Deux millions de contrôles au faciès

Le 1 juin 2012

Le nouveau fichier policier de reconnaissance biométrique faciale, dont l'existence a été révélée le jour où Nicolas Sarkozy a perdu la présidentielle, est illégal, mais semble exister depuis des années. Il devrait comporter les photographies de deux millions de "suspects".

Le cadeau empoisonné des fichiers policiers

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Truffé d'erreurs, le plus gros des fichiers policiers va être fusionné avec le plus gros des fichiers de la gendarmerie au ...

Le 6 mai 2012, Claude Guéant, le ministre de l’Intérieur de l’ancien gouvernement, faisait publier au Journal Officiel un décret portant création du fichier de Traitement des antécédents judiciaires (TAJ), consistant en une fusion des deux plus gros fichiers de police et de gendarmerie, le Système de traitement des infractions constatées (STIC), et le Système judiciaire de documentation et d’exploitation de la gendarmerie nationale (JUDEX).

Une mesure qui faisait tiquer la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) et quantité d’observateurs en raison des nombreuses erreurs qui pervertissent déjà ces fichiers, comme nous l’avions raconté (voir ci-contre).

Mais la création du TAJ comporte un autre cadeau empoisonné. Il pourra en effet intégrer des photographies de suspects, contenues dans un fichier jusque-là clandestin, appelé Gaspard. Avec pour objectif de faciliter l’identification des personnes par des systèmes de reconnaissance biométrique faciale, comme l’annonce le décret :

- photographie comportant des caractéristiques techniques permettant de recourir à un dispositif de reconnaissance faciale (photographie du visage de face) ;
- autres photographies ;

Dans sa délibération sur la fusion des fichiers STIC et JUDEX, la Cnil s’étonne ainsi de découvrir l’existence de ce nouveau fichier policier, jamais déclaré auprès de ses services. Gaspard, pour “gestion automatisée des signalements et des photographies anthropométriques répertoriés et distribuables“, est censé permettre notamment d’identifier des individus filmés par des caméras de vidéosurveillance au moyen de systèmes de reconnaissance biométrique faciale. Or, déplore la Cnil, il “n’a pas fait l’objet des formalités prévues par la loi du 6 janvier 1978 modifiée“, et est donc utilisé en toute illégalité.

La Cnil relève également que Gaspard comportera non seulement les photographies des personnes placées en garde à vue, mais également des “documents photographiques préexistants saisis durant l’enquête“, et qu’il permettra notamment “la comparaison biométrique de l’image du visage des personnes” avec les “images du visage de personnes impliquées dans la commission d’infractions captées via des dispositifs de vidéoprotection“ :

Cette fonctionnalité d’identification, voire de localisation, des personnes à partir de l’analyse biométrique de la morphologie de leur visage, présente des risques importants pour les libertés individuelles, notamment dans le contexte actuel de multiplication du nombre des systèmes de vidéoprotection.

La Cnil écrivait la semaine passée qu’elle “sera tout particulièrement attentive” à ces nouvelles fonctionnalités d’identification des personnes par reconnaissance biométrique faciale, au sujet desquelles elle confirme ses “réserves“.

Non-droit

La création de Gaspard avait été envisagée l’an passé, par Frédéric Péchenard, alors directeur général de la police nationale, qui avait déclaré à la commission des Finances de l’Assemblée nationale, le 22 juin 2011, qu’”on se dirige vers la création d’un troisième fichier de reconnaissance faciale, qui pourrait servir à l’exploitation des données de vidéo surveillance“.

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Alain Bauer et Michel Gaudin, deux des têtes pensantes du ministère de l’Intérieur du temps de Nicolas Sarkozy, avaient de leur côté précisé, dans leur Livre blanc sur la sécurité publique, remis en octobre 2011 à Claude Guéant, que ce “troisième grand fichier de police” regrouperait plus de 2 millions de clichés et portraits-robots issus du fichier STIC-Canonge de la police nationale et du Fichier automatisés des empreintes digitales (FAED).

