Imprimer le réel à portée de main
Les imprimantes 3D, c'est-à -dire des machines capables de fabriquer des objets, intéressent désormais de puissants investisseurs, comme l'un des fondateurs d'Amazon. La démocratisation de ces machines ne relève plus de l'utopie.
Fin août, MakerBot Industries, un des principaux fabricants d’imprimante 3D grand public, a levé [en] 10 millions de dollars. À ses débuts en 2009, la société avait 75.000 dollars en poche. Dans son tour de table, Jeff Bezos, un des fondateurs d’Amazon. La petite entreprise y croit : l’impression 3D va connaître une destinée similaire au PC, devenir un outil grand public, et MakerBot Industries compte bien s’en donner les moyens :
Nous embauchons pour faire grossir notre équipe et démocratiser la fabrication et rendre l’impression 3D plus accessible à tout le monde !
Signe des temps : la société HP vient elle aussi d’annoncer [en] le lancement d’une imprimante/scan 3D… Les modèles pour l’industrie se sont répandus à partir du début des années 2000 et restent très chers, minimum 10.000 euros. Depuis, des modèles pour les particuliers ont été développés : les plus courants sont la RepRap [en], open source et auto-replicante, c’est-à -dire capable de fabriquer ses propres pièces, et la MakerBot qui, lancée en 2009 à environ 1.000 dollars pièce, a été vendue à 5.200 exemplaires à ce jour.
Elles vous permettent de construire des objets physiques à partir d’un modèle virtuel, conçu grâce à un logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO). Pièce de remplacement, jouet, article de cuisine, les possibilités sont infinies, selon vos besoins. Pour un petit aperçu, jetez un coup d’Å“il à la page « objets populaires » de Thingiverse, lancé par MakerBot pour rassembler cette communauté. Les imprimantes 3D ont la part belle dans les fab labs (fabrication laboratory), un concept créé par Neil Gershenfeld, professeur au MIT. Il s’agit de véritables mini-usines capables de produire des objets complexes à la demande.
Se lancer est aujourd’hui une affaire de geek : des passionnés, adeptes du Do-It-Yourself (DIY, fais-le toi-même), qui fréquentent les makerspaces, hackerspaces et autres fab labs, ces lieux de rencontre physique des passionnés de la bidouille. Ils ont la foi des pionniers du PC et leur démarche peut être politique : en démocratisant la fabrication personnelle, ce néo-artisanat remet en cause le circuit traditionnel de production-distribution. Avant que Mme Michu ne soit convaincue, il faudra abattre un certain nombre d’obstacles plus ou moins coriaces.
Une technique à parfaire
« Toutes les machines ont un ticket d’entrée de compétences relativement élevé, prévient Emmanuelle Roux, qui monte un projet de Fab Lab à l’université de Cergy-Pontoise, et heureuse propriétaire d’une MakerBot. Je vois mal tout le monde posséder une MakerBot à la maison, c’est très tricky (tordu), je l’adore mais il faut être patient avec elle. » Et pourtant, les MakerBot sont vendues préassemblées. Que dire alors de la RepRap, qu’il faut construire soi-même… Adrian Bowyer [en], l’inventeur de la RepRap, ingénieur et mathématicien de son métier nous résume la situation actuelle :
Pour l’instant, les coûteuses machines propriétaires sont faciles à monter et à utiliser et les machines opensource bon marché comme RepRap sont plus difficiles. C’est surtout un problème de logiciel, et beaucoup de gens travaillent à l’améliorer, ce point est en train d’être résolu.
