Le régulateur se remet à la neutralité du net

Le 18 mai 2012

Le gendarme des télécoms renoue avec la neutralité du net. Dans un rapport remis il y a quelques jours au nouveau gouvernement et au Parlement, l'Arcep égratigne les opérateurs et intègre les mises en garde des défenseurs de la liberté et de l'ouverture sur Internet. Le début d'un virage pour le régulateur, qui s'affirme davantage en ces temps de recomposition politique.

“Quel contrôle les opérateurs de l’Internet ont le droit d’exercer sur le trafic qu’ils acheminent” ? Pour son dernier rapport ([PDF] et en fin d’article), le gendarme des télécoms français (Arcep) frappe fort en plaçant la surveillance des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) au cœur même de la définition du concept de neutralité du Net - qui affirme que les flux d’informations doivent être transportés de la même façon sur le réseau, “indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire” (p.9).

Une approche qui tranche avec les positions adoptées par l’Arcep ces derniers mois en matière de neutralité. L’Autorité semble avoir pris en compte certaines mises en garde, dont nous nous faisons le relais depuis des mois. Pour parfois même les reprendre à son compte dans ce nouveau texte, présenté au gouvernement fraîchement installé, au Parlement à venir, mais aussi au public, invité à le commenter jusqu’au 20 juin prochain.

Face à un Internet français qui connaît “des améliorations mais aussi des risques de dégradation”, le régulateur souhaite poursuivre et renforcer les travaux entrepris depuis 2010, et la formulation de ses fameuses “dix propositions” pour un Internet neutre. Dans le viseur, quatre chantiers : renforcement de la concurrence et de la transparence, qualité de service de l’accès à Internet, interconnexion et surtout gestion de trafic. Quelque peu oublié ces derniers mois, l’encadrement de cette pratique est aujourd’hui la pierre angulaire du projet neutralité. Mais si l’Arcep se veut plus offensive, la protection de ce principe dans la loi ne semble pas être à l’ordre du jour.

Opérateurs dans le viseur

Ce qui ne l’empêche pas d’égratigner les opérateurs. Un exercice auquel l’Autorité n’est pas rompu, en particulier dans le cas de la neutralité des réseaux, mais auquel elle s’emploie par petites touches dans ce dernier rapport.

La plus symbolique est certainement d’avoir choisi de lier, dès les premières pages du document, Internet neutre et comportement des opérateurs. A la définition traditionnelle de la neutralité – qui se focalise sur le fond, la non-discrimination des contenus-, l’Arcep préfère désigner les acteurs qui peuvent mettre en œuvre cette discrimination : les FAI. Et appeler un chat un chat. Y compris dans un rapport administratif où les circonvolutions sont généralement de rigueur.

Elle ne révolutionne néanmoins pas le genre et ne répond pas explicitement aux questions qu’elle soulève dès la page 4 :

Le débat sur la « neutralité de l’internet » porte sur la question de savoir quel contrôle les opérateurs de l’internet ont le droit d’exercer sur le trafic qu’ils acheminent. Peuvent-ils bloquer des services, ralentir certaines applications, prioriser certains contenus ? Doivent-ils au contraire s’en tenir strictement au respect du principe d’égalité de traitement, tel qu’imaginé par les concepteurs de l’internet ?

De même, elle n’évacue pas les arguments des opérateurs qui estiment que le principe de neutralité n’est plus forcément compatible “avec la croissance exponentielle du trafic sur les réseaux, notamment mobiles, et avec la nécessité de financer les investissements qui en résultent” (p.4).

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Au fil de cette synthèse néanmoins, son argumentaire semble pencher en faveur d’un encadrement effectif voire renforcé des opérateurs. L’Autorité n’hésite pas pour y parvenir à tâcler -certes, en douceur- les orientations des ces derniers.

L’un des coups de griffe les plus significatifs est le pied de nez fait à l’un des arguments préférés des FAI pour justifier les atteintes à la neutralité des réseaux : avec l’augmentation croissance des usages sur Internet, particulièrement gourmands en capacités de réseau (streaming vidéo et musical, jeux en ligne, …), ils estiment devoir supporter des coûts plus importants. Réponse de l’Arcep : non, la hausse du trafic n’est pas liée à une croissance réelle des coûts.

