Recherche sérendipité désespérement [1/3]

Le 13 août 2011

Trouver ce qu'on ne cherchait pas : un émerveillement permanent sur le web au doux nom de sérendipité. Retour au source du concept dans un feuilleton de trois parties : début du voyage dans les recoins de la ville.

La sérendipité peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Start upper à succès, futur reponsable de recherche au MIT… Ethan Zuckermann est d’abord un fou de web qui y a trouvé la matrice de découvertes non voulues, ouvertures de l’esprit et nouveaux horizons… En un mot, des choses qu’il ne cherchait pas, trouvés par sérendipité. Pour explorer la profondeur de ce mécanisme, OWNI vous propose en un feuilleton de trois parties, un condensé d’une conférence sur le sujet, des origines des heureux hasards urbains jusqu’aux interconnexions aléatoires des réseaux.

En mai 2011, Ethan Zuckerman clôturait la conférence CHI 2011 à Vancouver. Il écrivait alors sur son blog :

“Je suis ravi d’avoir la chance de partager des idées avec certains des chercheurs et des spécialistes les plus brillants sur les questions des interactions humaines et numériques, et peut être d’en convaincre certains de réfléchir avec moi sur un sujet qui m’obsède de plus en plus: la création de structures en ligne et hors ligne pour augmenter les chances de sérendipité. Je suis particulièrement honoré de partager la scène, virtuellement, avec Howard Rheingold, qui a ouvert la conférence cette semaine en parlant d’apprentissage et d’éducation numérique.
Je sais d’expérience qu’il est impossible de faire le tour d’un sujet en 40 minutes, même en parlant aussi vite qu’un New Yorkais sous speed. Cet article de blog est une version augmentée de mon discours.”



Les liens de cet article sont en anglais.

En 2008, la majorité de la population mondiale vivaient dans des villes. Dans les pays les plus développés (selon l’OCDE), le chiffre s’élève à 77%, alors que dans les pays les moins développés (tels que définis par l’ONU), 29% de la population est urbaine. En simplifiant beaucoup, on peut voir le développement économique comme un passage d’une population rurale, qui subvient à ses besoins grâce à une agriculture de subsistance, à une population urbaine qui se consacre aux industries de transformation et de services, nourrie par une minorité restée concentrée sur l’agriculture.


Ce graphique de la Banque mondiale pourrait même sous-estimer l’inexorabilité apparente du passage du rural à l’urbain. En 1800, 3% de la population mondiale vivait en ville, pour la plupart dans des métropoles européennes comme Londres ou Amsterdam. Une majorité de la population était rurale – environ 80% en Angleterre et 75% aux Pays-Bas. Un siècle plus tard, 14% de la population avait migré vers les villes. Depuis 1950, on assiste à une hausse de la population urbaine à un rythme beaucoup plus soutenu que pour la population rurale. Le rapport du département des affaires économiques et sociales des Nations Unies sur l’urbanisation mondiale [PDF] en prédit la hausse continue parallèlement au déclin des populations rurales.

Pourquoi la ville?

Ça n’est peut être pas évident pour un habitant d’un pays développé, mais la ville de Lagos, avec ses 8 millions d’habitants, sa croissance démographique supérieure à 4% par an et son agglomération bondée, est une destination très séduisante pour les Nigérians des zones rurales. Dans les villes des pays en développement, les écoles et les hôpitaux ont tendance à être bien meilleurs que dans les zones rurales. Même avec des taux élevés de chômage, les opportunités économiques sont largement supérieures dans les zones urbaines. Mais il existe une explication plus prosaïque : les villes sont excitantes. Elles offrent un choix d’endroits où se rendre, et des choses à faire et à voir. Les individus quitteraient la campagne pour la ville afin d’éviter l’ennui. Il est facile de qualifier cette idée de triviale. Mais elle ne l’est pas. Comme l’explique Amartya Sen dans son livre « Development as Freedom », les gens ne veulent pas seulement être moins pauvres, ils veulent aussi plus d’opportunités et plus de libertés. Les villes promettent du choix et des opportunités, et donnent souvent satisfaction.

Ce qui est plus difficile à comprendre, pour moi en tous cas, sont les raisons pour lesquelles n’importe qui aurait emménagé à Londres entre 1500 et 1800, pendant les années où la ville a vécu une croissance rapide et continue et est devenue la plus grande métropole du 19e siècle. D’abord, la ville avait une malheureuse tendance à partir en flammes. Le Grand Feu de 1666, qui a provoqué quelques 200 000 sans-abris, était seulement le plus important d’une série d’incendies, tous assez graves pour se distinguer des incendies quotidiens qui menaçaient les maisons et les chaumières. Les Londoniens auraient dû être plus touchés par ces incendies, mais 100 000 d’entre eux – soit un cinquième de la population – avaient été tués l’année précédente par une épidémie de peste bubonique, qui s’était rapidement propagée dans la ville infestée de rats.(L’ordre du maire de Londres de tuer tous les chats et les chiens de peur qu’ils ne transmettent l’épidémie n’avait rien arrangé, puisqu’ils auraient pu, au contraire, tuer des rats infestés.)

