux simples amateurs, quand bien même il remplirait une mission d’information. Impossible donc de l’appliquer à un site comme Scoop.it…
Un (mince) espoir pour la curation : l’œuvre d’information
Cela condamne-t-ils les pratiques de curation à rester dans les limbes juridiques en France ? Peut-être pas complètement… Il existe en effet une ancienne jurisprudence de la Cour de Cassation, dite « Microfor c. Le Monde » qui a consacré en 1987 la notion « d’œuvre d’information » pour permettre le développement de pratiques documentaires (à l’époque, il s’agissait de bases de données de presse). Dans cette affaire, les juges ont admis que la reprise de titres d’articles, accompagnée de phrases extraites de leur contenu, pouvait constituer une « édition documentaire » et produire une « œuvre d’information« , sans violation du droit d’auteur. Pour éviter les dérives, la Cour de Cassation a ajouté la condition que l’œuvre d’information consiste en une « analyse purement signalétique réalisée dans un but documentaire, exclusive d’un exposé substantiel du contenu de l’œuvre, et ne permettant pas au lecteur de se dispenser de recouvrir à cette œuvre elle-même. »
Les services de curation comme Scoop.it ou d’autres pourraient répondre à cette définition de « l’Å“uvre d’information », à la condition toutefois que les juges admettent que la liberté d’informer consacrée dans l’arrêt Microfor inclut celle de reprendre des images à des fins documentaires. C’est hélas assez improbable, car cet arrêt de la Cour de Cassation est resté relativement isolé et les juges français ont tendance à protéger fortement les images, malgré quelques décisions de justice dissidentes.
Des pratiques documentaires en décalage croissant avec le cadre légal
Au final, on reste avec le sentiment qu’avec la propulsion et la curation, les pratiques sur le web ont connu un nouveau coup d’accélérateur, qui accentue le fossé avec des principes juridiques rigides, générateurs d’incertitudes.
Les risques de procès restent certainement encore assez théoriques, mais cela pourrait évoluer, vu l’importance que prend la recommandation dans le contexte d’abondance des contenus et d’économie de l’attention qui caractérisent l’évolution d’internet. On pourrait aussi souhaiter que le droit s’adapte pour épouser cette évolution des pratiques.
Les licences libres, type Creative Commons, constituent sans aucun doute un premier niveau de solution pour les rendre les contenus plus facilement manipulables. On a également proposé d’adapter le cadre légal en introduisant un « droit de citation élargi », qui pourrait servir de base légale à la curation, mais ne nous leurrons pas : la réflexion juridique sur le renouveau des exceptions en droit français paraît hélas au point mort en ce moment (étonnant, non ?).
Partage, propulsion et curation réinterrogent pourtant l’équilibre entre le droit d’auteur et le droit à l’information, dans un contexte nouveau où les pratiques documentaires ne sont plus simplement le fait de professionnels, mais également d’amateurs, désireux de partager et de recombiner les sources d’informations, au sein de créations originales.
Avec la revue de presse, le droit d’auteur à la française avait admis une exception pour permettre aux journalistes d’exercer leur mission d’information du public. Dans un contexte où la distinction entre journalistes professionnels et amateurs [pdf] devient chaque jour plus difficile à tracer et où des outils émergent pour permettre à chacun d’éditorialiser l’information, on manque cruellement d’une base légale pour élargir le droit d’informer, sans venir s’empêtrer dans les restrictions cacochymes du droit d’auteur.
PS : François Bon publie sur le Tiers Livre une intéressante mise à jour d’un billet consacré à la ré-éditorialisation de flux : « proposer une lecture dense et ergonomique à partir d’une compilation de flux dispersés », en connexion avec des champs que je n’ai pas traités dans cet article, comme les applications iPad du type Flipboard ou encore la reprise de flux RSS tirés de Twitter par des acteurs commerciaux (ici en l’occurence Hachette, qui en prend pour son grade !). Merci à François Bon pour ce rebond.
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Billet initialement publié sur :: S.I.Lex ::
Photo Flickr jurvetson
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