Tout est prêt pour le changement

Le 16 avril 2011

Peu d'entre nous arrivent à y mettre les mots, mais beaucoup le ressentent: le monde change. Les technologies sont là, les rapports de force évoluent... mais sommes nous prêts nous-mêmes à entrer dans une nouvelle ère?

Depuis que je suis rentré de la conférence Lift qui a eu lieu à Genève début février, ça cogite sérieux. Des intuitions ou des remarques que je pensais réservées aux quelques piliers de Minorités se sont révélées partagées par de nombreuses personnes de différents horizons et nationalités. Les révolutions en Tunisie et en Égypte venaient juste de commencer. Au bout que quelques heures de conférence, on a senti une forme d’excitation assez spéciale : les choses sont en train de changer, on est en plein dedans, et on ne sait pas trop où on va. Plutôt que d’attendre encore quelque mois que ça décante encore un peu, j’ai préféré vous livrer quelques impressions, quitte à revenir dessus plus tard.

Avec les révolutions arabes en cours et la présence toujours plus importante d’Internet dans nos vies, la question de la réalité de la démocratie se pose avec acuité. Malgré les différentes poussées lepénistes, les histoires de corruption ou la politique des copains, les différents systèmes politiques occidentaux n’étaient en concurrence avec personne, tout simplement parce qu’ils étaient les plus démocratiques de la planète. Un système politique américain au service des plus riches est toujours plus démocratique que le système Ben Ali. Une politique française au garde-à-vous pour Areva et Bouygues est toujours plus démocratique qu’une République Islamique d’Iran violemment dictatoriale ou une Côte d’Ivoire en découverte de charniers. Les abus de biens sociaux, le choix du nucléaire sans référendum, les bavures policières, ce n’est rien par rapport à Haïti, la Biélorussie ou la Birmanie.

Mais voilà. Déjà, les Syriens ou les Yéménites ont le courage d’aller manifester alors que les forces de l’ordre tirent à balles réelles. Les Tunisiens ont renversé leur tyran, les Égyptiens essayent tant bien que mal de faire le ménage dans leurs institutions.

En plus, on n’est plus au temps de l’ORTF. Non seulement il y a Al Jazeera, mais il y a Internet. Et pas seulement pour Twitter ou se faire des rendez-vous citoyens avec Facebook : on peut y télécharger gratuitement les classiques du monde entier, Wikipedia a des centaines de milliers d’entrées qui sont plus complètes et plus affinées à chaque modification, on peut y lire des milliers de journaux gratuits et les blogs d’autres gens comme nous à l’autre bout de la planète.

Plus important que les réseaux sociaux, il y a Skype (Gtalk, Facetime, etc.) qui permet de se parler en vidéoconférence sans avoir à débourser des milliers d’euros pour un aller-retour sur un autre continent, mais surtout il y a des machines à traduire, parfois montées directement dans le navigateur (Chrome me propose systématiquement de traduire les pages qui ne sont pas dans mes langues habituelles). C’est souvent doté d’une syntaxe bancale, mais cela permet de comprendre l’essentiel au-delà des différents alphabets et systèmes grammaticaux. On est arrivé à quelque chose de jamais vu : je peux suivre les lectures de mon collègue et ami Motomitsu qu’il commente en japonais, en direct, sans savoir lire le japonais. Incroyable mais vrai: on peut être tous sous-titrés dans n’importe quelle langue, même en yiddish ou en thaï, gratuitement et instantanément.

Même si je trouve qu’ils exagèrent parfois un petit peu, Don Tapscott et Anthony Williams ont bien saisi le changement majeur que représente Internet. Dans Macrowikonomics, Rebooting Business and the World, ils expliquent que nous sommes en train de vivre une révolution technologique majeure qui va forcément avoir des conséquences sur les systèmes politiques. Pour eux, la dernière grande révolution qui a changé l’humanité n’est pas l’électricité ou la bagnole, c’est l’imprimerie. Le développement de l’imprimerie a eu des conséquences énormes sur l’ensemble de l’humanité. On se moque parfois d’Emmanuel Todd et de son obsession pour les taux d’alphabétisation, mais il est justement totalement sur le sujet : l’accès à l’éducation, savoir lire et compter, permet aux humains de s’émanciper, de planifier leur famille et de se projeter dans l’avenir, y compris politiquement. C’est la voie la plus rapide vers la démocratie, tout simplement parce que tous les autres régimes deviennent intolérables. L’imprimerie a été un facteur essentiel de développement et a débouché, justement, sur les démocraties représentatives.

Pour aller vite, les démocraties représentatives se sont imposées en Occident puis sur tous les continents parce qu’il s’agit du régime le moins insupportable, étant donné l’état de nos technologies (à savoir l’imprimerie).

L’apprentissage, mais massif

Avec Internet, on passe à un niveau différent. Alors que le coût de l’imprimerie était incroyablement bas par rapport à celui des moines copistes, le coût d’Internet est encore plus bas. Une fois qu’on est équipé et relié, le coût est proche de zéro. La preuve, la plupart des journaux se demandent comment ils vont survivre à cette violente baisse des prix. L’écrit ne coûte plus rien à diffuser, et même la musique et la vidéo peuvent être distribuées à des coûts proches de zéro. Le modèle économique de plusieurs industries est mis à mal par ces coûts très faibles, c’est évident, et Tapscott et Williams ne m’ont pas convaincu avec leur nouveau modèle de collaboration de masse et de partage créatif généralisé.

