Amesys surveille aussi la France

Le 18 octobre 2011

Amesys, la société qui avait vendu à Kadhafi un système de surveillance massive de l'Internet, a aussi vendu au moins sept systèmes d'espionnage des télécoms aux militaires, services de renseignement et policiers français.

Selon les registres des marchés publics consultés par OWNI, Amesys, la société française qui a fourni à la Libye de Kadhafi un système de surveillance globale de l’Internet, a également vendu ses matériels d’interception à la France de Sarkozy. Les comptes rendus de ces marchés montrent qu’Amesys a équipé les services français des ministères de la défense et de l’intérieur d’au moins sept systèmes d’interception et d’analyse des communications. Une réussite pour cette Pme très spéciale, qui a fait des systèmes de guerre électronique son cÅ“ur de métier.

Les grandes oreilles du renseignement français made in Amesys

En juillet 2007, Amesys décrochait en France un marché de 100 000 euros à la terminologie un peu technique. Il s’agissait de démodulateurs et logiciels de traitement de l’information dans le cadre de l’”acquisition d’une chaine d’interception DVB“, pour Digital Video Broadcasting, la norme de diffusion vidéo numérique, qui sert aussi à la transmission des données par satellite.

La Direction du renseignement militaire (DRM) était l’acquéreur. Avec la DGSE, la DRM opère le système Frenchelon d’interception massive des télécommunications. Le nom de ce service de renseignement n’apparaît pas en toutes lettres. Mais marc_badre@yahoo.fr, l’adresse e-mail générique utilisée pour l’appel d’offres remporté par Amesys, est bien celle de la DRM.

Plus tard, en novembre 2008, Elexo, l’une des filiales d’Amesys, emporte un marché de 897 000 euros au profit, là aussi, de la DRM, qui voulait se doter de “démodulateurs routeurs IP satellite et analyseurs” dans le cadre d’une “acquisition de matériels pour plate forme de réception satellite TV“. Dans ce même marché, la DRM a aussi investi 837 200 euros dans des “antennes de réception DVB et matériels connexes“.

D’aucuns objecteront que 837 200 d’euros, ça fait un peu cher l’antenne satellite pour recevoir la télévision. Le lieu de livraison, la base militaire de Creil, est cela dit connue pour accueillir le Centre de Formation et d’Emploi relatif aux Émissions Électromagnétiques (CFEEE) et le Centre de Formation et d’Interprétation Interarmées de l’Imagerie (CFIII), les “grandes oreilles” et les “gros yeux” de la DRM, dont le travail repose sur l’interception et l’analyse des télécommunications et images émanant des satellites.

Un hacker, fin connaisseur des satellites, a bien ri en découvrant ces appels d’offres, dans la mesure où ce sont typiquement des systèmes d’espionnage des flux de données (TV, téléphonie, Internet) transitant, en clair, par les satellites. Sans compter que d’autres hackers ont récemment démontré que pirater un satellite était simple comme bonjour. Mieux: on pourrait faire pareil, mais en beaucoup moins cher… à savoir “une cinquantaine d’euros, neuf, dans n’importe quelle grande surface de bricolage, au rayon antennes et TV satellite“.

Le ministère de l’Intérieur, aussi

Les services de renseignement militaire ne sont pas les seuls clients d’Amesys : en juin 2009, la société emportait un appel d’offres de 430 560 euros, initié par le ministère de l’Intérieur, qui cherchait des enregistreurs numériques large bande. Amesys en vend deux : l’ENRLB 48, qui permet “l’acquisition ou le rejeu en temps réel de plusieurs types de signaux” et qui est commercialisé en tant que système de SIGINT (pour Signal Intelligence, renseignement d’origine électromagnétique, ou ROEM, en français), et l’ELAN-500, qui permet de faire de l’”analyse tactique d’environnement ELINT” (Electronic Intelligence).

Tous deux, comme le précise Amesys dans sa fiche de présentation, sont soumis à une “autorisation R226“, doux euphémisme pour qualifier les systèmes d’écoute et d’interception : les articles R226 du Code pénal, intitulés “De l’atteinte à la vie privée“, portent en effet sur “la fabrication, l’importation, l’exposition, l’offre, la location ou la vente de tout appareil susceptible de porter atteinte à l’intimité de la vie privée et au secret des correspondances“.

La vente de ce système au ministère de l’Intérieur a donc été soumise à une autorisation délivrée par le Premier ministre, après avis d’une commission consultativerelative à la commercialisation et à l’acquisition ou détention des matériels permettant de porter atteinte à l’intimité de la vie privée ou au secret des correspondances“.

Aucune information ne permet de savoir à quoi ils servent ou ont servi. Contactée, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), dont le directeur général préside la commission consultative chargée d’émettre des autorisations sur ce type de technologies, répond que la vente de ces systèmes a “forcément” été validée par la commission consultative, mais refuse d’en dire plus.

