Emmaüs société anonyme

Le 15 février 2012

Emmaüs, créée par l'Abbé Pierre pour défendre les mal-logés, ne fait pas que dans l'humanitaire. Propriétaire de 13 000 logements sociaux, sa filiale commerciale, Emmaüs SA Habitat, n'a rien à envier aux bailleurs privés. Hausses brutales des loyers, injonctions d'huissiers... OWNI a enquêté à Montreuil où Emmaüs demande l'expulsion de huit locataires.

Les locataires résistants devant leur résidence, rue Gaston Monmousseau à Montreuil. Cc Ophelia Noor/Owni

À la demande de la société Emmaüs Habitat, huit locataires d’une résidence de Montreuil, en région parisienne, devaient comparaître mardi 14 février devant le Tribunal d’Instance de cette ville pour non paiement de loyers. Les conclusions remises au juge mentionnent une demande d’expulsion :

Emmaüs Habitat a saisi le tribunal pour (…) ordonner l’expulsion, tant du logement que de tous les locaux accessoires, de Monsieur et Madame X ainsi que de toutes les personnes dans les lieux de leur chef et ce, avec le concours de la force publique ainsi que d’un serrurier s’il y a lieu.

Sur demande de l’avocate des locataires, Sandra Herry, l’audience d’hier a été reportée au 22 mai 2012 pour des questions de procédure. Derrière l’apparente simplicité de l’affaire – un propriétaire exige l’expulsion de locataires qui n’honoreraient pas leurs loyers – se dissimulent des réalités plus complexes. Qui révèlent une facette étonnante du bailleur social.

13 000 logements

Début 2000, la barre d’immeubles situés aux 9, 11, 13, 15 et 17 rue Gaston Monmousseau, dans le nord de Montreuil, cherche un nouvel acquéreur. Le lot comprend 83 logements d’une surface inégale. Emmaüs Habitat, une société anonyme créée en 1954 par l’abbé Pierre et spécialisée dans la réhabilitation et la gestion d’HLM, exprime son intérêt lors d’une réunion publique en mars 2000. À l’époque, Emmaüs Habitat ne gère pas encore les 13 000 logements sociaux locatifs et la trentaine de résidences sociales actuels. Rue Gaston Monmousseau, des locataires tel Jean-Pierre Rougiet, aujourd’hui âgé de 62 ans, s’en réjouissent : “On s’est dit ‘chouette’, ce sont des gens sérieux, comme le bonhomme à béret”.

Saadia Trebol, première locataire assignée par Emmaüs Habitat. Cc Ophelia Noor/Owni

Une convention est signée avec l’État le 7 février 2001. Dans la foulée, le 25 avril 2001, une lettre est déposée dans chaque boîte aux lettres. Y sont décrits les futurs travaux de rénovation ainsi que la mention “leur réalisation n’entraînera aucune hausse de votre loyer”. A cet instant, Saadia Trebol, l’une des locataires aujourd’hui assignée en justice par Emmaüs Habitat, se satisfait : “Ça voulait dire qu’ils allaient remettre l’immeuble aux normes sans qu’on en fasse les frais”. Une aubaine pour cette femme au foyer qui dispose uniquement du salaire de son compagnon pour régler le loyer. Une phrase l’intrigue pourtant : “A l’issue de ces travaux, soit vraisemblablement en janvier de l’an prochain, c’est la législation HLM qui s’appliquera à votre résidence et vous serez alors amenés à signer un nouveau bail”.

Fin 2002, des courriers arrivent. Les locataires découvrent leurs loyers. Un retraité a vu sa location passer de 438 euros par mois à 601 euros. Pour Reine Belaïd, âgée de soixante-dix ans, la hausse a atteint les 48%. Elle fait partie des douze locataires qui ont connu une augmentation bien plus forte que la moyenne.

Reine Belaïd a connu la plus haute augmentation de loyer. Cc Ophelia Noor/Owni

Boycotter

Conjointement avec la Confédération nationale du logement (CNL), la principale association défenseure des locataires en région parisienne, les voisins créent “l’Amicale des locataires Monmousseau”. Premier objectif : comprendre pourquoi les loyers ont augmenté de la sorte”, dixit Saadia Trebol. Sur la convention passée avec l’Etat, Emmaüs Habitat informe que les loyers peuvent être majorés au maximum de 33 %. Or, certaines augmentations atteignent presque 50 %.

Les locataires décident de boycotter la hausse, tout en continuant de payer les loyers initiaux, dans l’attente de négociations avec Emmaüs Habitat. Selon Me Herry, avocate des locataires, rencontrée à son cabinet :

Alors que des discussions étaient en cours, en septembre 2003, Emmaüs Habitat s’est mis à assigner certains locataires en expulsion.

En première ligne se trouve Saadia Trebol, alors présidente de l’Amicale (elle le restera jusqu’en 2007). Un huissier se rend à son domicile pour lui délivrer une assignation. Coup de théâtre. Quelques jours avant l’audience, elle reçoit un coup de téléphone d’Emmaüs Habitat : “Ne vous déplacez pas, c’est une erreur de notre part”. “J’étais contente, j’ai demandé si c’était possible d’avoir cette déclaration par écrit”, explique-t-elle. La société lui concède :

Courrier d'excuses adressé à Saadia Trebol le 7 octobre 2003

Le tribunal constate que “le demandeur Emmaüs a déclaré expressément, à l’audience, se désister de sa demande en vue de mettre fin à l’instance, la dette étant soldée”. Une heureuse nouvelle pour les locataires, qui voient en ce désistement la preuve de l’augmentation injustifiée des loyers. Et un retour à la “normale”. A priori.