Pour s’épanouir, s’émanciper, comprendre le monde qui l’entoure, acquérir des techniques pour améliorer sa vie, l’humain a besoin du travail que d’autres ont réalisé avant lui. C’est pour ça qu’on apprend toute son enfance et une grande partie de sa vie adulte. La force de l’imprimerie aura été d’apporter des manuels et des traités à ceux qui font l’effort de les lire, pour qu’ils n’aient pas à redécouvrir continuellement ce que les autres ont découvert avant eux. Avec Internet, cet accès est devenu non seulement quasiment gratuit, mais la diffusion se fait dans de plus en plus de langues, et on peut aussi entrer directement en contact avec ceux qui s’essayent ou se sont essayés aux mêmes découvertes, même s’ils habitent à l’autre bout de la planète. On accède à tous les manuels, et on peut parler à ceux qui les ont écrit, en gros. Les suivre en vidéo, répondre avec les nôtres, et améliorer le tout en temps réel.

L’apprentissage, malheureusement pour les dictateurs, c’est aussi celui des libertés personnelles et collectives.

Avec une population mondiale de plus en plus éduquée, qui a accès aux œuvres des plus grands auteurs du monde entier dans leur langue maternelle sans censure, une population jeune qui communique au-delà des origines, des orientations sexuelles, des genres et des classes sociales, on entre dans une ère nouvelle.

Comme l’a expliqué Ben Hammersley à la conférence Lift, alors que les anciennes générations savaient se situer dans les frontières d’un pays, mais aussi au sein de la pyramide sociale (il y a des gens au-dessus, et des gens au-dessous), les nouvelles générations ont grandi sans vraiment comprendre en quoi une frontière représente le début de ce qui est loin, vu que tout est finalement très près vu d’Internet. Surtout, la hiérarchie sur Internet est loin d’être évidente: tout le monde peut participer, être richissime ne couvre pas votre page Facebook d’or et de diamants, elle est blanche et bleue comme celle des autres. Même si vous êtes extrêmement influent ou avez du sang bleu, vos tweets n’ont pas plus de caractères que ceux des autres. Dur.

Bref, sans forcément gommer les différences, Internet les aplanit. L’idée d’égalité est tellement évidente aux jeunes générations que Hammersley demande à la génération intermédiaire, les 25-45 ans, les non-natifs d’Internet mais néanmoins e-alphabétisés, d’éduquer les vieux au pouvoir et de leur expliquer que les dictatures, aussi bien au travail qu’en politique, ça ne va plus le faire.

Collaboratif = Démocratie

Une des pistes intéressantes proposées par Tapscott et Williams, c’est le collaboratif. Le wiki a fait ses preuves avec Wikipedia, mais est aussi de plus en plus utilisé en interne, pour gérer correctement le collaboratif. Avec mon frère Babozor, nous avons été approchés par des structures politiques qui veulent justement arriver à mobiliser des citoyens dans plusieurs pays de façon assez pointue, avec des informations pas forcément faciles à trouver partout et dans toutes les langues, à un coût réduit. Je pense que ce peut être le renouveau des mouvements politiques, et ces structures semblent aussi le penser.

Il y a cinq ans, notre pauvre Ségolène nationale a essayé de faire dans le collaboratif, et a rencontré un certain succès, parce que l’idée est bonne à la base. Elle a raté son élection pour d’autres raisons, mais le ségowiki était une réussite indéniable, malgré une phase finale étonnante d’improvisation et d’un amateurisme total et chaotique. L’échec de Royal en 2007 ne doit pas nous faire croire que le modèle participatif en politique est mort. En fait, c’est plutôt le fait que Sarkozy ne le se soit pas encore approprié qui m’étonne vraiment. Ou pas. Je ne sais plus bien. Je l’imaginais plus 2.0 que ça, en fait. Au temps pour moi.

La démocratie représentative à papa est morte

Le participatif étant devenu incroyablement plus simple qu’il y a dix ans, l’équation démocratique change radicalement. Je ne suis pas du tout en état de vous dire quelle va être la forme stable des nouveaux régimes issus de la révolution Internet, avec quelles institutions et quelles pratiques, mais la démocratie représentative à papa est morte. Pour preuve, il suffit de regarder les dernières élections partout en Europe: montée des partis protestataires, et pas uniquement d’extrême droite, participation toujours plus anémique, référendums qui finissent systématiquement par un « non » …

Les peuples rêvent de sécurité collective, de développement vert, de participation collective et de libertés, et les élus promeuvent la bagnole, le néolibéralisme le plus sauvage, la compétition continuelle, la consommation effrénée, le gaspillage des ressources et la prison pour les sans-papiers. Jamais la corruption des classes dirigeantes n’a été aussi évidente, et jamais les peuples ne l’ont su avec autant de détails.

On le voit dans les pays arabes, les jeunes sont prêts à mourir pour la démocratie et la liberté. On l’a vu récemment à Tokyo, où des cortèges bruyants et festifs ont manifesté contre le nucléaire… Ça me rappelait mes premières Gay Prides au début des années 1990, avec Act Up qui avait la meilleure techno du moment et une énergie collective qui a, depuis, totalement disparu.

Tout le monde sent bien qu’on est en train de sortir d’une décennie affreuse, réactionnaire, gaspilleuse, flambeuse, inégalitaire et violente. Les événements de la place Tahrir et les fumées à Fukushima ont fermé l’ère commencée par un certain 11 septembre. Tout est encore très incertain, très violent aussi. Des gens meurent encore aujourd’hui. Mais je vois mal comment nous allons accepter de revenir en arrière, retourner vers le pseudo-choc des civilisations, les dictatures justifiées par la menace terroriste, le nucléaire pour lutter contre les gaz à effet de serre, le pétrole sans fin pour nourrir la machine, la « démocratie représentative » qui ne semble représenter que les privilégiés et les multinationales…

Tout est prêt pour le changement. Je suis un peu excité. J’ai aussi un peu peur, en fait.


Article initialement publié sur Minorités

Photo flickr CC ian lott ; Feggy Art ; Brian Glanz

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