Après avoir disséqué l’investissement requis pour entretenir le réseau fixe d’un FAI, le gendarme des télécoms est sans appel (p.19) :

Les coûts augmentent finalement peu avec la hausse du trafic.

Une réalité souvent brandie par les observateurs en faveur de la neutralité des réseaux, mais aussi par des scientifiques : ainsi l’Inria (l’Institut de la recherche en informatique et en automatique ), il y a quelques mois sur OWNI.

A la décharge des opérateurs, l’Arcep reconnaît néanmoins les investissements importants demandés par le déploiement de nouveaux réseaux (très haut débit fixe et mobile). Mais enfonce le clou, en rappelant aux FAI que s’ils financent ces infrastructures, ce n’est pas en raison “de la seule augmentation du trafic internet”. Bien au contraire, ce mouvement “s’inscrit dans une dynamique beaucoup plus large, qui dépend de la stratégie des opérateurs, de l’impulsion des pouvoirs publics et des choix des utilisateurs.” En clair, mollo sur la complainte des investissements.

Le régulateur des télécoms va encore plus loin, en plaçant les futurs modèles des opérateurs dans son collimateur. Si elle se montre peu claire quand elle les aborde de façon directe, estimant qu’ils peuvent “avoir des conséquences à long terme sur l’écosystème de l’internet, puisqu’[ils] modifient les conditions dans lesquelles les utilisateurs accèdent à l’information ou en diffusent”, elle se veut beaucoup plus incisive en rentrant dans le vif du sujet.

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Ainsi dans le mobile, où elle dénonce “le risque de discrimination” et l’atteinte concurrentielle de certains forfaits. En cause, les offres qui soumettent certaines applications et pas d’autres à la limite de consommation de données sur Internet. Ce seuil, appelé fair use, existe pour la majorité des forfaits mobiles, mais des opérateurs ne l’appliquent pas à des sites de leur choix… souvent partenaires. Ainsi, Orange avec Deezer. L’Arcep recommande donc “que les FAI, d’une part, proposent des offres ne privilégiant pas certains services, d’autre part, qu’à défaut, ils aient une approche par typologie de services et non pas par services individuels.” Et la neutralité sera bien gardée.

L’occasion aussi pour le régulateur de revenir à pas feutrés sur la polémique de l’été dernier, concernant la fin rêvée (par les opérateurs) de l’Internet illimité dans les foyers français. L’Arcep se veut rassurante, estimant l’éventualité “peu probable” (p.47). Mais “à court terme” seulement, et dans “le cadre d’un marché fortement concurrentiel et transparent”“les opérateurs ne sont pas confrontés, pour des consommations classiques, à des coûts d’acheminement du trafic qui augmentent significativement avec le volume consommé”. Beaucoup de conditions pour une situation qui, rappelle l’Autorité, ne met pas directement en cause la neutralité. Qu’elle estime même “préférable” (p.48) aux pratiques qui discriminent des contenus sur d’autres.

Gestion de trafic

C’est d’ailleurs le point chaud du rapport : la gestion de trafic. Ces pratiques qui consistent, pour un opérateur, à favoriser, limiter voire bloquer la diffusion de certains contenus sur Internet. Et “susceptibles, écrit l’Arcep (p.4), d’entraver, dans certaines circonstances, le principe de neutralité de l’Internet.”

Pour encadrer ces pratiques, l’Autorité des télécoms suggère de s’en tenir aux recommandations qu’elle avait formulées en 2010 : oui à la gestion de trafic, nécessaire notamment à la bonne tenue du réseau, mais à condition qu’elle respecte “pertinence, proportionnalité, efficacité, transparence, non-discrimination des acteurs.”

L’intérêt de l’Autorité pour ce comportement n’est donc pas nouveau. Mais voir la gestion de trafic trôner en si bonne place dans le rapport constitue un renouveau. Les militants de La Quadrature du Net pointaient du doigt “un retard considérable” de l’Arcep en la matière. L’autorité semble avoir enregistré le message, et redresse quelque peu la barre.

