La fabrique de citoyens РLibert̩

Le 11 avril 2011

Emmanuelle Erny-Newton nous propose une réflexion en trois volets sur l'éducation à partir de la devise qui orne le fronton de nos écoles françaises : liberté, égalité, fraternité.

« Imaginez que l’on vous bande les yeux et qu’on vous expédie dans un tout autre point du monde. Pour les besoins de la démonstration, imaginons que rien, dans l’apparence ni le langage des gens, ne vous permette de deviner où vous pourriez être.
On vous emmène dans une classe ; on retire le bandeau de vos yeux, et vous observez le déroulement de la leçon.
À partir de cette observation, seriez-vous en mesure de deviner si vous vous trouvez dans un pays démocratique, ou dans un pays totalitaire ? »

Cette réflexion de Joel Westheimer [vidéo, en], professeur à l’Université d’Ottawa, est percutante : elle suggère avec impudeur que les expériences éducatives dans une nation totalitaire ne seraient pas notoirement différentes de celles que nos enfants vivent à l’école de quartier. Cela nous renvoie face-à-face avec une question centrale pour l’orientation à donner à l’éducation :
Quel genre de citoyens voulons-nous former avec nos écoles ?
… question qui doit être immédiatement complétée de son pendant :
Quel genre de citoyens formons-nous avec nos écoles ?
Comment les notions fondatrices de liberté, d’égalité et de fraternité se concrétisent-elles dans l’univers scolaire ?

Liberté

La liberté commence avec la pensée. Être libre, c’est être capable de penser par soi-même, mais également de penser autrement -les situations personnelles, sociales, culturelles ou globales.

Westheimer [pdf, en] a analysé le contenu de programmes scolaires visant à enseigner la citoyenneté démocratique. Il a trouvé que selon leur but, ces programmes se rangent globalement selon trois profils de citoyens qu’ils cherchent à promouvoir :

-    Le citoyen personnellement responsable : il agit de manière responsable envers sa communauté. Il travaille, paie ses impôts, obéit aux lois,  et à l’occasion fait des dons à la banque alimentaire de sa ville. Il pense que « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, on doit être honnête, responsable, et obéir aux lois. »
-    Le citoyen actif pense que « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, les citoyens se doivent de participer activement et occuper des positions de leader dans les systèmes établis et les structures communautaires. » Ce type de citoyen s’implique directement, par exemple en faisant du bénévolat à la banque alimentaire de sa ville.
-    Le citoyen activiste : selon lui, « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, les citoyens doivent remettre en question et changer les systèmes et structures, si ces derniers ne font que reproduire l’injustice sociale ». C’est pour cette raison que dans sa réflexion l’activiste explorera par exemple pourquoi dans notre société certains ne mangent pas à leur faim -et il tentera d’agir pour résoudre les causes premières.
De ces trois modèles de citoyen, seul l’activiste « pense autrement ». Seul ce troisième niveau serait inconcevable dans une dictature (pour reprendre la remarque de Westheimer). Seul ce niveau différencie un pays démocratique d’un pays totalitaire.

La citoyenneté comme contenu d’apprentissage

Où l’école française se situe-t-elle dans ce modèle ? Quel(s) profil(s) promeut-elle ? Les Actes du séminaire national  La citoyenneté par l’éducation [pdf] s’attachent à décrire la façon dont la citoyenneté est enseignée concrètement dans les établissements scolaires ; voici un extrait de ce qu’on peut y lire :

« L’observation nous montre que souvent les principes d’obligation ou d’obéissance, de dépassement de soi, voire de frustration sont prioritairement mis en avant.

En fait, on est plus souvent là dans un apprentissage des structures et méthodes de la démocratie :
- Comment respecter la loi sinon en lui obéissant ?
- Comment développer l’esprit critique au contact de la réalité de la vie de l’établissement, de son contexte à l’aune de la confrontation de ses opinions et de celles des autres ?
- Comment élever à la compréhension de la loi en tant que règle de droit qui dit, interdit, régule et la loi comme obligation que l’on se donne ?

Si cette approche constitue un levier pour la réflexion de l’ensemble des acteurs de
l’établissement, elle est peut être beaucoup trop réductrice et porte en elle certains éléments de contradictions :

- très souvent proposée et animée par la vie scolaire, elle se limite à des propositions, des
échanges de vues qui sont considérés plus comme des espaces de consultation à l ’intérieur desquels la hiérarchie entre élèves, CPE et professeur est (à juste titre) maintenue et les pouvoirs de décisions réservés ;
- le ressenti des élèves, étant d’être quelque peu manipulés, alors qu’ils ont passé une très longue durée à travailler, à réfléchir sur des « actes de démocratie. »

Ce que cet extrait du séminaire montre, c’est que  l’école française a tendance à promouvoir une citoyenneté de « citoyen personnellement responsable » ; certaines initiatives visent parfois le niveau du « citoyen activiste », mais sans aller au bout de ses ambitions puisque les propositions des élèves ne débouchent généralement pas sur des actes.
Or, il y a possible incompatibilité entre ces deux modèles de citoyens, remarque Westheimer [pdf, en] :

« Le fait de se focaliser sur la loyauté et l’obéissance (…) gêne le type de réflexion critique et d’action que beaucoup considèrent comme essentiel dans une société démocratique. » (en, traduction de l’auteur)

Elèves manifestant leur soutien au mouvement 350.org, mobilisé contre le changement climatique.

L’école comme microcosme démocratique ?