À l’époque du Londres de Dickens, la menace ne venait plus des incendies mais plutôt du système d’apprivoisement en eau de la ville. Des égouts à ciel ouvert, remplis de déchets ménagers, ainsi que le crottin des milliers de chevaux, utilisés pour tirer les bus et les taxis, se déversaient dans la Tamise, principale source d’eau pour les habitants. Nous nous souvenons de la vague de choléra particulièrement grave de 1854 parce qu’elle conduisit à la découverte par John Show de l’origine de l’épidémie, lors de son enquête sur la pompe à eau de Broad Street.

Mais les épidémies de choléra étaient fréquentes entre les années 1840 et 1860 à cause de la combinaison d’égouts à ciel ouvert et de fosses creusées à l’arrière des résidences privées, qui débordaient souvent après l’abandon des pots de chambres au profit de toilettes à chasse d’eau plus modernes, ce qui augmentait considérablement le volume de déchets à éliminer. La puanteur de Londres durant l’été caniculaire de 1858 était telle qu’une série d’enquêtes parlementaires avaient été lancées – « The Great Stink » (« La grande puanteur »), comme les historiens appelle l’événement a mené à la construction du système de canalisations londonien dans les années 1860.

Aux 18e et 19e siècles, les gens qui s’amassaient dans les villes ne le faisaient pas pour leur santé. Dans les années 1850, l’espérance de vie d’un homme né à Liverpool était de 26 ans, contre 57 ans pour un homme en zone rurale. Mais les villes comme Londres avaient un attrait assez similaire à celui de Lagos aujourd’hui. La ville offrait des opportunités économiques aux pauvres sans terre, et un éventail d’emplois nés du commerce international généré par l’activité des ports. Pour certains, les opportunités intellectuelles apportées par les universités et les cafés étaient une attraction, quand pour d’autres il s’agissait de la possibilité de courtiser et de se marier en dehors des communautés rurales restreintes qui les poussaient à se relocaliser. Amsterdam a construit sa puissance au 17e siècle en permettant aux Huguenots français, aux juifs espagnols et portugais et aux catholiques néerlandais de pratiquer leurs religions librement – une telle tolérance religieuse aurait été bien plus difficile à trouver dans les zones rurales.
On venait alors en ville pour rencontrer des gens qu’on n’aurait pas rencontrés à la campagne : pour commercer avec eux, pour apprendre d’eux, pour se marier avec eux ou pour prier avec eux. On venait en ville pour devenir un comospolite, un citoyen du monde.

Le terme « cosmopolite » vient de l’association des mots grecs « monde » (Cosmos – Κόσμος) et « ville » (Polis – Πόλις). Il a été forgé par le philosophe cynique Diogène, qui s’enfuit de sa Sinope natale pour rejoindre Athènes (fuyant probablement les autorités, puisque certaines sources disent qu’il quittait sa ville pour échapper à des accusations de contrefaçons). Là, il vécut dans un tonneau dans l’agora, provoquant des combats avec d’importants philosophes, et faisant tout son possible pour violer toutes les normes sociétales imaginables. (Les chiens du portrait ci-dessus sont une référence à son surnom, « Diogène le chien, » les historiens affirment que comme eux Diogène mangeait, dormait, se lavait, urinait et déféquait en public.) Sa déclaration où il affirme ne pas être un citoyen d’Athènes ou de Sinope, mais un citoyen du monde – aussi bien en tant que transgression sociale, qu’identité vécue – vaut la peine d’être lue.

Le philosophe Kwame Appiah remarque que vivre comme un citoyen du monde n’est devenu possible que depuis ces cents dernières années. Les 97% de la population vivant dans des zones rurales en 1800 était très peu susceptible de rencontrer quelqu’un qui ne partageait pas leur langue, leur culture ou leur système de croyance. Une des raisons pour lesquelles nous avons des difficultés à vivre de manière vraiment cosmopolite, selon Appiah, est que nous sommes beaucoup plus habitués à l’esprit de clocher qu’au cosmopolitisme.

Les villes, moteurs de sérendipité ?