Contactés pour savoir à quoi pouvaient bien servir ces systèmes, et s’ils avaient bien été autorisés, les ministères de la Défense et de l’Intérieur n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Les seules données publiquement accessibles sont ces appels d’offres, les technologies utilisées, et leurs donneurs d’ordre. Impossible de savoir s’ils permettent d’espionner des Français, si ces écoutes sont contrôlées, et si oui par qui…

Matignon, à qui nous avons demandé si le Premier ministre avait bien, comme le veut la loi, dûment autorisé ces contrats, n’a, lui aussi, pas daigné répondre à nos questions. Les termes employés dans les appels d’offres montrent bien, pourtant, qu’il s’agit de matériel de surveillance et d’interception massive des télécommunications.

Aintercom, Ramius, Proxima, Ecofer, Marko…

Amesys a vendu plusieurs autres systèmes à l’armée française. En décembre 2006, I2E, qui deviendra Amesys lors de sa fusion avec la société de conseil en haute technologies Artware, emporte ainsi, en tant que mandataire d’EADS Defence & Security1 et Bertin Technologies2, un marché de 20 millions d’euros portant sur la démonstration d’architecture modulaire d’interception de communications (Aintercom).

Le client : le service des programmes navals de la Direction Générale de l’Armement (DGA), chargée, au sein de la Marine, de la “lutte au-dessus de la surface” et donc, en matière de guerre électronique, des “grandes oreilles” chargées des interceptions radio et radar.

Dans le cadre du contrat Aintercom, Amesys et la DGA ont financé plusieurs travaux de recherche universitaire, et organisé un séminaire, afin d’identifier des moyens d’être mieux à même de déchiffrer les communications interceptées.

Ce même mois de décembre 2006, I2E remporte un autre marché, portant sur un système d’écoute de signaux radar et télécommunication appelé “Ramius”, à destination du Centre d’électronique de l’armement (CELAR).

Renommé DGA Maîtrise de l’information fin 2009, le CELAR est le laboratoire de recherche et développement de la Direction Générale de l’Armement (DGA), spécialiste de la guerre électronique et des systèmes d’information chargé, notamment, de l’évaluation des systèmes de renseignement.

Un appel d’offres initial évoquait “un ensemble d’enregistrement de signaux de type impulsionnel et continu avec une bande de fréquence de 0,1 à 20 GHz“, et un autre appel d’offres, relativement similaire, portant sur un autre système (Proxima), précise que ce type de matériel “sera utilisé à des fins d’expérimentation de récepteur d’Elint (électronique intelligence) et de maquettes de récepteurs Elint“, du nom donné à ces renseignements que l’on obtient à partir des émissions électromagnétiques d’appareillages électroniques (voir la fiche sur le renseignement d’origine électromagnétique sur Wikipedia).

En décembre 2007, la société française emportait un marché de 471 750 euros, portant cette fois sur un “système d’interception de faisceaux hertziens numériques ECOFER“, et porté par la Direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (DIRISI) au profit de l’état-major des armées.

En décembre 2009, Amesys emportait un autre marché pour le compte du CELAR, portant sur 620 482euros d’outils d’analyse et récepteurs, sous l’intitulé “Projet Marko : Enregistrement de signaux électromagnétiques” qui, d’après cette offre de stage, serait le nom de code donné à un système d’analyse de signaux radar.

Aintercom, Ramius, Proxima, Ecofer, Marko… cette liste n’est probablement pas exhaustive : il faudrait aussi y rajouter les appels d’offres classifiés, portant sur des systèmes probablement plus intrusifs. Pionnière de la guerre électronique, la France est aussi l’une des rares puissances à disposer d’un système global d’espionnage des télécommunications, surnommé Frenchelon en “hommage” à son modèle anglo-saxon Echelon, et dont les stations d’écoute profitent largement de ses anciennes colonies (voir la carte des stations Frenchelon et, plus bas, un diaporama Google Maps).

Bernard Barbier, le “directeur technique” de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE), expliquait ainsi en décembre 2010 que s’il avait fallu attendre l’arrivée d’un jeune ingénieur télécom, Henri Serres, en 1983, pour que la DGSE décide de se doter d’une “direction technique“, et que la France avait donc près de 40 ans de retard sur les anglo-saxons, “aujourd’hui, on est en première division“.


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Image de Une par Loguy /-) Illustrations et photos via FlickR Factoids [cc-by-nc]  ; Thomas Hawke pour les visuels d’Obey [cc-by-nc]
;  et captures extraites d’une présentation faite au séminaire aIntercom.

  1. devenu Cassidian, et spécialiste, notamment, des systèmes de renseignement satellite []
  2. qui “a développé une expertise dans le traitement de l’information multilingue à des fins de veille ou de renseignement“ []

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