De plus, les matériaux utilisés sont limités, il s’agit essentiellement du plastique, ce qui limite les usages. « En dépit des avancées récentes, nous sommes probablement à une décennie ou plus avant des imprimantes 3D que tout individu sur la planète voudra posséder, estime [en] Singularity Hub. Quand ils peuvent produire de l’électronique, du tissu et du métal, il n’y aura pas un ménage aux États-Unis qui n’aura pas très envie d’une imprimante 3D. Longtemps avant d’en arriver là , nous avons besoin d’une compagnie qui puisse transformer les outils dans autant de mains technophiles que possible, de sorte que la technologie puisse se développer aux côtés d’une communauté qui inventera des applications (rentables ?) en même temps qu’elle évolue. »
De plus, la fabrication est longue, comme le détaillait au Monde Clément Moreau, cofondateur de Sculpteo, une société française qui fait de l’impression 3D :
« C’est le principal inconvénient de cette technologie : elle prend du temps. Il faut compter environ une heure par centimètre. En revanche, la qualité des objets produits a fait de très grands progrès : on peut aujourd’hui créer des objets solides, avec un très bon degré de précision, et réaliser des formes qui seraient très difficiles à produire avec une machine-outil classique. »
La bataille juridique
Michael Weinberg, de l’association Public Knowledge [en], a publié l’année dernière un livre blanc [fr], « L’impression 3D, ce sera formidable… s’ils ne foutent pas tout en l’air ! ». « Ils », ce sont les représentants de l’oligarchie qui redoutent le développement de cette « technologie de rupture » et vont tenter de freiner son développement en s’appuyant sur la propriété intellectuelle. Il se rejouerait la même lutte que celle qui oppose encore les internautes aux industries culturelles, avec un potentiel de points d’achoppement plus nombreux : droit d’auteur mais aussi brevet, marque déposée, etc. Pour reprendre Ars Technica [en], un Napster bis serait en préparation, du nom de ce service d’échanges de fichiers, fermé suite aux plaintes de l’industrie musicale pour violation du droit d’auteur en 2001. À moins que les citoyens retiennent les leçons du passé, explique Michael Weinberg :
« Quand l’oligarchie a commencé à comprendre à quel point l’utilisation d’ordinateurs personnels pouvait être perturbatrice (en particulier les ordinateurs personnels massivement connectés), les lobbys se sont organisés à Washington D.C. pour protéger leur pouvoir. Se rassemblant sous la bannière de la lutte contre le piratage et le vol, ils ont fait passer des lois comme le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) qui a rendu plus difficile l’utilisation nouvelle et innovante des ordinateurs. En réponse, le public a redécouvert des termes autrefois obscurs comme le « fair use » et s’est mobilisé avec vigueur pour défendre son droit à discuter, créer et innover. [...] L’un des objectifs poursuivis par ce livre blanc est de sensibiliser la communauté de l’impression 3D, et le public dans son ensemble, avant que l’oligarchie ne tente de paralyser l’impression 3D à l’aide de lois restrictives sur la propriété intellectuelle. En analysant ces lois, en comprenant pourquoi certaines modifications pourraient avoir un impact négatif sur l’avenir de l’impression 3D, nous serons prêts, cette fois-ci, quand l’oligarchie convoquera le Congrès. »
Michael Weinberg se dit « raisonnablement optimiste » sur l’issu de cette bataille, nous expliquant :
Je préfèrerais être dans la position de protéger les conditions légales existantes, plutôt que d’être dans celle de devoir les changer.
Pour Adrian Bowyer, l’aspect juridique n’est même pas un « problème significatif. La seule arme réelle dans l’arsenal de l’oligarchie industrielle serait de faire du lobby pour changer les lois sur la propriété intellectuelle. Cela prendrait beaucoup de temps – les machines 3D open source auront pris le dessus sur les machines de l’oligarchie industrielle bien avant que les gouvernements du monde agissent (si jamais ils le font.)
De plus, ce serait un contrôle faible. RepRap en particulier peut être distribué par les individus sans impliquer une structure centralisée ou une entreprises. L’expérience de l’industrie de la musique avec le format de fichier MP3 montre que c’est un phénomène sur lequel la loi ne peut avoir pratiquement aucun contrôle.
Troisième point, chaque imprimante 3D faite par l’oligarchie industrielle peut fabriquer des RepRaps. Mais les RepRaps ne feront pas les machines de l’industrie oligarchique. Les imprimantes 3D non-réplicantes sont stériles et ne font pas leurs propres enfants mais elles sont fertiles en concevant des RepRaps. Les RepRaps sont fertiles en concevant des RepRaps. Vous comprenez ce que cela produit à la dynamique de la population… »
Au fait, la demande sera-t-elle là ?