J’avais parlé jusque-là spécifiquement de programmes scolaires repérés comme entrant dans le domaine « éducation civique ».  Mais l’extrait du séminaire nous fait mettre le doigt sur le fait que la structure même de l’univers scolaire –sa forme- ne représente pas un parfait microcosme démocratique : le fait que les propositions des élèves soient traitées comme un exercice sans retombées concrètes, la hiérarchie scolaire reprenant ses droits dans le processus de décision, paraît particulièrement anti-pédagogique lorsqu’on essaye d’inculquer que l’engagement activiste permet de faire avancer la démocratie pour le meilleur.

Le rôle des contenus d’apprentissage dans la « fabrication du citoyen »

Les contenus d’apprentissage constituent eux aussi des enjeux qui influent sur la « fabrication du citoyen » : ils privilégient certaines matières, et dans ces matières certaines approches, et certains acteurs.
Dans le remarquable ouvrage collectif  Les valeurs explicites et implicites dans la formation des enseignants, Serge Latouche, économiste français et père de la notion de décroissance économique, note que l’école participe à entretenir « l’orthodoxie économique » : les sciences économiques, telles qu’elles sont enseignées à l’heure actuelle, ne tentent pas de présenter aux élèves des modèles alternatifs à la croissance économique. Ni n’essaient de faire imaginer aux élèves des alternatives possibles au modèle dominant. Ni ne remettent en cause le lien implicite entre la croissance économique d’un pays et le bonheur de ses habitants.
Il existe, dans le choix des contenus, un consensus tacite que l’on ne pense pas toujours à questionner, ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils sont toujours bien alignés avec les valeurs que notre société veut transmettre.

Ainsi, que penser, par exemple, de la place des femmes dans les manuels et programmes scolaires ?
Si dans nos cours de musique, nous avons certainement entendu parler de Malher, Mendelsshon ou Schuman, je doute qu’il s’agissait là d’Alma, de Fanny ou de Clara.

Sur la quatrième de couverture de l’ouvrage de Françoise et Claude Lelièvre L’histoire des femmes publiques contée aux enfants [pdf], on peut lire : « Alors que la France est parmi les premières nations de l’Union européenne pour le niveau scolaire des filles et pour le taux d’insertion professionnelle des femmes, elle est parmi les toutes dernières pour l’accès des femmes au pouvoir politique.
Étrange singularité. Françoise et Claude Lelièvre montrent, en analysant les manuels d’histoire de l’enseignement primaire en vigueur tout au long du XXe siècle, que les livres d’histoire de la communale ne sont pas pour rien dans cette curiosité.
Il faut attendre la génération des manuels de 1985 pour que l’on signale que les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, quarante ans après l’événement…(…)
Les femmes sont volontiers montrées dans des attitudes manifestement contraires à ce qui est attendu du pouvoir souverain : peureuses, pleureuses, implorantes, frivoles, facilement gagnées par les émotions ou les passions, excessives (…)
Il est plus que temps que ces stéréotypes disparaissent des manuels scolaires et des représentations dominantes si l’on veut éviter aux élections paritaires des lendemains qui déchantent. »

Vers une pédagogie citoyenne ?

Il est difficile de penser qu’on puisse développer un citoyen engagé en dissociant le fond de la forme. Ceci amène à se poser la question : quel genre de pédagogie est-elle la plus apte à transmettre les valeurs citoyennes ? Dès le premier coup d’Å“il, le  cours magistral ne frappe pas comme étant la meilleure « traduction pédagogique » de la démocratie.

« Certaines recherches se sont penchées sur les bénéfices cognitifs résultant directement d’interactions entre pairs. Elles ont permis de remarquer que ces interactions génèrent un processus appelé conflit socio-cognitif qui conduit l’apprenant à réorganiser ses conceptions antérieures et à intégrer de nouveaux éléments apportés par la situation.

Le conflit socio-cognitif résulte de la confrontation de représentations sur un sujet provenant de différents individus en interaction. Diverses études ont mis en avant que cette réorganisation des représentations pouvait provenir de deux types de déséquilibre : l’interindividuel, lorsqu’il y a opposition entre deux sujets ; l’intra-individuel, quant un sujet remet en question ses propres représentations. »

Christian Reynaud, de l’IUFM de Montpellier, développe plus avant la notion et parle de « débat » socio-cognitif : il identifie les conditions permettant aux apprenants de travailler ensemble, et d’apprendre de leur différences tout en les respectant. Le débat est étayé par trois règles :

« Chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense. » – impliquant que les opinions des autres sont cohérentes pour leur auteur.

« Ces arguments méritent d’être exposés à l’assistance. » – ce qui permet à la fois de donner une voix  à toutes les opinions, et en les exprimant, de les expliquer.

« Une personne ayant un avis différent est incité à reformulé au préalable les arguments auxquels il s’oppose, afin de vérifier qu’il les a bien compris. »

Un tel dispositif didactique, qui introduit directement dans son fonctionnement l’explicitation des valeurs, et les associe à un dialogue constructif respectueux, constitue un promoteur direct du développement de valeurs citoyennes ; « une citoyenneté moins basée sur le principe d’égalité que de tous que sur la reconnaissance d’un droit à la différence. »

De plus, ce type de débat s’accommoderait fort bien de contenus d’apprentissages du type de ce que suggère Serge Latouche : présenter le modèle économique dominant  en regard d’alternatives possibles constituerait les fondements d’un « débat socio-cognitif institutionnalisé » et permettrait, au-delà du débat d’idées,  d’imprimer fermement chez l’apprenant la notion qu’il n’existe pas de pensée unique.

Image Flickr AttributionNoncommercialShare Alike JaHoVil et 350.org

Retrouvez le deuxième et le troisième volet de cette réflexion.

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