Emmaüs Habitat joue les prolongations

Une semaine plus tard, les loyers qui tombent sont les mêmes. L’erreur, pourtant admise par Emmaüs Habitat, n’a induit aucun changement. Les locataires et Emmaüs n’arrivent pas à entamer des négociations. Les deux parties rejettent successivement des protocoles à l’amiable.

Certains locataires acceptent l’augmentation de loyers, comme Reine Belaïd, qui ne “supportait plus de voir les dettes s’accumuler sur ses quittances”. D’autres, les irréductibles, poursuivent le boycott. “On a toujours pas de bail signé avec Emmaüs, souligne Jean-Pierre Rougiet. Alors on fait un peu notre cuisine avec les loyers”. Le retraité paie l’augmentation annuelle du loyer tout en boudant les charges qui lui semblent indues. Selon la “cuisine” mijotée par les locataires, les dettes s’élèvent de 5000 à 30 000 euros.

Jean-Pierre Rougier, aussi assigné en expulsion par Emmaüs Habitat. Cc Ophelia Noor/Owni

En 2008, Emmaüs Habitat réassigne les locataires en expulsion. Un huissier se déplace, encore une fois, à domicile. Rebelote. Quelques jours avant l’audience, les locataires apprennent d’Emmaüs Habitat que la procédure est mort-née :

Affaire non placée au Tribunal - Courrier adressé à Saadia Trebol

“A ce stade, cela commence à faire beaucoup d’erreurs”, témoigne l’avocate Sandra Herry. Selon elle, il pourrait s’agir d’une technique d’intimidation censée décourager les derniers locataires résistants. “Psychologiquement, c’est très dur de recevoir un huissier chez soi”, convainc Saadia Trebol. Ultime procédure d’expulsion en octobre 2011, reportée une première fois au 14 février 2012, qui vient donc d’être décalée au 22 mai.

Procès-verbaux

Frédéric Capet, de la CNL, conseille “l’Amicale des locataires Monmousseau” depuis plusieurs années. Ses demandes sont sans équivoque : “On veut une remise à zéro des compteurs” et la régulation de tous les loyers. Rejetées par Paul-Gabriel Chaumanet, avocat d’Emmaüs Habitat :

Il s’agit d’une affaire juridique complexe. Il n’y a pas de bons ou de méchants.

Dans les conclusions qu’il a remises aux magistrats, il invoque à plusieurs reprises la mauvaise foi des huit locataires. Il rappelle que 60 % des locataires voient leur loyer diminuer, et ce, de manière non négligeable dans de nombreux cas”. Selon lui, citant la jurisprudence, “les augmentations des loyers décidées en l’espèce (…) procèdent de la nécessité de financer les travaux d’amélioration réalisés – la subvention de l’Etat ne pouvant évidemment y suffire”. Il écrit encore : “avec un certain aplomb, les locataires ne craignent pas d’oser prétendre que les travaux réalisés dans le courant de l’année 2002 ne sont pas encore achevés en 2012″, alors que les procès verbaux ont fait foi de l’achèvement des travaux.

Jean-Pierre Brard à l'Assemblée Nationale, février 2012. Cc Ophelia Noor/Owni

Selon l’ancien député-maire de l’époque, Jean-Pierre Brard, membre du groupe Gauche démocrate et républicaine (GDR), la mauvaise foi incombe plutôt à Emmaüs Habitat. “Là où on a été abusé, c’est le décalage entre l’image d’Emmaüs et la réalité. Pour les locataires, comme pour moi, la reprise par Emmaüs était un facteur de tranquillité. Leur objectif ne peut pas être la rentabilité au sens financier (…) Emmaüs n’a pas vocation à dégager des excédents comme n’importe quelle société cotée au CAC 40 !” Jean-Pierre Brard a d’ailleurs adressé une lettre à la directrice générale d’Emmaüs Habitat :

Le plus insupportable dans cette affaire, est le décalage entre le discours national d’Emmaüs et vos pratiques vis-à-vis de vos locataires. Un certaine nombre de faits m’ont été rapportés, tels que des pressions ou des harcèlements moraux sur les locataires. Certains, sous contraintes psychologiques, ont dû signer des reconnaissances de dettes.

Contacté à plusieurs reprises, Emmaüs Habitat n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Uniques déclarations de son avocat : “On n’est pas au stade de l’expulsion (…) Ce n’est pas dans la tradition d’Emmaüs de procéder à des expulsions”. Dans son dernier rapport sur le logement, la Fondation Abbé-Pierre estime de son côté :

Alors que les situations de fragilité des ménages se sont amplifiées au cours des dernières années (…) l’engagement plus systématique des procédures d’expulsion par les bailleurs suscite les plus vives inquiétudes pour les années à venir.


Photos par Ophelia Noor pour Owni /-)

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés