Les Anonymous sont-ils des terroristes? (LOL)
Suspectés d'avoir piraté des millions de numéros de carte bancaire sur le PlayStation Network de Sony, les Anonymous continuent d'alimenter certains fantasmes. Mais sont-ils vraiment dangereux?
Invité sur LCI pour évoquer le piratage du PlayStation Network (PSN), une question a failli me faire tomber de mon tabouret:
Les Anonymous peuvent-ils commettre des actes terroristes, en piratant des centrales nucléaires par exemple?
Les “sans-nom d’Internet” ont beau être issus de la “culture du trolling” - cette taxie du Net qui génère à la chaîne des hordes de commentateurs dont le but ultime est de parler très fort – je ne m’attendais pas à un tel déploiement de moyens sur le plateau d’une chaîne de télévision. Une fois que nos oreilles ont sifflé à l’écoute de cette saillie, il y a deux choix: considérer qu’elle est stupide, ou prendre le temps d’y répondre de manière argumentée, pour éviter que ne se propagent les croyances populaires. Non, les Anonymous ne sont pas cachés sous votre lit, non ils ne mangent pas d’enfants ni ne boivent du sang de vierge. De surcroît, la comparaison avec le terrorisme n’est pas neuve: comme le rappelle Gabriella Coleman, anthropologue à la New York University et spécialiste du mouvement, “c’était déjà le cas en 2007″.
L’agitation autour du piratage du PSN a mis en évidence la faille structurelle des Anonymous, qui est aussi leur atout maître: l’anonymat. Accusés par Sony d’être les commanditaires de ce hacking géant qui a déjà mis à nu 77 millions de joueurs (on atteint la barre des 100 en ajoutant les 24 millions de Sony Online Entertainment), les Anon ont démenti toute implication dans un communiqué mis en ligne le 4 mai, avec une ligne de défense simple et concise:
Les Anonymous ne se sont jamais distingués en volant des numéros de carte de crédit.
En d’autres termes, les “hacktivistes” mettent en avant un principe moral, celui de l’auto-régulation par la communauté, pour justifier ce qu’ils s’autorisent, mais surtout ce qu’ils ne s’autorisent pas, comme des pirates qui refuseraient de s’attaquer aux femmes et aux enfants. Malgré leurs dénégations, le mal est déjà fait.
Les Anonymous se font pirater
Depuis quelques mois – nous en avions déjà parlé ici – la structure des Anonymous a évolué. D’un noyau dur issu des imageboards (surtout le /b/ de 4chan) et porté sur la culture LOL, les chans IRC se sont enrichis de nouveaux membres, plus politisés. A la faveur de l’épisode WikiLeaks et des révolutions arabes, les Anonymous ont muté. D’une voix cynique et drolatique, la parole anonyme a pris du corps, sans devenir plus audible pour autant. Aujourd’hui, n’importe qui peut invoquer les Anon pour justifier son idéologie, avec des effets potentiellement contradictoires, et assurément nuisibles pour la communauté.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si anonops.ru, qui héberge le principal canal de discussion des anonymes, a été piraté le week-end du 7 mai, selon un modus operandi qui n’est pas sans rappeler celui des Anonymous eux-mêmes. Au total, environ 700 adresses IP d’utilisateurs seraient dans la nature, révélant le pseudonyme des “membres” et leur identité supposée. Une bonne partie des utilisateurs passant derrière des proxys pour se connecter, il est souvent impossible de déterminer leur identité. L’ironie de la situation se traduit parfaitement dans le cartoon ci-dessus, mais elle est à relativiser. Parmi les dizaines de noms figurant en clair dans cette liste, on retrouve bon nombre de… journalistes, curieux de voir ce qui se trame sur ces fameuses plate-formes d’échange.
Dans ce qui ressemble fort à une guéguerre intestine entre anciens et modernes (du type 4chan contre Tumblr), on mesure les dissensions au sein de la communauté anonyme. Elle n’a jamais été un corps constitué, mais désormais, elle doit aussi gérer les sensibilités presque infinies de ses petites mains, toutes placées sur un pied d’égalité.
Au seuil de la légitimité
Face à un climat de défiance où le cadre idéologique de ces internautes invisibles se dérobe encore un peu plus, certains commencent à s’interroger sur les limites de l’exercice: les Anonymous peuvent-ils se livrer à des actes criminels? Qu’ils soient ou non derrière le piratage de Sony, ils sont désormais identifiés sur le radar des autorités américaines, peu enclins à la discussion.La rhétorique est bien connue: s’ils ne disent pas leur nom, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher, ou que leurs intentions sont mauvaises, en escamotant soigneusement le vrai débat sur l’anonymat en ligne (brillamment défendu par Christopher “moot” Poole, le géniteur de 4chan, dans la vidéo TED ci-dessous).
Déjà, au mois de janvier, le FBI avait lancé 40 mandats d’arrêt contre des pirates présumés. Le motif? Ils étaient accusés de s’être introduit dans les systèmes d’information de plusieurs organismes bancaires, pour protester contre les mesures de rétorsion prises à l’encontre de WikiLeaks.
Dès lors, il faut bien faire le distinguo entre ce que la justice considère comme illégal et ce que les Anonymous eux-mêmes estiment déplacé. S’ils comparent les attaques par déni de service (DDoS) à des sit-ins modernes – donc raisonnables – ils refusent implicitement de se livrer à des opérations frauduleuses telle que celle dont Sony a été victime. Cette frontière peut sembler subtile, mais dans la guerre de l’information, elle pose une question que connaissent bien les groupuscules terroristes auxquels LCI semble vouloir comparer les Anonymous: celle du seuil de la légitimité.
Traditionnellement, la dialectique lie cette légitimité à la légalité. De ce point de vue, on comprend mieux la logique sécuritaire presque paranoïaque: aux Etats-Unis, une attaque DDoS, le mode d’action privilégié des Anonymous, est punie de dix ans de prison.
Crédits photo: Flickr CC Ben Fredericson, stibbon, illustration XBCD
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