Premier échelon, même s’il est possible de concevoir et d’imprimer à bas goût et facilement, Mme Michu ne se sent pas une âme de créatrice et/ou n’a pas envie de passer du temps à chercher un patron en 3D qui lui conviennent, et les objets à fabriquer ne sont somme toute pas légion : on n’a pas besoin de 150 vases dans une maison. Bre Pettis, co-fondateur de Maker Bot, est conscient du défi qui les attend :
Notre plus grand challenge est d’éveiller les consciences. Nous faisons de notre mieux pour que les gens sachent qu’ils peuvent posséder une machine qui peut faire quasiment tout.
Si le message ne passe pas, une utilisation partagée se développerait, sans pénétrer chaque foyer. Il existe déjà actuellement des services d’impression 3D. « Les gens qui ont besoin de créer des objets comme les artistes ou les designers en auront une », pense Antonin Fourneau, enseignant à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD). Son école va ainsi s’équiper d’une Maker Bot, en complément de l’imprimante 3D « haut de gamme ».
On verrait aussi le développement de fab labs de quartier, pour les projets de plus grande envergure, de la même façon que vous allez chez Ikéa acheter votre armoire Ingmar. Barcelone a ainsi exprimé la volonté de devenir la première Fab city avec 10 fab labs répartis dans chaque quartier contre quatre actuellement [pdf, en].
Pour d’autres, les usages suivront la technique, à plus ou moins long terme : « Je pense que nous verrons un jour où les imprimantes 3D seront en vente dans les magasins d’électroniques courants à côté des TV et des lave-vaisselle, mais cela ne se passera peut-être pas ou cela prendra du temps. Je me souviens que les premiers PC n’étaient pas très sophistiqués mais la combinaison de l’accessibilité et de l’enthousiasme ont amélioré lentement leur utilité pour les gens à la maison, explique Michael Weinberg. Si en 1992, après vous avoir décrit l’essentiel de l’ordinateur en réseau, quelqu’un vous avait demandé à quoi cela pourrait servir, vous n’auriez probablement pas cité Facebook, Twitter ou SETI@Home. »
« Prenons l’exemple de la voiture, le tuning se développe énormément, les fabricants sont obligés de proposer des accessoires à la demande, et amènent eux-mêmes la possibilité de choisir la couleur de tes sièges, etc. Il n’y a pas encore vraiment de création car l’outil adéquat n’existe pas, renchérit Emmanuelle Roux. Quand on parle des projets, quel que soit le public, l’argument qui fonctionne le plus, c’est l’envie de personnalisation, faire les objets à une taille donnée parce qu’on a une configuration particulière ou simplement décorer comme on le souhaite. Si on prend le boum des arts créatifs, cela va continuer, si on apporte une technologie qui ne demande pas d’être un ingénieur en électronique. »
Adrian Bowyer croit davantage non pas au potentiel créatif de M. tout le monde mais en son potentiel politique : mettre à bas la vieille industrie. Il ne s’agit plus de se limiter à la fabrication des jouets de son enfant :
« Imaginez une agriculture dans laquelle toutes les innovations génétiques et de reproduction ne seraient pas issues des grandes compagnies avec des brevets mais par les fermiers eux-mêmes, et libres pour tous. La production de nourriture et autres produits agricoles seraient complètement transformée. RepRap fait la même chose pour les produits manufacturés : non seulement la machine elle-même se développe et est modifiée sans cesse mais il en va de même avec les produits faits.
Et finalement ces produits pourront être considérés comme des biens manufacturés de tous types…. Je peux imaginer un collectif de dix familles qui vont ensemble dans un village utiliser leur imprimante 3D domestique durant une semaine pour imprimer les dessins d’une de la voiture d’une des familles, téléchargés d’un site open-source. D’un coup, il n’y a plus d’industrie de la voiture. »
L’imaginaire s’envole vers des horizons révolutionnaires :
Plus personne ne fait appel à une société d’impression pour faire des cartons d’invitation pour une fête, ils utilisent leur imprimante. Maintenant imaginez un monde ou presque tous ces produits conçus par des ingénieurs sont comme ces cartons d’invitation…
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À lire en anglais : 34 Rules, le dernier roman de Charles Stross met en scène un personnage qui fait des contrefaçons en 3D. Un roman d’anticipation, pas de science-fiction :)
Images Cc Flickr Ð…olo, Laughing Squid et Alexandre Dulaunoy
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