En particulier dans le mobile, où elle se fait menaçante. Si elle note une “diminution de ces pratiques”, elle estime néanmoins que certaines subsistent, et portent atteinte à la neutralité du Net. En particulier le blocage de services tels que la voix sur IP (Skype, par exemple) ou le peer-to-peer. Si la situation n’évolue pas, l’Arcep prévient qu’elle “détient des compétences qui lui permettront de mettre en œuvre ses recommandations.”

Sur le fixe, l’Autorité se veut tout aussi vigilante, en particulier face à la coexistence de deux modèles sur les tuyaux du Net : l’accès à Internet d’un côté et une multitude de services tels que la télévision ou la téléphonie sur IP, de l’autre. Le premier étant fourni sur le principe du “best effort”, autrement dit, les opérateurs font du mieux qu’ils peuvent ; les seconds bénéficiant d’une qualité garantie – c’est ce qu’on appelle les “services gérés”. L’Arcep redoute de voir la qualité des services gérés progressivement rogner celle de l’accès à Internet même (p.22). Ce qui pourrait mener à un Internet “à plusieurs vitesses”.

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Une situation qui justifie l’observation rigoureuse de la qualité du réseau : ce que l’Arcep tente de mettre sur pied depuis septembre, dans depuis quelques temps, il y a du mieux.

Le régulateur semble en effet avoir pris en compte les mises en garde d’acteurs autres que les opérateurs. En particulier sur la mesure de cette qualité, qui dépendait au départ largement du bon vouloir des FAI. Faisant d’eux juges et parties. Une aberration quelque peu atténuée, mais qui persiste. Ainsi, les opérateurs détiennent toujours la possibilité de choisir le prestataire qui effectuera les mesures sur leur réseau.

L’Arcep appelle donc le Parlement “s’il l’estime utile”, à lui donner “les moyens juridiques et financiers pour mesurer de façon plus indépendante les indicateurs de qualité de service.” Elle s’appuie notamment sur un autre rapport, récent aussi, de Laure de la Raudière (UMP) qui appelait à une telle évolution. Un progrès considérable, quand on sait les difficultés de l’Arcep et de son président, Jean-Ludovic Silicani, à reconnaître les biais de ce dispositif.

Une neutralité socialiste ?

Ce revirement traduit de manière générale une prise en compte plus large des arguments venant d’autres parties que les opérateurs. Encore imparfait, cet ajustement est donc plutôt une bonne nouvelle pour Internet, en particulier à l’heure où la Commission européenne semble plus que jamais proche des intérêts des FAI.

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L’Arcep souhaite-t-elle affirmer son autorité à l’heure d’une recomposition imminente du paysage administratif ? Elle aurait en tout cas tout intérêt à le faire, pour exister face à un CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) qui affiche de plus en plus son ambition de reprendre la main sur les tuyaux du Net. Une attitude qui pourrait aussi expliquer certaines recommandations plus politiques de l’autorité sur des questions qui sortent de ses attributions, comme le blocage de sites. Sur ce point, l’Arcep invite les FAI à “porter une attention particulière aux possibles effets secondaires non souhaités de tout blocage” (p.49).

Reste à savoir comment en France, le nouveau gouvernement, et le Parlement à venir, s’empareront de ce rapport. Lors de la campagne présidentielle, la responsable numérique Fleur Pellerin n’avait pas été très claire quant à ses intentions sur la neutralité. Se disant attachée au principe, elle n’avait pas précisé les modalités concrètes envisagées pour sa protection.

Sur ce point, l’Arcep joue la carte de la prudence, invitant à ne pas trop “détailler” d’éventuelles dispositions, afin d’éviter une péremption de la loi trop rapide (p.55).

La neutralité du Net pourrait néanmoins trouver un allié de taille à la tête même du gouvernement. Jean-Marc Ayrault a déjà exprimé son intention de défendre une loi pro-neutralité : c’était en février 2011, lors de l’adoption avortée d’un projet déposé par le député PS Christian Paul.

Si les législatives de juin prochain donnent aux socialistes une majorité à l’Hémicycle, ce scénario pourrait être envisageable.


Illustrations CC FlickR : Viktor Hertz

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