[MàJ] La preuve du double-jeu de la France en Libye

Le 31 août 2011

L'entreprise française Amesys, spécialisée en systèmes de surveillance électronique, est accusée d'avoir équipé la dictature libyenne. Une photo trouvée dans un QG de Kadhafi renforce les accusations.

Mise à jour du 1er septembre: Christian Paul, député PS de la Nièvre,  a fait parvenir à OWNI la question écrite qu’il a adressée à l’Assemblée nationale sur le sujet. Il demande notamment au gouvernement d’éclaircir les conditions de la vente de technologies de surveillance à la Libye, et le rôle éventuel des services du renseignement militaire dans la formation de cet encombrant client.



Un tout petit logo (ci-contre), une tâche quasi-invisible en haut à gauche d’une affichette (ci-dessous) placardée dans le centre de commandement de l’unité électronique de Mouammar Kadhafi, à Tripoli. Ce logo, c’est en réalité celui de l’entreprise française Amesys, fournisseur de matériel de surveillance très sensible à la dictature libyenne entre 2007 et 2009 – OWNI vous en parlait dès le mois de juin. Ce cliché nous a été gracieusement fourni par le Wall Street Journal, après la publication d’une enquête aux conclusions sévères, dans l’édition du 30 août du quotidien financier.

L’oeil des services spéciaux

Dans un secteur où la discrétion figure au cahier des charges, la photo embarrassante pourrait forcer la société à sortir du silence dans lequel elle s’est murée. En effet, les instructions dispensées à l’attention des effectifs présents sur place ne sont pas rédigées en arabe, mais en anglais, donc à l’attention d’un personnel étranger. Margaret Coker, la journaliste qui a mené l’enquête sur place, précise que “l’intégralité des classeurs qu’elle a pu consulter étaient écrits en arabe, eux”.

Help keep our classified business secret. Don’t discuss classified information out of the HQ.
(Aidez-nous à garder nos affaires classifiées secrètes. Ne discutez pas d’informations classifiées en dehors du QG)

Il y a quelques semaines, Médiapart dévoilait qu’i2e – une filiale d’Amesys, aux ramifications importantes – appuyée par Claude Guéant et l’intermédiaire libanais Ziad Takkiedine, aurait vendu au régime libyen un système de protection des télécommunications, Cryptowall, afin d’échapper aux “grandes oreilles” d’Echelon, le système américain d’interception des télécommunications.

Or, d’ordinaire, les “services” ne donnent ce genre d’approbation – surtout lorsqu’il s’agit d’un pays aussi sensible que la Libye – qu’en échange de certaines faveurs avec le pays client, comme par exemple partager les informations obtenues à l’aide des systèmes d’interception des télécommunications, ou encore en installant des portes dérobées dans les systèmes de chiffrement et de protection des mails…

Qui a donné le feu vert à Amesys?

Le site Reflets.info, qui s’intéresse depuis plusieurs semaines aux systèmes de Deep Packet Inspection (DPI, une technologie qui permet d’intercepter massivement des échanges électroniques, ndlr), pose de son côté une excellente question: les produits vendus par Amesys nécessitent-ils une autorisation gouvernementale? En d’autres termes, doivent-ils passer devant une commission CIEEMG, préalable indispensable à l’exportation de matériel de guerre? C’est ce que laissait entendre Philippe Vannier, le patron de Bull, dans une présentation de 2009 dénichée par Reflets:

En France, avant de faire une offre, il faut obtenir des autorisations d’une commission interministérielle, ce qui dure souvent deux à trois mois. Les concurrents étrangers nous prennent de vitesse en faisant d’abord l’offre, puis en demandant l’autorisation.

Contacté par OWNI, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) confirmait la nécessité d’une autorisation CIEEMG pour les produits de guerre électronique, tout en affirmant ne rien savoir de cette affaire. De là à imaginer que Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Elysée, était habilité à mener seul des négociations pour vendre ces matériels sensibles à des régimes dictatoriaux…

D’Aix-en-Provence (son siège) à Issy-les-Moulineaux (celui de Bull), Amesys est injoignable. Sur son site web, devenu inaccessible, des changements ont été opérés à la date du 31 août, quelques heures après la publication de l’article du Wall Street Journal.

Points de croissance

Face à cet embrouillamini éthique, l’Etat devra probablement adopter une position tranchée. Au début du mois d’août, le Fonds stratégique d’investissement (FSI) a pris 5% de participation dans Amesys, preuve que l’Etat français croit au potentiel économique d’une telle entreprise. Et quelques mois plus tôt, Qosmos, autre leader du secteur (900% de croissance en trois ans), était mis en avant dans le rapport McKinsey sur l’économie numérique, abondamment cité par Nicolas Sarkozy et ses ministres. Il faut dire que le secteur recrute

Dernier problème de taille: alors que les observateurs relèvent le succès de la collaboration entre les services de renseignement français, britanniques et américains pour faire chuter Kadhafi, comment Washington va-t-il réagir en apprenant que c’est Paris qui a permis au dictateur libyen de narguer la NSA et la CIA? Décidément, le Deep Packet Inspection n’a pas fini de creuser.


Merci à Jean Marc Manach pour ses éclairages. Pour nous contacter, de façon anonyme et sécurisée, en toute confidentialité, n’hésitez pas à utiliser le formulaire de privacybox.de : @owni, et/ou @manhack et/ou @oliviertesquet. Si votre message nécessite une réponse, veillez à nous laisser une adresse email valide (mais anonyme).

Voir aussi « Gorge profonde: le mode d’emploi » et « Petit manuel de contre-espionnage informatique ».

Crédits photo: Wall Street Journal, Flickr CC bencarr, somenametoforget

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