L’Élysée drague le numérique
Nicolas Sarkozy a présenté ce midi le CNN, ou Conseil national du numérique, nouvelle instance de 18 sages appelée à réfléchir aux problématiques posées par Internet. Dominé par les industriels, le CNN parviendra-t-il à être représentatif et surtout efficace ?
Avertissement : contrairement aux Labs d’Hadopi, nous n’avons pas fait d’article en police de caractères Comic Sans MS sur le CNN : Nicolas Voisin, directeur de la publication d’OWNI, a en effet accepté d’y siéger. Il s’en explique dans “Hack the CNN”. La rédaction reste entièrement attachée à l’esprit d’indépendance qui la caractérise et tâchera, comme elle l’a toujours fait, de réaliser son travail dans une exigence de transparence et de rigueur. Bien à vous. /-)
Le dernier hybride politico-numérique est né ! Enfin presque, la gestation du CNN, acronyme aux accents anglophones pour “Conseil National du numérique”, arrive tout juste à terme, son officialisation devant s’opérer ce jour, à l’Élysée, aux alentours de midi.
Sur Internet, les commentateurs n’ont évidemment pas attendu le Palais pour se livrer à une inspection en règle du futur comité, dont la liste, comptant -pour le moment- 18 personnalités du réseau français, a déjà été détaillée sur de nombreux sites. Parmi elles, avant tout des “entreprenautes” (comprenez par là des gens qui sont et entrepreneurs, et sur Internet) tel le trio de “business angels” Marc Simoncini (Meetic), Xavier Niel (Free, entre autres) ou Gilles Babinet (le format musical MXP4) , des opérateurs (la brochette SFR, Orange, Bouygues, Free étant a priori présente) et des éditeurs de logiciels (Avanquest, Cegid).
”Afficher et assumer” l’orientation économique
L’orientation est donc particulièrement industrielle, tant dans la sélection du casting que dans les thèmes qui semblent se profiler. Lors d’un petit-déjeuner à l’Élysée il y a cinq jours, durant lequel Nicolas Sarkozy s’est entretenu avec les candidats pressentis à la nomination au CNN, il semblerait que les discussions aient été dominées par des sujets exclusivement économiques. Face aux tentatives de certains d’aborder le concept de neutralité du net, le président aurait ainsi opposé un “connais pas” malheureux, quelques jours après la publication d’un rapport sur le sujet, notamment mené par la député Laure de la Raudière, également Secrétaire nationale en charge des nouveaux médias et du numérique au sein de l’UMP…
On nous reproche que le CNN soit trop industriel. Moi à l’inverse je valorise que cela soit axé entrepreneurs.
Pour Gilles Babinet, l’axe économique est intéressant dans la mesure où “jusque là, le niveau auquel les politiques ont placé Internet en France est lamentable.”
Tous ne sont pas aussi enthousiastes. Laure de la Raudière, dont la présence au sein du comité a également été évoquée, estime ainsi qu’en l’état, ”la liste dessine finalement davantage un conseil national de l’économie numérique.”
Ce n’est pas forcément une mauvaise idée en soi. Faire de la France un leader de l’économie numérique est une bonne chose. Mais il faut l’afficher et l’assumer.
La solution préconisée par certains est l’adoption du titre de “Conseil national de l’économie numérique” : une façon de ne pas avancer masqué et de coller à une représentativité finalement tronquée.
”Dès qu’on parle de quatre opérateurs, forcément, ça fait peur”
Mais plus que la cohorte des “anges du business”, c’est bien la présence des quatre gros opérateurs qui pose problème. ”Forcément, concède Laure de la Raudière, ça fait peur.” Pierre Kosciusko-Morizet, dont la réflexion a servi de socle à la constitution du CNN, regrette la sur-représentativité de ces grands groupes :
On leur donne bien trop de poids, ce qui n’est pas nécessaire. Il s’agit de très grosses sociétés, avec d’importants moyens de lobbying et un poids considérable dans le numérique.
Ce nouveau comité serait ainsi un porte-voix supplémentaire accordé à ces géants français des telco. Surprenant quand on sait que Nicolas Sarkozy soutenait le discours inverse dans le cas des majors, qui n’ont pas été conviées à la fête. “Ils ont déjà [mon] oreille” aurait il ainsi déclaré lors du brunch élyséen.
“Il est important de s’assurer que les autres membres sauront dire “non” s’ils essayent d’orienter le débat”, reprend PKM. Eviter que les telco ne phagocytent -encore?- cette instance de réflexion, tel est l’objectif que semble devoir se fixer les autres membres du CNN. ”Et ce n’est pas toujours évident quand on est une start-up et que l’on veut un certain trafic. Il est toujours valorisant de se voir en home d’Orange”, observe PKM.
Adieu monsieur l’internaute ?