L’objectif était double : mettre en place un logiciel de reconnaissance biométrique faciale pour identifier les suspects filmés par des caméras de vidéosurveillance, mais également sortir le ministère de l’Intérieur de l’état de non-droit qui caractérise le STIC-Canonge, et afin de remplacer ce dernier, dans la mesure où l’inspecteur Canonge qui l’avait créé dans les années 50 l’avait conçu pour effectuer des recherches en fonction de profils ethniques (noir, blanc, jaune et arabe), une situation qui perdure aujourd’hui, en pire :

Informatisé en 1992, Canonge s’est perfectionné en retenant douze catégories « ethno-raciales », toujours en vigueur : « blanc (Caucasien), Méditerranéen, Gitan, Moyen-Oriental, Nord Africain, Asiatique Eurasien, Amérindien, Indien (Inde), Métis-Mulâtre, Noir, Polynésien, Mélanésien-Canaque ».

Gaspard existe semble-t-il depuis des années, comme l’atteste ce lexique judiciaire daté de novembre 2008, ainsi que ce reportage de David Dufresne sur les “experts” de la police technique et scientifique réalisé pour Mediapart, en février 2009, et repéré par un lecteur du blog de Maître Eolas.


La police technique et scientifique pour tous par Mediapart

On y voit quelques-unes des fonctionnalités et des catégories du fichier : état civil, surnom et alias, signalement (blanc, méditerranéen, gitan, maghrébin, etc.), forme du visage, accent (régional, étranger, pied noir, “ne s’exprime pas en français” -sic), pilosité, couleurs d’yeux et de cheveux, etc :

Les députés Delphine Batho (PS) et Jacques-Alain Bénisti (UMP), dans leur second rapport parlementaire sur les fichiers policiers, soulignaient par ailleurs que “la reconnaissance automatisée par l’image, si elle est relativement développée au plan technique, connaît un taux d’erreur bien plus élevé que les fichiers d’identification actuels, qui ne laissent que très rarement place au doute“. Ce pour quoi les deux députés, constatant que “les garanties offertes semblent largement insuffisantes au regard des exigences de la Cnil“, réclamaient la mise en place de garde-fous :

En premier lieu, la base de données ne pourra être composée que de l’image de personnes judiciairement mises en cause.

En second lieu, il convient de laisser ouverte la possibilité, pour les personnes à l’encontre desquelles il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis des infractions définies, de comparer leurs photographies sans les conserver.

De même, l’effacement des données doit être possible pour les personnes contre lesquelles il existe des indices graves ou concordants indiquant qu’elles ont commis les infractions définies.

Si Gaspard n’a toujours pas été légalisé, il est d’ores et déjà présenté comme un des outils indispensables au bon fonctionnement de la police technique et scientifique. En janvier 2011, les élus de CM2 du Conseil communal des jeunes de Puteaux, assistaient ainsi (.pdf) à “une démonstration du fonctionnement et de la méthode d’utilisation des menottes (et) des armes de service utilisées au quotidien par les policiers, notamment le tonfa, le bâton télescopique, le flash-ball, le pistolet semi-automatique Sig-Sauer et le pistolet mitrailleur” :

Enfin, les élus se sont pris pour des experts scientifiques lors de la démonstration de la prise d’empreintes et de la comparai- son de celles-ci dans le fichier Gaspard (Gestion Automatisée des Signalements et des Photos Anthropométriques Répertoriées et Distribuables).

En août 2011, le Figaro révélait que “trois sociétés notamment ont proposé des solutions au ministère de l’Intérieur” :

Morpho, spécialiste des traitements d’images de masse ; Cognitec, passée maître dans les outils visant à détecter les fraudes documentaires ; et la petite entreprise Facing it, dont les logiciels se font fort de reconnaître un intrus «blacklisté» qui se présenterait à un accès ou dans un couloir. La Place Beauvau n’a pas encore arrêté ses choix. Et elle devra se plier aux recommandations de la Cnil, qu’elle vient de saisir du dossier.