Avant l’apparition des télécommunications, si vous vouliez être confronté à une façon de penser radicalement différente de la votre – par exemple celle d’un clochard agitateur qui dort dans une benne – votre plus grande chance était de déménager en ville. Les villes sont des machines pour le commerce, l’apprentissage, la religion, mais ce sont aussi de puissantes machines de communication. Les villes permettent une communication en temps réel entre différents individus et groupes et la diffusion rapide d’idées et de pratiques nouvelles à de nombreuses communautés. Même à l’âge de la communication numérique instantanée, les villes gardent leur fonction en tant que technologie de la communication qui permet des contacts permanents avec l’étrange et le différent.

Puisque la ville est une technologie de la communication, il n’est pas surprenant que les premières descriptions d’Internet utilisent l’espace urbain comme métaphore. Les premiers auteurs cyberpunk, comme William Gibson et Neal Stephenson, étaient fascinés par les façons dont Internet pouvait amener l’étrange, le dangereux et l’inattendu (mais aussi le trivial et le quelconque) à constamment se disputer notre attention. Pour ces auteurs, la façon dont l’Internet du futur se présenterait aux internautes devrait se rapprocher de la logique urbaine ; ce qui est assez étrange si l’on considère que Gibson avait peu d’expérience en informatique (il a écrit Neuromancer sur une machine à écrire) alors que Stephenson était un programmeur aguerri, développant des logiciels Macintosh dans l’espoir de transposer Snow Crash en film animé. Et puis, après tout, il n’y a pas de raison pour que les données ne soient pas représentées sous forme de forêts ou de mers de bits.

Mais Gibson et Stephenson s’intéressaient aux espaces virtuels en tant qu’espaces où les gens étaient forcés d’interagir parce que beaucoup d’entre eux voulaient être au même endroit au même moment, et se rencontraient sur leur chemin vers une même destination. D’un côté c’est une façon absurde de visualiser des données – pourquoi forcerions-nous des gens à être en contacts rapprochés alors que nous bâtissons des espaces qui peuvent être infinis ? Tous les deux pensaient que nous voudrions interagir sur ces cyberespaces comme nous le faisons dans des villes, expérimentant une surcharge de sensations, une compression de l’échelle, un défi dans la sélection des signaux et des bruits des informations qui rivalisent pour capter notre attention.
Nous voulons que les villes soient des moteurs à sérendipité. En rassemblant différentes sortes de personnes et de choses dans un espace confiné, nous augmentons les chances de tomber sur quelques chose d’inattendu. Une question mérite d’être posée : les villes fonctionnent-elles vraiment comme cela ?

En 1952, le sociologue français Paul-Henry Chombart de Lauwe demanda à une étudiante en science politique de tenir un journal référençant ses déplacements quotidiens pour une étude intitulée Paris et l’agglomération parisienne. Il retranscrivit ses déplacements sur une carte de Paris et aperçut l’émergence d’un triangle qui reliait l’appartement de la jeune femme, son université et le domicile de son professeur de piano. Ses mouvements illustraient “l’étroitesse du vrai Paris dans lequel chaque individu vit.”

Le schéma maison/travail/loisir – que ce soit une activité quelque peu solitaire comme l’étude du piano ou la fréquentation des “great good places” (“les bons endroits”) de socialisation publique célébrés par Ray Oldenburg – est familier aux sociologues. Nous sommes plutôt prévisibles. Nathan Eagle, qui a travaillé avec Sandy Pentland au laboratoire des médias du MIT sur l’idée de « l’exploitation de la réalité », utilisant des ensembles de données énormes comme les registres des téléphones portables, estime que l’on peut prédire la localisation d’un “individu de basse entropie” avec 90-95% d’exactitude en se basant sur ce genre de données. (Ceux d’entre nous avec des agendas et des déplacements plus incertains sont seulement prévisibles à 60%.)

Nous pouvons choisir d’être satisfait de notre prévisibilité et d’y voir une preuve de vies rondement menées. Ou nous pouvons réagir comme l’avait fait le critique culturel situationniste Guy Debord et décrier le “scandale qui fait que la vie d’une personne puisse être aussi pathétiquement limitée”.

Zach Seward, le community manager du Wall Street Journal [NDLR: son titre officiel au journal est "outreach editor"], est un grand utilisateur de Foursquare. Quand il s’enregistre dans des lieux new-yorkais il génère une carte thermographique de ses déplacements. On peut facilement observer une forte concentration autour du quartier de Manhattanville, ou il habite, et celui de Midtown, où il travaille. Avec un peu plus d’efforts, vous pouvez voir qu’il aime se balader dans East Village et s’aventure rarement hors de Manhattan, sauf pour prendre l’avion à LaGuardia et aller voir des match de baseball – le seul endroit du Bronx où il s’est enregistré est le Yankee Stadium.