Pour le président de PriceMinister, cette crainte est doublée d’un deuxième regret : celle de ne voir figurer aucun représentant des consommateurs au sein du CNN, ce qui avait pourtant été suggéré par le document de travail. S’il concède que les utilisateurs seront éventuellement consultés, ce qui fera ”peut-être l’affaire”, PKM prévient :
Il faut absolument écouter les consommateurs car ce sont eux les utilisateurs. Ils ne sont pas seulement des empêcheurs de tourner en rond.
Pour Nicolas Sarkozy pourtant, leur absence ne tient qu’à un argument, que les principaux intéressés sauront apprécier : ”c’est pour éviter que cela tourne à la foire d’empoigne.”
Une vision “caricaturale voire insultante” selon Edouard Barreiro, chargé de mission sur les technologies de l’information à l’UFC-Que Choisir :
C’est ridicule ! L’UFC est pourtant constructive sur les questions du numérique ! Preuve en est que les opérateurs nous suivent souvent sur certains sujets ! Ici, on ne pourra rien dire. Nous ou d’autres, comme la Quadrature du Net. On va nous consulter, nous écouter bien poliment, mais au final, le CNN tirera seul les conclusions. Et ce ne sera pas la première fois.
La Quadrature a d’ailleurs aussi pris ses distances avec le CNN, son porte-parole Jérémie Zimmermann dénonçant hier sur Twitter son manque de légitimité et parlant ce jour d’un véritable “écran de fumée”.
Même son de cloche courroucé du côté du Spiil, qui représente la presse en ligne, et qui ”regrette que ne figure parmi eux aucun représentant des organisations professionnelles reconnues, ni des citoyens utilisateurs du numérique et aucun élu de la nation”, taclant au passage le directeur de la publication d’OWNI, Nicolas Voisin, unique caution médiatique du conseil des sages.
”On est en train de créer un e-Medef”, alerte Edouard Barreiro. Et de poursuivre : ”toutes les orientations prises jusqu’alors décrédibilisent le CNN, avant même sa constitution”. Et l’économiste de regretter, comme d’autres, la disparition fin 2010 du Forum des droits sur Internet, chargé, déjà, de réfléchir aux problématiques du numérique, et au sein duquel on retrouvait de nombreux membres de la société civile.
Hacker de l’intérieur
Quel intérêt alors, à une énième instance de réflexion sur Internet ? Pour certains, c’est l’occasion de défendre une vision du réseau préservé au sein d’une institution reconnue et voulue par l’État. Quelques-uns d’entre eux n’ont pas hésité par le passé à s’élever contre les options prises par le pouvoir, sur le cas emblématique d’Hadopi notamment : Nicolas Voisin, Jean-Baptiste Descroix-Vernier et, en filigrane, Xavier Niel… Mais si la perspective d’un “hack de l’intérieur” est séduisante, peut-on réellement donner de la voix dans le giron de l’Élysée ? Plus encore, le CNN n’est-il pas la caution numérique de Nicolas Sarkozy à l’approche de 2012 ?
Pierre Kosciusko-Morizet modère le propos :
Si Nicolas Sarkozy dit qu’Hadopi et Loppsi auraient été gérées différemment en présence du CNN, et si c’est sa conviction profonde, c’est une excellente nouvelle. S’il pense que le CNN est un outil de campagne, alors je pense qu’il se trompe et que des gens suffisamment indépendants qui y siègent éviteront cela.
Même discours du côté de Gilles Babinet, qui croit “en les gens autour de la table”. “Des personnes de qualité, ajoute-il, prêtes à hurler si les choses ne se font pas.” L’entrepreneur, tout comme Nicolas Voisin, se dit déjà prêt à quitter le CNN si des décisions de l’Executif à contre-courant des idées défendues par le comité venaient à être adoptées.
En attendant, Nicolas Sarkozy aurait invité les membres du CNN à grossir leurs rangs, afin d’obtenir une instance “horizontale”, dont le fonctionnement s’éloignerait de celui d’un ministère à l’Économie numérique -particulièrement critiqué par le chef de l’État. Les noms de parlementaires, comme Laure de la Raudière évoquée plus haut et le sénateur UMP Bruno Retailleau circuleraient, ainsi que ceux de personnalités du monde de la culture, jusque-là évincé du conseil. Son président, dont le choix devait initialement échoir à Nicolas Sarkozy, sera finalement élu par les représentants du CNN, dont le nombre ne devrait pas excéder 25. Un chiffre bien trop important selon PKM, qui alarme sur le risque d’inefficacité de l’institution :
C’est dommage, ça dilue la responsabilité de chacun et ça va être très difficile que tout le monde soit présent à chaque réunion. Or il faut y assister, il faut y consacrer du temps. Plus il y a du monde, plus il sera difficile que l’instance soit prise au sérieux.
Note : le titre nous a gentiment été soufflé par Muriel Marland Militello, dans son papier sur la neutralité des réseaux, qualifiée donc “d’utopie séduisante”. Une expression qui a généré une vague mémique tout à fait hilarante.
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Pour un Internet “neutre et universel”
Illustration Flickr jonny2love
Une Marion Boucharlat à partir de Alex No Logo, téléchargez-la /-)
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