En septembre, une “circulaire relative au cadre juridique applicable à l’installation de caméras de vidéoprotectionretirait le peu de pouvoir qu’elle possédait en matière de vidéosurveillance. Elle précise en effet que ces autorisations ne doivent être soumis à la Cnil “préalablement à leur installation, que si les traitements automatisés ou les fichiers dans lesquels les images sont utilisées sont organisés de manière à permettre, par eux-mêmes, l’identification des personnes physiques, du fait des fonctionnalités qu’ils comportent (reconnaissance faciale notamment)” :

Le seul fait que les images issues de la vidéoprotection puissent être rapprochées, de manière non automatisée, des données à caractère personnel contenues dans un fichier ou dans un traitement automatisé tiers (par exemple, la comparaison d’images enregistrées et de la photographie d’une personne figurant dans un fichier nominatif tiers) ne justifie pas que la Cnil soit saisie préalablement à l’installation du dispositif de vidéoprotection lui-même.

Anomalies

Lors des débats sur la création du fichier des “honnêtes“, Claude Guéant avait expliqué que si la reconnaissance biométrique faciale n’est pas encore vraiment au point, il espérait que d’ici quelques années on pourrait s’en servir pour repérer a posteriori, voire en temps réel, à la volée, des criminels et délinquants.

Dans leur Livre blanc sur la sécurité publique, Michel Gaudin et Alain Bauer avaient de leur côté proposé d’utiliser les “fonctionnalités de la vidéoprotection en temps réel” pour détecter les situations de tension ou anormales, d’exploiter les “outils d’analyse automatique des anomalies” (sic) proposés par les logiciels de “vidéosurveillance intelligente““, ou encore de pouvoir identifier une personne “à partir de sa signature vocale“, entre autres technologies dignes des films d’espionnage

Les possibilités offertes par la voie aérienne sont également sous-exploitées : accès ponctuel aux données de la surveillance spatiale de haute résolution, recours à l’avion pour des missions de surveillance ou de filature (…) ou à des mini-drônes pour des distances et des périodes courtes.

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Dans leur rapport sur les fichiers policiers, Delphine Batho et Jacques-Alain Bénisti soulignaient ainsi que Bauer et Gaudin proposaient également de développer des”bornes multimodales permettant la prise d’empreintes et la consultation simultanée des fichiers d’identification digitale, génétique et faciale“, mais également d’”approfondir la recherche en matière de reconnaissance de tatouages, de personnes en mouvement, de signatures vocales ou encore de traces olfactives

Qualifié de “saut technologique” le recours accru aux technologies de surveillance, de contrôle et de sécurité avait ainsi été considéré comme l’”une des principales priorités” du ministère de l’Intérieur dans la LOPPSI II, et doté, à ce titre, d’un budget de plus de 630 millions d’euros. Une véritable manne financière pour les marchands d’armes et de technologies de lutte contre le sentiment d’insécurité, dont l’intense lobbying avait failli entraîner la création d’un fichier des “gens honnêtes“. Comme si le fait de ficher, en toute illégalité, les gens suspectés d’être “malhonnêtes” ne suffisait pas déjà assez.

Ex vice-présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale chargée de la sécurité, co-signataire de deux rapports parlementaires, et d’une proposition de loi, consacrés aux problèmes posés par les fichiers policiers, Delphine Batho a été nommée ministre déléguée à la Justice.

On ne sait toujours pas précisément quelles seront ses attributions. Mais vu sa maîtrise du dossier, il serait logique qu’elle soit saisie de ces deux cadeaux empoisonnés publiés au Journal officiel par Claude Guéant le dimanche matin du second tour de la présidentielle. Une des toutes dernières actions de son quinquennat.



Photo principale et couverture par Martin Howard via Flickr [CC-by] adaptée par Ophelia Noor pour Owni

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