La ville comme réseaux social

Si vous utilisez Foursquare, vous diffusez des données qui peuvent être utilisées pour faire une carte de ce genre. Yiannis Kakavas a développé un ensemble de logiciels appelés “Creepy“ [NDLR: que l'on pourrait traduire par "flippant"]conçus pour permettre aux utilisateurs – ou aux personnes qui souhaitent observer ces utilisateurs – de construire des cartes de ce type à l’aide des informations postées sur Twitter, Flickr et d’autres services géolocalisés. Une découverte peut être encore plus inquiétante : vous laissez échapper ces données simplement en utilisant un téléphone portable.

L’homme politique écologiste allemand Malte Spitz a intenté un procès à sa compagnie de téléphone, Deutsche Telecom, pour avoir accès aux données liées à sa pratique téléphonique. Il a finalement obtenu un document Excel de plus de 35 000 lignes de données, chacune enregistrant sa position géographique et ses activités. En collaboration avec le journal allemand Die Zeit, il a transformé ces données en une carte de ses déplacements pendant six mois qu’il a publiée en ligne. Même si vous ne voulez pas intenter un procès à votre compagnie téléphonique, il est probable qu’elle dispose de données similaires sur vos déplacements, qui pourraient être communiquées aux autorités sur demande … ou qui pourraient être utilisées pour construire votre profile comportemental pour cibler les publicités à vous adresser.

Après avoir étudié attentivement ses enregistrements sur Foursquare, Seward s’est aperçu qu’ils offraient une information qu’il n’avait pas conscience de fournir : sa couleur de peau. Il a superposé ses “checks-in” à Harlem avec une carte de la composition raciale de chaque block et a découvert que “son” Harlem est presque exclusivement composé de blocks à majorité blanche. Comme il l’explique : “les données de recensement peuvent décrire la ségrégation de mon block, mais quant est-il de la ségrégation de ma vie ? Les données de localisation nous mènent vers cette direction.”

Il est important de préciser que Seward n’est n’est pas raciste et qu’il n’est pas non plus  ”pathétiquement limité” comme le suggère Debord. Nous filtrons les endroits où nous vivons, ceux que nous fréquentons, ceux que nous évitons, les endroits de la ville qui nous sont familiers et ceux où nous nous sentons étrangers. Nous faisons cela en fonction de là où nous vivons, de là où nous travaillons et des gens que nous aimons fréquenter. Si nous avions assez de données sur les new-yorkais nous pourrions construire les cartes du New York dominicain, du New York pakistanais, du New York chinois mais aussi du New York noir ou blanc.

Les schémas que nous dessinons en nous déplaçant dans nos villes ont tendance à refléter une réalité sociologique basique : qui se ressemble, s’assemble. Lazarsfeld et Merton ont observé les effets de l’homophilie sur les modèles d’amitiés à Hilltown (Pennsylvanie) et Craftown (New Jersey) où des voisins étaient plus susceptibles de devenir amis s’ils partageaient des caractéristiques démographiques communes (raciales, religieuses ou économiques), et de nombreuses recherches sociologiques [PDF] ont confirmé les effets de l’homophilie sur les réseaux sociaux.

Lorsque nous parlons des villes, nous savons qu’elles ne sont pas toujours les creusets cosmopolites que nous voudrions qu’elles soient. Nous reconnaissons le caractère ethnique des quartiers et nous sommes conscients que certains ghettos se forment en raison d’une combinaison de structures physiques et de comportements cumulatifs. (La carte des frontières de Chicago de Bill Rankin qui montre l’identification raciale par quartier rend ces structures désagréablement apparentes.) Nous espérons rencontrer par hasard des citoyens divers et nous créer un réseau de liens faibles qui accroissent notre sensation d’implication dans la communauté, comme le suggère Bob Putnam dans son livre Bowling Alone. Mais, comme le montrent les récentes recherches de Putnam [PDF], en situation d’outsider, nous craignons de nous isoler et de nous surprotéger.

Je suis moins intéressé par la façon dont nous limitons notre territoire dans la ville que par la manière dont nous contraignons nos actions et nos rencontres en ligne. Comme dans les villes où l’urbanisme et le design interagissent avec les comportements individuels, je ne pense pas que nos limitations se font seulement par choix. Mais dans le design des systèmes que nous utilisons et notre attitude envers ces systèmes, je vois des raisons de s’inquiéter que notre utilisation d’Internet soit peut être moins cosmopolite et plus isolée que ce que nous souhaiterions.

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Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman

Traduction : Marie Telling

Illustrations CC Wikimedia Commons, FlickR bitzi
Image de Une Loguy

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